— Paul Otchakovsky-Laurens

Serez-vous des nôtres?

Emmanuelle Pagano

Cette magnifique enquête romanesque sur le paysage des eaux raconte une amitié hors norme entre deux hommes issus de milieux sociaux opposés, mais riverains. À l’origine, seul un grand étang les sépare et les lie. Dans cette région, tous les liens sociaux dépendent de ces retenues d’eau, les étangs, qui mouillent tout le paysage. Jonathan Bonnefonds, peintre raté ou peintre gâché, est l’héritier de la famille propriétaire du domaine, David Gareau est fils du paysan voisin. Leur amitié s’est diluée dans le temps et l’espace. Jonathan est resté au pays, David, lui, s’est engagé dans la Marine, écoutant les sons de la mer...

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La presse

D’une écriture opaque et suffocante, ce dernier opus de la Trilogie des rives explore la relation entre les mondes aquatique et humain.


Serez-vous des nôtres ?, interroge ce troisième volet de la Trilogie des rives. Invitation presque timide, à la fois accueillante et pleine de doutes, la question accepte la possibilité d’un refus, comme si Emmanuelle Pagano avait conscience que le voyage qu’elle propose n’est pas des plus faciles, et implique un effort. L’expédition est en ­effet subaquatique, et nécessite de pratiquer la nage en apnée par presque cinq cents pages de profondeur, dans un étang sans couleur, gouffre caméléon qui avale les arcs-en-ciel pour recracher des grenouilles ou des alevins, aboutissement de siècles de boues et de glissements de terrain mobilisant les riverains jusqu’à plus soif.


Tout l’art d’Emmanuelle Pagano réside dans cette écriture opaque, suffocante, au bord de la noyade, comme un long cri de détresse asphyxié, qui soudain se réfugie dans des poches d’oxygène, s’en repaît, avant de repartir dans les abysses oppressants. En fusion avec l’élément marécageux, le roman s’en remet entièrement à la force de l’eau, souveraine malgré les dangers écologiques qui la guettent. La parole est à l’élément liquide pendant des pages entières, d’une beauté saisissante, comme chantées depuis des temps immémoriaux, bien avant l’apparition de l’homme sur la planète. Le style aride des phrases, volontairement sourd aux débordements émotionnels des personnages, exprime à merveille l’assèchement progressif des terres, et la vengeance du monde aquatique sur les humains, exsangues eux aussi. Ceux qui tentent de lui échapper se voient vidés de leur substance, incapables de vivre, comme ce peintre qui se désespère de ne jamais réussir à capter la lumière du ciel, et de ne produire que des tableaux ternes. Rattrapé par son destin, le seul qui a fui la région travaille dans un sous-marin, et reçoit lui aussi les mauvaises ondes de l’étang originel. Pourtant, ces familles infiltrées par la « peur mouillée, physique, brouillant les tripes et souillant les habits » réussissent à faire entendre en sourdine leur voix intérieure. Alors l’immersion dans ce livre exigeant, unique, ressemble à une opération de sauvetage de ces êtres en perdition.



Marine Landrot, Télérama, août 2018




La langue de l’eau



Emmanuelle Pagano termine son exploration des rives par celles de l’Atlantique et d’un étang nommé Caspienne. Au manettes d’un sous-marin, David Gareau entame une ultime remontée à la surface de l’océan, pendant qu’un pêcheur nommé Jonathan Bonnefonds observe la lente vidange de l’étang. Ces deux mouvements aquatiques simultanés concluent une trilogie romanesque et poétique où les paysages et le langage d’eau résonnent dans la vie des hommes et des femmes qui les façonnent.


Depuis le premier tome de cette formidable Trilogie des rives, Ligne & Fils (2015), où l’on suivait le long de deux rivières l’histoire d’une lignée ardéchoise liée au travail de la soie, jusqu’à Serez-vous des nôtres ? en passant par Saufs riverains (2017), Emmanuelle Pagano, à la manière d’une archéologue des océans, des étangs et des rivières, exhume de l’eau les itinéraires d’hommes et de femmes, les souvenirs et les secrets de famille. Ce mouvement du dedans vers le dehors, des dessous aux dessus, des profondeurs à la surface, anime jusque dans ses moindres détails et recoins Serez-vous des nôtres ?, et s’articule avec grâce à l’ensemble de la trilogie.


Dans un premier contrechamp de ce mouvement, aquatique, psychologique et corporel, on aperçoit celui de l’ennoyage et du recouvrement qui animait Sauf riverains. Dans un second contrechamp, se révèle le mouvement linéaire des rivières ardéchoises de Ligne & Fils. Ainsi se dévoile l’architecture de la Trilogie des rives : l’eau des rivières qui coule du haut des montagnes vers les vallées et ses rives habitées, l’eau qui déborde des lacs et menace d’engloutir hommes et paysages, l’eau des océans ou des étangs qui se vide. Trois tomes pour trois temps, autour de ces mouvements parallèles, contradictoires ou simultanés. Mais Serez-vous des nôtres ? livre une vue d’ensemble de cette construction d’une oeuvre romanesque et poétique, sous la forme d’une impressionnante chorégraphie de l’eau.


Serez-vous des nôtres ? n’est pourtant pas que le reflet superficiel d’une mouvement aquatique. La picturalité de ce roman de l’eau s’incarne dans un travail romanesque et psychologique, dont l’amitié fusionnelle et perdue entre Jonathan Bonnefonds et David Gareau constitue le noeud central. Les deux hommes, originaires de l’étang Caspienne près duquel Jonathan Bonnefonds a décidé de rester, à l’inverse de son ami David, sont liés par leurs familles à ces marécages, ces paysages d’eau plane et poissonneuse. Emmanuelle Pagano écrit la force du lien au paysage qui les rattrape sans cesse ; elle fait de cette « Caspienne » l’un des plus beaux espaces du livre : « Mais en revenant, aujourd’hui, il ressent avec quelle force le pays le tient encore dans ses bras de vase. La Caspienne bat dans son corps ». Avec finesse, elle souligne le rapport entre l’envahissement intérieur de ces paysages et l’amitié masculine inoubliable nouée au bord des étangs. Ensemble, à la lisière des forêts, ils imaginent et aiment d’amour fou les mêmes « filles de l’eau » : « David et Jonathan grandissaient ensemble dans leurs sortilèges, et leur attirance commune pour ces dames blanches, se précisant dans leurs corps, sommait leur évanescence de s’évanouir. »


Emmanuelle Pagano, qui rend hommage à Gaston Bachelard et à L’Eau et les rêves, explore particulièrement dans Serez-vous des nôtres ? la richesse métaphorique de l’eau. L’un des plus beaux passages du roman évoque ces contes et ces mondes merveilleux abrités par les étangs, alors transformés en des espaces oniriques et poétiques. Les feux follets se font lutins invisibles, fées, esprits : « Le mouvement de leur pas créait des turbulences dans l’air, nourrissant les génies aquatiques auxquels ils n’osaient pas parler. » Emmanuelle Pagano fait de l’eau un espace ouvert aux métamorphoses, et crée une atmosphère de rêve d’une grande richesse.


Cette évocation des légendes enfouies sous les étangs souligne encore davantage le lien entre les hommes et leurs paysages. Serez-vous des nôtres ? n’isole jamais l’homme de la nature ; c’est aussi là qu’il puise sa dimension politique, écologique : « Sans la réflexion des hommes, il n’y aurait pas eu d’étang dans ce paysage, il n’y aurait même pas eu d’eau, seulement de la vase, une fangeuse zone humide d’hiver, et de maigres foins brûlés en été. » Serez-vous des nôtres ? nous révèle combien l’eau nous habite, nous façonne, nous lie et nous délie. Emmanuelle Pagano insiste sur sa fragilité, la peur qui envahit les habitants face aux changements récents, et parvient à lier ces préoccupations écologiques et vitales aux histoires familiales, aux liens d’amour, aux secrets ancestraux. Le paysage, sa formation, sa structure, n’est pas un motif d’arrière-plan. Il est au contraire un moteur romanesque et poétique illimité : « On pouvait entendre, dans l’eau, les relations entre les hommes, les ententes, les arrangements, les conflits et les ressentiments. »


Entre l’océan Atlantique qui résonne comme la chambre d’écho des étangs, et la Caspienne, Emmanuelle Pagano invente une langue d’eau et de rêve. Celle-ci représente peut-être le lien le plus fort entre cette terre et ces hommes. C’est ce langage qui les rassemble, dans un même corps sensible, musical et pictural, où les histoires naissent, et où cette trilogie, unique en son genre, s’origine : « bouige, bloute, brésil, coulée, courante, écrémé, égout, embreuvé, évière, saignée, marnière, réessuyé, vaisère, vidange. Les paysages eux-mêmes semblaient nés de tous ces mots aux consonances liquides, à moins que ce ne soit l’inverse. »



Jeanne Bacharach, En attendant Nadeau, septembre 2018

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