— Paul Otchakovsky-Laurens

Rien à cette magie

Suzanne Doppelt

Entre 1733 et 1734, Chardin peint trois fois Les Bulles de savon, trois versions très proches d’une même scène : un jeune homme s’amuse à faire des bulles sous l’œil curieux d’un enfant à moitié dans l’ombre. Proust prétendait qu’on ne peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon, ou dans une bulle de savon, a-t-on envie d’ajouter avec Suzanne Doppelt.
À partir de ce célèbre tableau de Chardin, elle invente un livre conçu comme un petit théâtre d’ombres et de marionnettes, un étonnant dispositif poétique et...

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La presse

Fines bulles d’essais


Suzanne Doppelt signe une divagation énigmatique sur le motif de la bulle de savon. Un existentialisme où le fiasco en est la figure parfaite.


Septième livre, si l’on excepte les images que Suzanne Doppelt réalisa pour le Kub Or (1994) de Pierre Alferi et pour Dans la reproduction en 2 parties égales des plantes et des animaux (1999) d’Anne Portugal, Rien à cette magie entre mêle gracieusement ses collages et ses textes : le lien est autant à chercher qu’à imaginer comme un jeu de l’oie ou une ritournelle incessante d’allers et de retours. Les textes, pour la magie qui y opère, s’ouvrent tous par un paragraphe en italique où le lecteur est tutoyé, posté qu’il est peut-être comme à l’orée d’une lisière qu’il lui faudra gagner. Mais le temps le presse, il
faut atteindre la lisière de la forêt, selon ce que Descartes expose dans Le Discours de la méthode, en se décidant de la direction à prendre, en s’y tenant sans jamais tomber dans le paradoxe de l’âne de Buridan qui, hésitant entre un seau d’eau et un seau d’avoine posé l’un l’autre à équidistance, de ne pas savoir choisir va mourir de faim. La décision est celle d’un savoir être dans ou devant la possibilité d’une bulle. Celle-ci, Chardin, ou Manet, la peignirent, mais on peut aussi penser, l’expérience de ce livre la découvrant, à Courbet revenant aux sources résurgentes de la Loue la peindre dans un noir de goudron jamais vue où rien n’est à voir. La transparence de la bulle, avant de crever, valant la masse réfractaire de cette eau bondissante insaisissable.

Car de livre en livre (Amusements de mécanique, Lady Suzie, Vak Spectra, etc.) Suzanne Doppelt propose des pérégrinations étranges que l’absence parfois de commencements trouble. La phrase ne débute ainsi jamais, elle s’immisce plutôt sur la page et glisse. Dans Lady Suzie, mais aussi dans Rien à cette magie, dont le titre supposerait un verbe et la supposition d’une négation, aucune majuscule n’ouvre les paragraphes, pas de pagination non plus n’est conduite, mais un espace UN se déploie sur toutes les pages. Ceci n’empêche pas qu’il y ait pourtant un projet, une programmatique fuselée lance le mouvement dans lequel le lecteur ira tournoyer : par exemple « voir suppose une petite fissure et commencer à peindre exige de percer un trou, un seul suffit pour faire Édouard Manet, Les Bulles de savon, 1867 une passoire, à travers on regarde une histoire ». La peinture, comme la
photographie, comme la vue, comme le cinéma, oeuvrent à faire de l’oeil un motif récurrent, presque général, des livres de Doppelt : « d’angle en angle l’oeil ne cesse de défaire et
rabattre les plis mobiles jusqu’au vertige quand ils sont noirs ou presque
 » (Vak Spectra).
S’il faut voir pour écrire, Suzanne Doppelt a élu cet acte comme leitmotiv (plus ou moins évidemment lisible et visible) de son travail. L’oeil parcourt les surfaces et les plans de constructions de ses architectures, bulles comprises, quand bien même elles seraient
« presque introuvable(s) à l’oeil nu ».
Mais continuons : la Seconde méditation métaphysique dudit Descartes poursuit en italique le conseil : « prends garde à jouer aux fantômes on le devient un esprit ou un pupi mû par des fils et des ressorts qui fait dans son théâtre nain des gestes ». Ce que file la page suivante repose dans la magie d’un chapeau qui cache des automates articulés. Il faut faire avec et la réponse tient à cette « surimpression que les yeux traversent la voyant sans la voir vraiment, d’une solution savonneuse par un influx léger et une passe magnétique ». Tout semble se boucler dans le cercle fragile d’une bulle de savon tenue au bout d’un très fin bâton. C’est ce que montre le tableau de Chardin reproduit deux fois dans le livre : une parfaite sphère qui va de la respiration à l’oeil. La bulle y étant là plus qu’une figure métonymique, et moins la métaphore du destin : « chaque chose a son mode de corruption, la fleur se fâne, le verre se casse même s’il peut plier d’un pouce par pied et le tissu se déchire sur plusieurs centimètres carrés, la bulle s’évapore à cause du moindre aléa (...), une explosion discrète qui ne laisse rien paraître, aucune trace ni odeur, tout juste une impression dans l’air ».
Que faire, ou dire, que répondre à cela ? Énigme, réponse : « il faudrait un bâton de pastel plus un oeil bien aiguisé, le troisième au moins pour voir cette chose semblable au reflet d’un corps dans une glace (...) ombres chinoises entre le jour et la nuit ».


Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, février 2019



Fragile magie


Il suffit de souffler sur un peu d’eau savonneuse pour faire naître une « délicate musique des sphères » : la bulle de savon a inspiré les peintres, de Rembrandt à Manet. C’est le tableau de Chardin (1734) ainsi intitulé qui a guidé la rêverie de Suzanne Doppelt. Elle accompagne d’un dispositif poétique et photographique cette oeuvre dont Diderot disait : « On n’entend rien à cette magie. » Dans ce tableau, un jeune homme produit ce miracle optique : un « abrégé du monde » dans une bulle. Près de lui, « sidéré », son cadet ne le quitte pas des yeux. Dans le texte se glissent, en italique, des comptines : car l’enfant découvre par le jeu les propriétés de la matière. C’est une «aventure muette et sans lendemain », une scène où un secret est partagé - selon la formule du cinéaste Robert Bresson - « par l’immobilité et le silence ». Telle une de ces bulles irisées et fragiles, ce petit ouvrage, aux résonances infinies, est de toute beauté.


Monique Pétillon, Le Monde des livres, le 7 décembre 2018



La subtile poésie de notre relation scientifique intime au monde


C’est avec son Vak spectra de 2017, déjà chez P.O.L., impressionnante poésie de la traque délicate de ce que les maisons se refusent à révéler spontanément, que j’avais découvert Suzanne Doppelt, artiste et poète dont c’était pourtant déjà la dix-neuvième œuvre, depuis son Bref éloge du coup de tonnerre en 1994. Dans une veine différente – mais parfaitement cohérente, et trahie au long cours par les titres de réalisations antérieures, telles Dans la reproduction en deux parties égales des plantes et des animaux (1999), Le pré est cinétique (2007) ou Amusements de mécanique (2014) -, Rien à cette magie (qui paraît chez P.O.L. en ce mois de novembre 2018) évoque subtilement le point de jonction de la science physique et de la poésie, de la chimie moléculaire et de la magie des mots. « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », professait Arthur C. Clarke en 1973, mi-sérieux mi-joueur, comme souvent à son habitude. En fonction de nos compréhensions personnelles et de nos lacunes scientifiques inévitables, c’est notamment au miracle de la bulle de savon, à ses subtiles équations de tension de surface, que Suzanne Doppelt confie ici sa mission exploratoire de notre lien intime à la science et à la merveille, peut-être un peu comme l’araignée de Vak spectra devait aider à révéler l’indicible niché dans les recoins obscurs de nos demeures.


L’art et la science ont bien entendu partie liée, intimement. De manière extrêmement documentée, les « Variations sur l’histoire de l’humanité » récemment publiées chez La ville brûle nous le rappellent s’il en était besoin (comme le fit à son heure, à sa manière voilée et partiellement cryptée, l’étrange Mojave épiphanie d’Ewen Chardronnet). Si Hans Magnus Enzensberger inventa sans doute en 1975, dans son Mausolée, la poésie épique du progrès scientifique, comme composante d’un progrès global, même acide ou ambigu, chanté principalement à travers ses grands savants, Suzanne Doppelt nous offre, elle, la chanson douce et curieuse de l’expérience intime de l’équation qui nous relie au monde, saisie dans sa brume fugace comme dans sa raideur mathématique. Et elle pratique cet enchantement rare en 39 paragraphes, 9 illustrations et 19 remarques encore plus brèves qui pourraient s’apparenter à des légendes, en un tourbillon architecturé d’une profonde beauté.


par charybde2, Charybde 27 : le blog, le 21 novembre 2018



Jean Siméon Chardin, ayant inventé les lois de la survivance en peinture, a pensé en surfaces dessinées et vérités de lumières la possibilité d’une vie parfaite. Entre 1733 et 1734, il a peint à trois reprises le thème de la bulle de savon, motif qui a inspiré un siècle plus tôt le Cupidon à la bulle de savon de Rembrandt. Sous l’oeil attentif d’un enfant tapi dans l’ombre, un homme s’applique à souffler une bulle de savon, scène qu’interroge Suzanne Doppelt en un dispositif poétique inventif : quarante paragraphes enjambés (un par page), neuf illustrations (façon collages du Bauhaus), vingt remarques formant un sous-texte sans points, comme une façon d’approcher, en la sculptant de mots, une peinture à bien des égards énigmatique. Homme des Lumières, Chardin est aussi d’un autre temps, pour qui l’eau savonneuse renvoie à la candeur de l’enfance et à la dimension atemporelle de l’existence. L’explication par la science de la fabrication d’une bulle amniotique aura-t-elle raison de la beauté de la pensée magique ? La poésie peut-elle disparaître derrière la description des objets de la réalité par une formule chimique ? Faisant glisser sa langue de prose poétique sur les contours d’une sphère délicate, Suzanne Doppelt imagine le jeu sérieux de l’homo bulla observé par un petit génie. Il n’y a pas de bruit, mais une performance de métamorphose. À propos de l’art de Chardin, Denis Diderot écrivait: « On n’entend rien à cette magie. » Rien pour l’illusion, tout pour l’illusion. Le secret des propriétés de la matière n’épuise pas le poème des formes en 63 x 61 cm. Après les très beaux Chardin de Marcelin Pleynet (le Sentiment et l’esprit du temps, 1999) et Marc Pautrel (la Sainte Réalité, 2017), Suzanne Doppelt fait parler le silence de la peinture sans en réduire le mystère.


Fabien Ribery, Artpress, mars 2019

Agenda

Samedi 1er juin
Suzanne Doppelt à la Librairie La Terrasse de Gutenberg

Librairie La Terrasse de Gutenberg
9, rue Emilio Castelar
Paris 75012

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Samedi 8 juin
Frédéric Boyer, Suzanne Doppelt et Christian Prigent à l'auditorium du Pavillon carré de Baudouin

Auditorium du Pavillon carré de Baudouin
121, rue de Menilmontant 
Paris 75020

 

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Vidéolecture


Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, Suzanne Doppelt lit quelques pages de "Rien à cette magie"