— Paul Otchakovsky-Laurens

La Femme de travers

Nicolas Bouyssi

La Femme de travers est un roman jusqu’au-boutiste où un narrateur diariste, pris entre deux déménagements après un incendie, profite d’un moment d’enthousiasme personnel durable pour essayer d’exprimer honnêtement ce qu’il sent ou ressent de la plupart de ses états (hontes, joies, plaisirs, amours, colères, etc.). « L’enthousiasme, c’est bien, mais ai-je le droit d’en avoir comme ça, sans raison objective, tout seul ? »

Le retour dans sa vie et dans sa boîte mail d’un « ami » incongru, surgi du passé, et l’arrivée avec lui de souvenirs désagréables et de photos douteuses...

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La presse

Désirs en cases


Sous la forme d’un journal intime désinhibé, Nicolas Bouyssi met à nouveau en scène les héros de sa divine comédie.
Depuis son premier roman marquant, Le Gris (P.O.L, 2007), Nicolas Bouyssi construit un projet romanesque planifié. L’idée, a-t-il eu l’occasion d’expliquer, étant d’écrire douze livres, composés sur le principe de La Divine Comédie, liés et autonomes. Voici le onzième : même monde toujours aussi cinglé et désespérant, même décor — Paris et sa banlieue — et un héros déjà croisé, figure d’exclu volontaire qui vit bord cadre, se veut à l’écart des cases, dans les marges d’une société de « colonisés » et de « castrés », comme il se décrit lui-même. La case ici, celle de la vie érotique pour faire court, n’est pas celle dont il est le plus facile de sortir. « Me revoilà coincé dans une case, dans un registre (le tragicomique) ou un crâne, sans personne à l’horizon pour m’y déloger ». Pourtant, en cette fin d’année 2016, Pierre Bertelott, 42 ans, un temps clochardisé, constate que s’est accomplie ces derniers temps dans sa vie « une métamorphose heureuse », tandis qu’il entame son journal sur un nouveau carnet, semblable à ceux qu’il remplit depuis vingt ans, miraculeusement épargnés dans l’incendie qui a ravagé son appartement quelques semaines plus tôt. Hébergé provisoirement, il vient de retrouver Hélène, une ex de Vincent, son colocataire et meilleur ami, un écrivain auteur d’un manuscrit intitulé FEU (P.O.L, 2019). Lequel vient de partir avec Suzanne, la dernière compagne du narrateur, rencontrée après la faillite de son mariage avec Anouck, la mère de leur fille Gabrielle… Il faut suivre et on est encore loin d’avoir présenté tout le monde. Et puis, parmi les femmes de sa vie, il y a sa demi-sœur ainée Sarah, assassinée trois ans plus tôt, déjà vue avec le père et la mère, notamment dans S’autodétruire les enfants (P.O.L, 2011). Et qui est celle Angelica70 qui prétend l’avoir connu au collège de Trappes ? Et que contient ce nouveau logiciel de jeu bientôt lancé par la société dirigée par le père d’une certaine Thalia, une aventure d’un soir ?
Dans un tourbillon de noms et d’initiales, de références floutées et de figures cultes inventées — mention spéciale à un couple fictif de cinéastes des années 1990 dont la filmographie est soumise à une analyse critique très fouillée —, le diariste couche à côté du récit chaotique et cru de sa vie sentimentalo-sexuelle, des réflexions distanciées sur les liens entre l’imaginaire et le symbolique, le fantasme et le souvenir, la pornographie et le désir, l’excitation et la honte. On attend l’ultime volet.


Véronique Rossignol, Livres Hebdo, Novembre 2020



Nicolas Bouissy, hors-case


Treize ans après le Gris, Nicolas Bouyssi dessine des chemins de traverse pour le salut du roman et des urbains paumés.


La Femme de travers, celle que l’on regarde de biais, qui peut-être est la source des claudications du narrateur à moins qu’elle ne se soit trompée de logiciel moral et ne soit plus très droite dans ses bottes, est le dixième roman de Nicolas Bouyssi aux éditions P.O.L, son douzième livre paru. Le titre fait écho à la Femme gauchère de Peter Handke, paru en 1976 et adapté deux ans plus tard au cinéma. Il décrit un événement perceptif durant lequel le narrateur regarde par la bande (il est souvent question non pas de billard, mais de pornographie et de registre symbolique dans ce
roman) celle à qui habituellement il fait face. Cette frontalité perdue permet une modification d’état. Chaque état donne lieu à un chapitre appelé «case»; à chaque changement d’état, l’écrivain et le narrateur, coude à coude, changent de case (il y en a 63). Ce roman à la fois synchronique et d’anticipation propose donc une méthode, littéraire peutêtre, pour regarder autrement le monde afin d’y survivre. En somme, les théories du kaïros (le moment opportun de la création), de la libido ou de la poïétique (l’étude des conduites créatrices) sont ici assemblées et données à lire comme elles étaient données à voir dans le Mystère Picasso de Clouzot. À quelques différences près, j’ironise. Picasso se mettait en scène tête et torse nus ; Bouyssi, aussi andalou que Picasso est yvelnois, n’a choisi dans sa garde-robe fictionnelle ni la nudité ni le
masque (le personnage) le plus taurin, même s’il écrit: « Je ne pensais pas que c’était possible de meugler de l’intérieur.» Autre différence, ce roman ne connaît pas le repentir; ainsi a-t-il été composé en flux tendu de libido, en adéquation avec l’exercice mémorialiste de son narrateur. Souvent, ce dernier, même quand l’exaltation semble le déborder, paraîtra au bord de la décompensation névrotique à qui n’a jamais souffert du caractère charlatanesque
du langage, clownesque des rapports politiques, honteux de la joie, bref à qui arpente aisément l’asphalte dans ses Ziziou ses Air Jordan. La Femme de travers donne, en suivant cette méthodologie des états, la parole à un des personnages récurrents dans les fictions de Bouyssi via son journal. C’est que ce texte s’inscrit dans un univers diégétique que chaque opus depuis le Gris (2007) explore, tous étant reliés de manière plus ou moins discrète. Autant dire que,
si vous commencez par ce dernier - et c’est une bonne manière que d’entrer dans l’univers bouyssien par la petite voix intime d’un personnage que vous aurez habité avant que de le mettre en action, comme on personnalise un avatar pour un jeu vidéo -, vous prenez le risque d’avoir le besoin ou l’envie de lire les huit précédents. Le personnage en question,
qui était dès l’enfance qualifié de macabre et craint avec le temps d’être jugé crépusculaire, se nomme Pierre Bertelott. Il se présente en quelques mots: « Bonjour je m’appelle Pierre Bertelott, j’ai eu un père invivable, j’ai eu un beau-père invivable, j’ai été élevé dans un clapier façon "existenzminimum" et vécu un temps seul dans une barre d’immeubles vide
promise à la destruction. J’ai volé des cageots de légumes, j’ai bivouaqué dans la rue, j’ai volé mon semblable, je me suis un temps pris pour Batman, et il y a longtemps/pas longtemps, j’ai peut-être tué un homme avec un collant de femme gris perle sur la gueule. »


Madame Edwarda


L’extrait pourrait permettre de comprendre ce qu’il en est de la singularité de cette écriture et pourquoi elle ne court pas les gares et ne souffre pas de la fermeture des rayons livres des supermarchés - ce qui est une injustice dans la mesure où la trivialité contemporaine y trouve place et que les descriptions de la distribution des denrées y est un thème récurrent. Il me donne l’occasion de faire l’éloge d’un des rares auteurs français de sa génération, c’est-à-dire nés dans les années 1970, à n’avoir pas vendu sa langue aux diablotins du pouvoir d’achat. C’est que Bouyssi a une haute opinion de la littérature, qui ne saurait se résumer à la description d’habitus à l’adresse de ceux qui s’y reconnaissent. Qu’il partage avec d’autres « B » de ma bibliothèque (Bataille, Blanchot et Beckett) une radicalité qui dépasse le narratif pour corroder l’expérience amoureuse, politique et épistémologique que nous, lecteurs, faisons au quotidien. Rien de moins! Bertelott partage avec Bouyssi cette capacité lucide à se demander comment pour l’un sauver sa peau, pour l’autre sauver son écriture dans un temps avec lequel ils sont, c’est très peu dire, en délicatesse. Je le cite, dans un passage qui n’a rien à envier à Madame Edwarda: «J’aimais bien mon grand-père. Une après-midi, pendant une veillée, avant qu’il n’empuantisse vraiment, l’idée d’enculer son cadavre m’a traversé l’esprit. Je me souviens de la phrase parce que ce jour-là, la honte et l’effroi de pouvoir la formuler m’avaient projeté au-delà de ce qu’on appelle blasphème. J’avais eu peur de moi et du scandale, que ma pensée se lise sur mon visage.» À défaut d’être lisible sur le visage de son personnage, la pensée de l’auteur, complexe et hors-cadre, l’est dans ce texte souvent d’un humour décapant la langue romanesque de ses grasses
poses.


Antoni Collot, Art Presse, février 2021

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