— Paul Otchakovsky-Laurens

La Mer à l’envers

Marie Darrieussecq

Rien ne destinait Rose, parisienne qui prépare son déménagement pour le pays Basque, à rencontrer Younès qui a fui le Niger pour tenter de gagner l’Angleterre. Tout part d’une croisière un peu absurde en Méditerranée. Rose et ses deux enfants, Emma et Gabriel, profitent du voyage qu’on leur a offert. Une nuit, entre l’Italie et la Libye, le bateau d’agrément croise la route d’une embarcation de fortune qui appelle à l’aide. Une centaine de migrants qui manquent de se noyer et que le bateau de croisière recueille en attendant les garde-côtes italiens. Cette nuit-là, poussée par la curiosité et l’émotion, Rose descend sur le pont...

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Traductions

Allemagne : Secession Verlag | Australie/UK : Text Publishing | Danemark : Epilog | Italie : Einaudi | Pays-Bas : De Arbeiderspers | Suède : Norstedts

La presse

ODYSSÉES


De la Méditerranée à la frontière mexicaine, le sort des migrants interroge profondément les écrivains. Marie Darrieussecq et Valeria Luiselli expliquent pourquoi elles ont voulu faire de ces réfugiés des héros littéraires.

Je n’arrivais pas à écrire sur autre chose. Je me demande même comment il est possible aujourd’hui d’écrire sur autre chose...» explique Marie Darrieussecq. Son dernier roman, La Mer à l’envers, met en scène avec gravité et humour une femme, parisienne, psychologue, mère de famille, dont l’existence ordinaire est soudain bousculée par sa rencontre au beau milieu de la Méditerranée avec un jeune migrant nigérien, prénommé Younès, qui aspire à rejoindre l’Angleterre. «La migration de masse est LE grand événement contemporain. On y est confronté chaque jour, lorsqu’on allume la radio, lorsqu’on se promène dans Paris... C’est omniprésent autour de nous. Et les romanciers sont quand même là pour rendre compte du monde tel qu’il est. » La figure de l’exilé, du migrant en quête d’un refuge et d’une nouvelle vie s’impose dans plusieurs des fictions de la rentrée littéraire
[…] Pour Marie Darrieussecq, la forme à donner à La Mer à l’envers ne fut pas facile à trouver: «C’est la première fois que je mets tant de temps à écrire un roman. Dans mon ordinateur, le premier fichier date de 2013, l’année où est paru II faut beaucoup aimer les hommes. Je savais simplement que, dans cette fiction, je voulais reprendre le personnage de Rose, la psychologue pour enfants qui apparaissait déjà dans ce précédent roman. Et rendre compte de ce qui nous arrive: nous, c’est-à-dire les Occidentaux. Rose, de bonne volonté mais candide et un peu maladroite, c’est moi, c’est vous, qui ne savons pas ce qu’il faut faire pour résoudre la question des migrants. L’année suivante, je suis allée au Niger, invitée par l’Institut français, avec l’intention précise d’y rencontrer ceux qu’on appelle les “migrants échoués”: des personnes originaires de l’Afrique de l’Ouest, Ghanéens, Nigérians, Ivoiriens... refoulés de Libye et d’Algérie. Ils ne disposent pas des quelques dizaines d’euros qui leur permettraient de rentrer chez eux, alors ils restent coincés à Niamey. » Des entretiens, la romancière en a mené aussi plus tard avec les migrants survivant dans les campements de fortune de la porte de la Chapelle, à Paris. Ultérieurement, elle s’est également rendue à Calais. «L’idée était de préparer ce roman, mais le livre s’est retrouvé en quelque sorte paralysé par le réel. Par le personnage du migrant. Même la façon de l’appeler était, et demeure, compliquée : faut-il dire migrant, réfugié, exilé, demandeur d’asile? On ne sait pas. Et, bien sûr, ne pas savoir nommer, c’est passionnant pour un écrivain, car cela signifie qu’on est dans une zone de silence... Quoi qu’il en soit, avec ce personnage, je n’y arrivais pas. Soit il était trop universel, comme une sorte de pantin désincarné qui aurait recueilli toutes les histoires des personnes que j’avais interrogées. Soit il était trop incarné, trop précis, trop réducteur, reprenant un des témoignages que j’avais entendus au cours de mes entretiens en excluant trop de situations autres. C’était un problème à la fois esthétique et éthique. » En rade avec La Mer à l’envers, Marie Darrieussecq a écrit deux courts romans : Etre ici est une splendeur (2016), sur la vie de l’artiste peintre allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907), et Notre vie dans les forêts (2017). La sortie de l’impasse est venue un beau jour d’un simple prénom, Younès, forme arabe de Jonas, dont Marie Darrieussecq a décidé de baptiser l’adolescent nigérien que le destin place sur le chemin de la tranquille Rose : «Quand ce nom a surgi, il m’a en quelque sorte décrochée du réel, pour me renvoyer vers le mythe, le ventre de la baleine. Il n’y en a presque plus de trace dans le livre achevé, mais cela m’a permis d’assumer la dimension magique du roman. Trouver ce prénom m’a également fait réaliser que ce migrant est avant tout un adolescent. C’est mon fils, mais avec un autre destin. Penser ainsi m’a aidée à ne pas le regarder comme une victime, mais comme un enfant. A retrouver l’énergie ardente et gaie des jeunes gens que j’avais rencontrés à Niamey, à Paris et à Calais : celle de gamins qui partent à l’aventure. Je n’aurais pas pu l’inventer, j’étais trop écrasée par la culpabilité. Ceux qui sont parvenus jusqu’au nord de la France, surtout, sont assez fiers: ils ont réussi, il leur reste 34 kilomètres à parcourir et ils seront en Angleterre, ils y parviendront un jour. Ils sont des héros et ils le savent.


Nathalie Crom, Télérama, septembre 2019



UNE MÈRE À L’ENDROIT


COMMENT VIVRE DANS UN MONDE OU DAUTRES SURVIVENT ? MARIE DARRIEUSSECQ NOUS LIVRE UN ROMAN TENDRE ET JUSTE QUI RÉSONNERA LONGTEMPS DANS NOS VIES

Marie Darrieussecq est une femme qui participe pleinement à son temps. Elle préside la Commission d’avance sur recettes au Centre national du cinéma ; après Kamel Daoud, elle sera la nouvelle titulaire de la chaire d’écrivain en résidence à Science Po. Mais l’auteure d’ Il faut beaucoup aimer les hommes est bien trop fine pour répondre par des idées et des certitudes aux questions que l’actualité pose quotidiennement. Son héroïne, Rose, doute. De son mariage avec un homme qui boit trop. De son métier de psychothérapeute qu’elle pratique sans utiliser la force quelle ressent mystérieusement dans ses mains. De sa vie parisienne quelle a décidé de fuir pour s’installer, à Clèves, dans son Pays basque natal, à la recherche de mètres carrés supplémentaires d’existence : « Elle avait vu Clèves comme un refuge. Mais la grande perturbation qui agite le monde la secoue jusqu’ici. » Les lecteurs de Marie Darrieussecq ne seront pas dépaysés, mais retrouveront une géographie familière et une langue plus limpide que jamais. Rose est une femme bien, qui vacille mais ne veut pas chavirer. La Mer à l’envers s’ouvre par une parenthèse sur un paquebot voguant en Méditerranée pendant les vacances de Noël. La mère de Rose lui a offert cette croisière afin qu’elle prenne l’air et le large avec ses deux enfants, Gabriel, ado vissé à son portable, et Emma, fillette attendant son déguisement de Reine des neiges dans ses petits souliers. Rose se laisse flotter dans cet univers étrange et étranger, labyrinthe de loisirs, pizzas et hamburgers à tous les étages, architecture en stuc romaine ou néogrecque selon les discothèques. La croisière s’amuse, et Rose se dépayse, la romancière excelle à pointer l’absurde de cette «ville rêvée, l’utopie à la portée des déambulateurs ». Et puis, «cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée ». Des cris qui ne sont pas ceux des retraités ivres, des bruits que l’équipage voudrait étouffer pour ne pas alerter les vacanciers, la sortent de sa cabine et la guident vers un pont. Une chaloupe est envoyée à la mer chercher des naufragés. Les questions surgissent : est-ce un nageur dans la mer ? Est-ce un mort que Rose enjambe parmi ces arrivants qu’on enveloppe dans des couvertures de survie ? Quelle attitude honorable adopter devant ce qui n’est plus une image aux informations mais une réalité sous ses yeux, sous ses pieds. Sans pathos, Marie Darrieussecq dit la stupeur étouffée, les images qui heurtent la raison et, au milieu de ces spectres, raconte l’apparition d’un jeune garçon au front un peu cabossé et une étrange intuition. «Si j’adoptais un enfant ce serait lui », pense Rose. Aucun écrivain ne parle de la maternité aussi intensément et justement que Marie Darrieussecq. Dans Tom est mort, elle racontait l’absence, dans Le Bébé, la présence. Jamais nulle mièvrerie, mais l’émerveillement devant cet inconnu si proche. Ce roman est habité de gestes tendres, l’édredon que Rose arrange sur son fils endormi, de désarroi aussi, celui d’une mère devant sa petite fille couverte d’eczéma et qu’elle ne sait pas soigner, elle qui soulage les enfants des autres. « La Mer à l’envers » se lit aussi comme « La Mère à l’endroit ». Face à l’absurdité tragique de cette situation, des gens qui n’ont rien débarquant sur un bateau où des gens ont trop, Rose n’est plus qu’impulsions. Elle va chercher un Thermos de café et des vêtements pour ce garçon dont elle a appris le prénom. Mais c’est un téléphone que Younès lui demande en français. Sans réfléchir, elle prend celui de son fils dans la cabine et le lui donne. Quand, quelques instants plus tard, de son portable, elle compose le numéro de Gabriel, qu’entend-elle résonner dans la salle ? «C’est ta reum qui t’appelle, gros c’est ta reum qui t’appelle.» La sonnerie idiote que son fils avait programmée. C’est la force de ce livre, son propos est grave, son ton infusé d’humour. Sans effet de manche. Ce n’est pas un roman sur les réfugiés. C’est l’histoire d’une femme qui se demande comment elle peut-être digne face à l’absurdité du monde.« We can be heroes just for one day», ces mots de David Bowie sont placés en exergue du livre. Younès est débarqué. Rose débarque dans sa nouvelle vie à Clèves. Quelque chose a changé. On ne reprend pas sa vie là où on l’a laissée quand on a enjambé un corps mort. Mais quoi faire ? Faire confiance enfin à ses mains et à leur pouvoir d’absorber la douleur des autres. Et continuer de penser à Younès à travers ce fil invisible qui les relie par le téléphone qu’elle lui a donné. Jusqu’à ce jour, «just for one day », où Rose devient une héroïne et file chercher Younès à Calais. La voilà mère intérimaire. Quand, après avoir soigné Younès, « Rose se redresse, tout le monde va beaucoup mieux, elle-même est comme rechargée à bloc ». Les lecteurs aussi en refermant ce livre, écrit avec tant de grâce sur un sujet si pesant, sans autre morale que de donner du sens à son existence. Mais qui sauve qui ?

Olivia de Lamberterie, Elle, septembre 2019



We can be heroes


Avec La Mer à l’envers, MARIE DARRIEUSSECQ confronte une bobo parisienne à un jeune migrant et signe un texte émouvant, humain, souvent drôle, sur ces moments d’héroïsme qui peuvent sauver une vie. Rencontre.


« C‘était là tout le temps » ; explique Marie Darrieussecq au sujet des migrants, l’un des thèmes majeurs de son nouveau roman, La Mer à l’envers. “C’était là quand j’allumais la radio, quand je lisais le journal, quand je voyageais. J’ai été en Afrique, et me suis rendu compte que tout le monde voulait en partir. Pour moi, il y a trois grands sujets contemporains : la migration de masse, le réchauffement climatique et l’organisation de la surveillance généralisée. Ces trois sujets sont liés, et nous préparent à un monde pas vraiment meilleur !’ Vingt-trois ans après Truismes, l’oeuvre de Marie Darrieussecq a lentement mais sûrement fini par épouser les bouleversements sociétaux, planétaires, la façon dont ils teintent forcément d’angoisse nos vies occidentales. “J’écris sur le monde”, nous confie encore l’écrivaine, cette fois dans un sourire, consciente de ce que la formule a de cliché et de pompeux. Pourtant, c’est vrai, mais à sa façon bien à elle : non pas en isolant les drames ou les horreurs des pays du Sud de nos vies, mais en les y imbriquant. Ici, Darrieussecq réactive le personnage de Rose, déjà présent dans son roman Clèves (2011), qui portait sur la découverte du sexe par une gamine dans le village de Clèves (sorte d’alter ego fictif du village du Sud-Ouest où a grandi l’auteure). “J’ai décidé de ne plus inventer de personnages, précise-t-elle d’ailleurs, mais de réutiliser ceux de Clèves.” Solange réapparaissait ainsi dans II faut beaucoup aimer les hommes (prix Médicis 2013), suivant un homme qu’elle aime en Afrique, et Rose, devenue psychanalyste, devient ici le symbole d’une classe moyenne parisienne soudain confrontée à une tragédie qui la dépasse. Le roman commence quand Rose et ses enfants, à bord d’un paquebot le temps d’une croisière, se retrouvent une nuit nez à nez avec des migrants que le capitaine a décidé de sauver en les prenant à bord. “Dans toute l’histoire de ces croisières genre Costa, ça n’est arrivé que deux fois”, précise Darrieussecq qui avoue avoir déjà fait ce genre de croisière : “C’est le capitalisme dans ce qu’il a d’orgiaque et de plus déculpabilisé. C’est le luxe à hauteur de la classe moyenne européenne!’ Décor parfait, c’est-à-dire parfaitement ironique, pour mettre en scène la rencontre improbable entre deux univers qui n’ont rien en commun : Rose, mère de famille parisienne, et Younès, jeune migrant africain. Dans un geste spontané, à toute vitesse, Rose va lui donner le portable de son fils. A partir de là, elle ne cessera de le suivre de loin, de tenter de l’aider davantage, refusant de clore son compte téléphonique pour qu’il puisse rester en contact avec sa famille et se débrouiller, pour qu’il puisse la joindre en cas de besoin, priant pour qu’il parvienne à atteindre l’Angleterre. “A partir de quel moment va-t-elle être héroïque? Que va en penser son mari?” “Voilà, elle s’en mêle... Qu’est-ce qui nous arrive face aux migrants, que fait-on ? En tant que citoyenne, j’ai été donner des bouteilles de shampoing porte de La Chapelle, mais au fond je n’en sais rien. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire, ce qu’il faudrait être. Les ‘no borders’ne me conviennent pas non plus. Bref, je ne sais pas, et c’est cette position qui m’intéresse!’ Comment un personnage qui ne sait pas non plus, qui a ses petites histoires - des problèmes de logement à Paris, un mari alcoolique et une tendance elle-même à boire un verre de trop, un travail de psy avec des enfants qui se prennent pour des extraterrestres, sa fille qu’elle risque de perdre un jour... -, va se mêler, sur un coup de tête, de la grande histoire. Comment elle va, un jour, elle si imparfaite, maladroite, si antihéroïne, faire preuve d’héroïsme. “J’étais fascinée par la chanson de Bowie, ‘We can be heroes, just for one day.. ! C’est ce que j’ai voulu faire. Pas l’héroïsme à la Jean Moulin, mais juste un moment dans sa vie. A partir de quel moment va-t-elle être héroïque ? Que va en penser son mari? Le roman est né ainsi...” Marie Darrieussecq a interviewé nombre de migrants pour rendre compte de leurs trajectoires au plus près. Elle s’est rendue à Calais, “un paysage dévasté par les grilles. A un moment, j’en ai compté sept. Et puis il y a ce trou énorme sous la Manche, seulement réservé à nous, qui avons passeport et argent. C’est d’une violence terrible. A Calais, je me suis dit qu’il n’y avait plus que la magie comme solution. Quand tu rencontres ces migrants, ça te ramène à une forme d’humilité, car il ne leur reste que la prière. Tu ne vas pas leur expliquer que Dieu n’existe pas : tu te tais et tu les écoutes.” Et elle s’est rendue au Niger : “C’est la nasse où sont refoulés les migrants de Libye et d’Algérie. Grâce à un prêtre catholique italien, Mauro, le seul qui essayait de les aider, avec une radio alternative, j’ai pu recueillir les récits de ces jeunes. C’est, comme on s’en doute, du lourd. Mais il y a aussi de l’humour : comme le récit d’un jeune homme qui avait réussi à passer la frontière libyenne déguisé en femme voilée.” C’est ainsi, aussi, par des insertions de comique, de ridicule, d’humanité, que son écriture évite la tragédie. Constamment tiraillée entre pessimisme (ou seulement réalisme, relire ses propos plus haut sur l’avenir effrayant de notre monde) et optimisme (ce que certains pourraient aujourd’hui qualifier de “déni”), l’auteure a choisi une forme d’enthousiasme face à l’individu, banal, impuissant, mais capable aussi de grands gestes de temps en temps, qui peuvent non pas sauver le monde mais réduire la souffrance d’un autre individu. Marie Darrieussecq écrit donc sur le monde, consciente “que ça n’empêche rien” mais que ça peut créer un déclic chez son lecteur, qu’elle met “dans la position de se demander ce qu’il aurait fait à la place de mes personnages”. Oui, qu’est-ce qu’on aurait fait ? Ou plutôt : qu’est-ce qu’on fait?


Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, septembre 2019



Entretien avec Marie Darrieussecq


« j’écris au moins sur deux jambes »


Le dernier Marie Darrieussecq n’est-il qu’un «énième» roman sur les migrants ? Rose, sa psychologue de 40 ans un peu hagarde, partie en croisière à Noël pour occuper ses deux enfants un peu sales gosses, se trouve certes confrontée à un sauvetage nocturne méditerranéen. Elle tend échevelée, dans un geste dérisoire et quasi maternel, le téléphone portable de son fils à un adolescent nigérian parmi les 150 rescapés recueillis sur le pont du paquebot. Ce cellulaire devient un fil d’Ariane qui la mène à Calais, autre lieu emblématique, au milieu du ballet nocturne de silhouettes errantes dans une station-service, pour venir sauver Younès. Cela paraît un peu comme vouloir vider la mer avec une petite cuillère. Mais la position de la romancière ne se situe pas du côté du pathos ou de la résolution. Sa force est de réussir à raconter le point de vue d’une famille de classe moyenne aux bleus existentiels, un peu paumée, un peu alcoolo, en migrance elle aussi du malaise parisien vers la basque Clèves, et son rapport malhabile avec un énorme sujet contemporain. Le nôtre. En osmose mentale avec Rose, magicienne sur les bords, du fluide dans les mains, et dans une justesse de style, réaliste, mi-ironi que mi-cérébral. «A partir de là Rose tombe dans une faille: elle a accès, et c’est très désagréable, à ce qui s’ouvre dans le temps quand on est hors de soi.» La Mer à l’envers maîtrise habilement un jeu du dedans et du dehors. Du soi et du monde. Invariablement, Marie Darrieussecq passe ses vacances au Pays basque, circulant entre sa maison d’enfance de Bussussarry et la plage d’Ilbarritz, surplombée d’un intrigant château baroque. «Il a été construit pour abriter le plus grand orgue jamais construit, dit-elle. On le dit hanté.» A peine La Mer à l’envers achevé, elle a été nommée présidente de l’avance sur recettes du Centre national du cinéma, un poste qu’avait occupé Paul Otchakovsky- Laurens, son éditeur, et dont elle connaît l’ampleur. La tâche des tas de scénarios à lire la réjouit, comme la pile de romans pour le Médicis, dont elle est jury.
Quand avez-vous entrepris La Mer à l’envers ?
C’est toute une histoire. Il m’a pris cinq ans. Je n’ai jamais mis autant de temps. Il a planté deux fois comme une machine. Je n’y arrivais pas. J’ai écrit deux courts livres entre-temps. Etre ici est une splendeur sur la vie de la peintre Paula Becker et Notre vie dans les forêts. Ils m’ont un peu sauvée de l’énorme chantier dans lequel j’étais empêtrée. Rester plantée m’est insupportable. J’ai toujours besoin d’écrire. Comme je suis très obstinée, j’ai fini par y arriver.
Qu’est-ce qui posait problème?
L’incarnation du migrant. On ne sait déjà pas comment les appeler, migrants, réfugiés, demandeurs d’asile, voyageurs... Si l’Odyssée était le thème du festival d’Avignon cette année, Ulysse n’est pas une métaphore qui fonctionne. Ulysse est un homme heureux, un homme triomphant même s’il est égaré. Il a gagné la guerre quand il part en exil. Aucun migrant que j’ai rencontré n’a gagné la guerre. Donc je n’arrivais pas à l’incarner. En même temps, quand il y a une zone, un événement que le langage ne sait pas nommer - et la migration de masse est un des grands événements contemporains-, la littérature doit absolument s’en occuper. C’est de l’ordre du devoir. La littérature doit se charger de ce qui nous arrive et le nom mer. Et c’est extrêmement difficile. Je voulais un jeune que j’ai mis du temps à trouver.
L’avez-vous vu dans la réalité ?
C’est un mélange. Quatre personnes m’ont vraiment donné des clés, des bouts d’histoire. Il y a aussi une photo prise dans ce camp terrible au bout de la Tunisie d’un migrant avec deux téléphones portables.
Avez-vous recueilli beaucoup de témoignages ?
Le livre a démarré par un voyage à Niamey, au Niger, à l’invitation de l’Institut français où je suis allée avec Paul Otchakovsky-Laurens. C’était après la chute de Kadhafi, en pleine panique politique autour de la migration. Il y avait un accord avec l’Algérie et la Libye pour refouler systématiquement au Niger ceux qu’on appelait les «refoulés de Libye». Eux, ils s’appelaient les «stranded», les échoués. Toute l’Afrique de l’Ouest se retrouvait donc dans une nasse à Niamey et Agadès, incapable d’en sortir. J’imaginais un migrant lambda. Je ne voulais pas écrire les Misérables mais l’histoire d’un adolescent qui tente l’aventure. A Niamey, j’ai rencontré des gens très abîmés, des «échoués», et aussi des jeunes qui voulaient repartir tout de suite. Puis je suis allée Porte de la Chapelle à Paris et à Calais, en reportage pour Arte.
Toujours dans l’idée de nourrir un livre?
Tout ce que je fais, c’est pour ça. Toute la scène à la station Total vient de Calais. C’était à la fois très réel et complètement irrationnel. Cette vision de la station-service la nuit, c’était de la science-fiction. Une sorte de vaisseau spatial posé là avec ses lumières, très romanesque. Dans le paysage, il y a le trou de l’Eurotunnel, cerné par sept grilles, que quasiment plus personne ne tente. Et après il y a le trou de la station Total empli d’un ballet de 200 personnes. Je me suis dit que le passage était là. Les migrants, ce sont des passe-muraille. Quand ça sonne anglais dans le téléphone comme ils disent, c’est qu’il y en a un qui a traversé et c’est magique.
Et la croisière qui ouvre le roman, vous l’avez faite ?
J’y suis allée avec mes enfants en 2012 et je voulais le raconter. Il y a deux sommets du capitalisme dans le livre : le bateau de croisière et la station Total. Mon système, je l’avais. Mais je n’avais pas le jeune. Et son nom m’a aidée. Ah mais c’est Jonas en fait, Younès en arabe, ce n’est pas du tout Ulysse. Le prénom d’un personnage, c’est hyperimportant. Ecrire, c’est des toutes petites choses parfois. Pendant la croisière, on est passé au large de Lampedusa. Je me suis dit : mais où sont-ils? Ils doivent être là. Ça a fini par faire un roman. Le paquebot qui passe au large de la Libye rempli de passagers en train de boire, de se goberger de junk food et de jouer au casino, c’est vertigineux. Godard avait bien saisi ça dans Film socialisme : le début se déroule sur un paquebot et il filme très bien ce capitalisme clinquant. C’est du faux luxe en plus. Ça vaut 1000 euros la semaine nourri logé. Et là, on la voit, la classe moyenne européenne.
C’est sur le bateau que Rose croise Younès et qu’elle lui donne le téléphone de son fils Gabriel...
J’ai repris le personnage de la meilleure amie de Solange, Rose, psychologue à Paris, qui apparaît brièvement dans II faut beaucoup aimer les hommes. Je voulais un jour raconter sa vie et elle est devenue le pivot de ce nouveau roman. Sa rencontre inattendue avec ce jeune homme donne du sens. Elle fait un geste. Mon fils m’a beaucoup aidée sur le plan technique parce que maîtriser le téléphone donne plein de clés. Dans mes premiers textes, il n’y a pas de téléphone portable parce que je ne savais absolument pas quoi en faire sur le plan narratif. Maintenant cela me paraît un formidable outil de dynamique narrative. Il y a juste un petit bug : Younès garde le numéro de télé phone de Gabriel. Je rajouterai une phrase dans une prochaine édition pour que Gabriel accepte de perdre son numéro...
Rose paraît déboussolée...
Elle ne sait plus être mère et s’occuper de ses enfants, elle fait ce qu’elle peut. C’est une bonne psy, elle a même une forme de génie clinique très peu orthodoxe. Elle est plus épuisée que perdue. Ce n’est pas une héroïne. Rose est aussi une alcoolique qui se cache. Elle a toujours un verre à la main mais comme son mari est pire qu’elle... C’est aussi l’histoire de la classe moyenne à Paris, une psychologue et un agent immobilier qui n’ont pas les moyens de se loger.
N’avez-vous pas une prédilection pour les personnages d’agents immobiliers?
C’est très romanesque. Dans Naissance des fantômes, il y en a déjà un. J’ai aussi réalisé des entretiens avec quelques-uns. Ce sont des gens qui vous vendent votre prochaine vie. Et ils croient tous aux maisons hantées ; ils ont d’ailleurs du mal à les céder. Un de ceux que j’ai vus m’a raconté qu’après avoir vendu une maison de pendu sans le dire, il est retourné des années après voir les acquéreurs qui habitaient les lieux pour leur avouer, tellement ça le travaillait. Inévitablement, les gens ont raconté les bruits étranges dans la maison... J’adore ça!
Vous y croyez, aux maisons hantées?
Non, mais il n’en faudrait pas beaucoup. Fondamentalement je n’y crois pas, en plus je suis athée, c’est tout un système, je voudrais croire à la raison, c’est mieux.
Dans La Mer à l’envers, il y a quand même un appartement hanté rue d’Aboukir...
C’est une histoire vraie. J’ai rencontré un agent immobilier qui avait eu dans son portefeuille un appartement à vendre où Guy George avait assassiné une jeune femme. Il était invendable parce qu’on l’avait vu à la télé. Il a fini par trouver un acheteur, mais comme par hasard, il y a eu des phénomènes paranormaux. Je me suis par ailleurs amusée parce que l’adresse rue d’Aboukir est une façade factice, une façade qui cache une cheminée d’aération de la RATP. Question fantômes, je vais un jour faire un sort à Arnaud, qui apparaît dans plusieurs de mes fictions. Je voudrais faire un court roman fantastique sur un chasseur de démons. Ici, au Pays basque, il y en a beaucoup. C’est une terre de sorcières, l’Inquisition, Pierre de Lancre...
Ne venez-vous pas d’une lignée de sorcières?
Ma mère est persuadée d’avoir des rêves prémonitoires et qu’elle peut faire usage de télépathie. Ma grand-mère faisait tourner les tables. Il y a des récits familiaux sur un guéridon que je possède qui est passé par une fenêtre. C’est mon héritage. Et j’ai été très hantée petite. Avant ma naissance, mes parents ont perdu un fils à l’âge de deux jours d’un accident médical et cet enfant m’a beaucoup travaillé. Et donc moi, je suis un ratage parce que je suis née fille trois ans après. Ça a beaucoup forgé mon féminisme. J’écrirai un jour cette histoire très sombre, mais de façon assez autobiographique. J’ai vraiment du mal à en parler malgré quinze ans de psychanalyse, j’ai besoin d’écrire ces choses-là. Je suis une fausse fille unique en fait, car il est très présent. Mes parents étaient très jeunes quand ils l’ont perdu, ils avaient 23 ans à la fin des années 60. Personne ne les a accompagnés. Je suis née avec des parents endeuillés, c’était dur et silencieux, c’est pour ça que j’écris.
Ce que fait Rose à la fin, c’est une forme de magie...
Rose est une sorcière qui s’ignore. Vous me le faites réaliser. Je ne m’étais pas dit ça.
Pourquoi alternez-vous les types de romans?
J’écris au moins sur deux jambes. Il y a les romans secs portés par une seule voix à la Truismes ou Tom est mort. Et il y a les romans plus amples à la troisième personne qui embrassent le monde d’une autre façon. Mais il y a toujours le corps, les fantômes, la mer. Ça prend sens peu à peu. J’espère. Modiano ou Ernaux, on reconnaît tout de suite. Je suis un écrivain plus protéiforme. Flaubert a écrit Salammbô, Madame Bovary et La Tentation de saint Antoine, des registres différents.
Est-ce important de réutiliser vos personnages?
Vers l’âge de 40 ans, je suis arrivée au bout de leur invention. C’est aussi pour cette raison que j’ai eu du mal à imaginer Younès. Maintenant j’ai un réservoir, un village, où je vais les prendre. Ils sont déjà là. Je ne raisonne jamais en termes d’histoire à raconter. J’ai beaucoup d’atmosphères, de situations de récits, de paysages. Je ne fais pas de plan. C’est pour ça aussi que je m’arrache les cheveux. J’écris des bouts, des choses qui me tiennent à coeur. Certains cinéastes travaillent comme ça, c’est encore plus casse-gueule au cinéma. Ils se rattrapent au montage. Moi, je fais souvent ainsi, j’ai des rushes et je les monte. C’est abyssal parfois.
Sans savoir où vous allez ?
J’ai la fin. Je sais où je vais.
Certains romans ont-ils été adaptés à l’écran?
Il y en a quatre en cours d’adaptation. Truismes est une vielle antienne. Depuis Godard, il y a toujours quelqu’un qui s’en occupe et ça n’aboutit jamais. Pour des raisons essentiellement artistiques en fait. Godard l’avait dit joliment : il y a trop d’écriture pour l’adapter. White est en bonne voie d’adaptation en Angleterre par Emily Young avec la BBC. Clèves aussi en France et Notre Vie dans les forêts a été acheté par Haut et Court.
Que vous a apporté le fait d’être psychanalyste?
J’avais une dette envers la psychanalyse du divan. J’ai fait une dépression assez grave entre 20 et 25 ans. La psychanalyse m’a vraiment sauvée et m’a permis d’écrire Truismes. Elle m’a permis de me détacher un peu de moi. Je ne sais pas faire grand-chose à part écrire mais je savais que ça, je pouvais le faire. C’est un peu comme Rose : il faut exercer ce qu’on a dans les mains. J’ai exercé une dizaine d’années, et j’ai toujours un pied dans une association. On perd très vite un contact réel avec l’inconscient. Je rêve moins qu’avant par exemple. J’aime bien garder un contact avec des gens qui ont des patients tous les jours, qui parlent de leurs pratiques. On ne parle jamais assez des rêves, ils ont une présence réelle dans nos vies.
Quel est votre prochain projet?
Je ne vais pas me remettre tout de suite dans un gros chantier. Mais j’écris toujours un peu, en ce moment un essai sur l’insomnie. Mais un essai on peut l’écrire une demi-heure par-ci une demi-heure par-là. Pour un roman, il faut ne penser qu’à ça.
Pourquoi l’insomnie ?
Je suis insomniaque. C’est un essai très littéraire. Duras, Kafka, Proust, Cioran, ils l’étaient tous. La moitié de la littérature en parle. C’était déjà très rigolo de lire ces auteurs la nuit. Moi, j’ai tout essayé : l’acupuncture, l’hypnose, la chimie. Il y a un récit assez drôle à faire sur le sujet. Maintenant j’arrive souvent à faire quelque chose de mes insomnies, à lire, à écrire... J’ai des résolutions romanesques qui me viennent. Mais parfois, c’est juste l’enfer.
Que pensez-vous du mouvement qui a suivi #MeToo ?
On va dans le bon sens. Il faut absolument que les nanas gueulent. Dans le livre que je prévois d’appeler Fabriquer une femme, je vais m’intéresser à cette zone grise du consentement, que j’avais déjà explorée dans Clèves. Je pense que ma génération a supporté sexuellement des choses qui ne pourraient peut-être pas être qualifiées de viol, mais on s’approche. Le nombre de fois où on a couché pour faire plaisir, le nombre de fois où on a couché sans être convaincue qu’on le voulait, le nombre de pratiques qu’on a faites sans être convaincues qu’il fallait les faire... Elles ne sont pas pareilles, les gamines aujourd’hui. C’est très romanesque au sens noble, c’est-à-dire que c’est une zone que le roman peut travailler très efficacement pour faire réfléchir les gens. Il y a une telle identification aux personnages possible qu’on se met à réfléchir mieux que sur un livre théorique. Je crois beaucoup à cette force-là de la fiction. Chaque auteur a au moins derrière lui dix ans de mise en place, j’appelle ça la rêverie.
Comment situez-vous votre œuvre?
Paul Otchakovsky-Laurens m’avait aidée à le penser, il m’avait dit que je faisais partie de ces écrivains qui prennent en charge non pas la France mais le monde, comme Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz. On travaille sur plusieurs faisceaux horaires sans aucune timidité. Nos personnages peuvent être placés à différents endroits du monde et ça coule de source. Selon lui, c’était nouveau et la littérature française avait complètement fait péter le cadre. Il disait aussi que je fais partie de ces écrivains qui portent en eux une langue étrangère, que ce soit réellement le basque, ou une langue qu’on se fabrique soi. C’est un topos d’ailleurs. Proust l’avait dit: «Ecrire, c’est toujours écrire dans une langue étrangère.» Cioran l’a dit aussi à sa façon. Paul le portait très fort comme éditeur. Ecrire le français comme une langue étrangère, c’est beau je trouve.
Vous êtes d’accord avec ça?
J’ai l’impression que c’est ce que je fais. Il avait une théorie, Paul, sur les écrivains qui viennent d’une autre langue. Et le basque, c’est vraiment ma langue maternelle, la langue de ma mère qui me le parlait. Cela donne une grande force quand on écrit en français parce qu’on peut jouer avec, ce n’est pas une langue sacrée. On sait depuis tout bébé que c’est une langue parmi d’autres. Cela donne une très grande liberté.

Frédérique Roussel, Libération, août 2019



Agenda

20 mars 19h
Marie Darrieussecq à la librairie Le Livre Ecarlate (Paris 14e)

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24 mai 19h
Marie Darrieussecq à Sète, librairie l'Echappée belle

Librairie l'échappée belle

7 rue Gambetta

34200 Sète

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Du vendredi 24 au dimanche 26 mai 2024
Neige Sinno, Marie Darrieussecq, Arthur Dreyfus, Ryoko Sekiguchi, Marielle Hubert au Festival Oh Les beaux Jours à Marseille

Le festival Oh les beaux jours ! est produit par l’association
Des livres comme des idées.

3, cours Joseph Thierry
13001 Marseille
France

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