— Paul Otchakovsky-Laurens

Suivant l’azur

Nathalie Léger

« Il n’y a rien à savoir de l’amour, et rien à connaître de la mort. »


Dans la nuit 23 au 24 novembre 2018 mourait Jean-Loup Rivière (écrivain et dramaturge). Il était marié à Nathalie Léger. Suivant l’azur est un livre de deuil qui est avant tout un livre d’amour. Un texte bref porté par l’urgence d’écrire après la disparition de l’autre aimé. Parce qu’il n’y a qu’un lieu pour dire le manque et sa souffrance, le manque à jamais, c’est l’écriture – à la fois terre, boîte et corps. Ça s’appelle en littérature aussi un...

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Argentine : Chai Editora

La presse

Écrire la mort, obstinément


L’absence, à soi et aux autres, est au cœur de l’œuvre de Nathalie Léger, de L’Exposition à Supplément à la vie de Barbara Loden. Avec Suivant l’azur aujourd’hui, l’autrice dit la douleur de perdre un être cher, faisant de l’écriture un rempart contre le chagrin et une manière de nommer “là où quelqu’un n’est plus”.


L’absence à soi et aux autres, au monde, une étrangeté qui vous jette au-dehors, une perte, une errance, c’est ce que Nathalie Léger n’a cessé de travailler dans de très beaux textes souvent portés par des figures de femmes ayant réellement existé. Dans l’éblouissant L’Exposition (2008), Léger (par ailleurs présidente de l’Imec – Institut mémoires de l’édition contemporaine) racontait l’étrange geste de la comtesse de Castiglione, courtisane et espionne du XIXe siècle, qui se faisait photographier en se mettant en scène dans les costumes de son choix et qui finira par dériver dans Paris tel son propre fantôme.
Autre personnage à la dérive : Wanda, mise en scène dans le film culte de Barbara Loden qui porte son nom, elle-même une énigme, reconstituée dans Supplément à la vie de Barbara Loden (2012, prix du livre Inter). Enfin, dans La Robe blanche (2018), Léger suivait cette jeune artiste idéaliste, Pippa Bacca, qui, décidant de voyager à travers l’Europe en robe de mariée, finira violée et assassinée en Turquie.
Peu après cette dernière parution à la rentrée 2018, le mari de celle qui mène une œuvre discrète mais très belle, le théoricien du théâtre Jean-Loup Rivière, trouve la mort en novembre. Avec Suivant l’azur, d’une finesse, d’une subtilité et d’une poésie toujours à fleur d’écriture, Nathalie Léger parvient à dire le manque, la douleur insensée face à l’irruption du néant dans la vie, l’impensable de la disparition de l’être aimé qui vous jette hors de votre vie même, comme on l’aura rarement lu.


A la suite de la mort de l’homme que vous aimez, est-ce que l’écriture s’est imposée immédiatement ?

J’ai du mal à le dire. On est exténué par l’effroi, et l’écriture est là. Elle obsède et elle calme. Elle oblige et elle apaise. On cherche, on avance à l’aveugle, on veut seulement dire la désolation, l’incompréhension, le dénuement de ce qu’on appelle discrètement le chagrin.
Cet aveuglement est peut-être une forme de bêtise, mais peu importe, cette mort, je veux l’écrire, obstinément, parce que chaque page, chaque mot, chaque frappe et chaque blanc forment désormais le corps de ce qui n’est plus. C’est nécessaire et c’est impossible. C’est décisif et c’est banal. On peut me dire que ce n’est qu’une souffrance trop personnelle, vraiment très ordinaire, mais les mots sont là, inscrits.


Pourquoi avoir choisi de ne pas donner davantage de détails le concernant, ce qu’il faisait dans la vie, de quoi il est décédé, votre vie ensemble ?

Parce que j’ai suivi le rythme, la pulsation de cette douleur – sa mort, la mort –, et c’est une voix tyrannique. Parce que j’aurais été incapable, parce que je suis vraiment incapable de la distance nécessaire pour raconter qui il était, pour ordonner sa vie, pour faire le portrait complet de l’amour. Là, je n’ai été capable que d’un rythme, que d’un halètement. Et ça passe par le calme apparent de la prose, un calme qui permet parfois de croire qu’on va maîtriser la mort elle-même, qu’on va l’agrafer entre deux virgules, qu’on va la dézinguer dans la syntaxe, et c’est ça qu’on veut.
Moi, il me semble que je n’ai parlé que de ce que vous dites : l’amour, la vie, la rencontre, indirectement sans doute, parce qu’ici toutes les lignes, tous les tracés repassent par le point focal d’un désastre intime. Et les détails sont là, j’y tiens, minuscules, discrets, c’est vrai, parce que je suis devant ce qui m’est le plus cher, le plus secret. La mort est si tonitruante, on ne peut que se glisser dessous, in memoriam.
“Tout le monde sait que le deuil relève désormais d’une donnée sociologique, ce n’est plus la description d’une douleur”


L’objet de ce texte est avant tout le deuil ?

Spontanément, j’ai envie de dire que je suis bien incapable de savoir ce que c’est que le deuil, parce que j’ai déjà suffisamment à faire avec la mort. Tout le monde sait que le deuil relève désormais d’une donnée sociologique, ce n’est plus la description d’une douleur, d’un état psychique, mais c’est le processus de retour "au monde d’avant", si je peux dire, et le plus vite possible, hein, parce que sinon l’ennui menace. Ça aussi, Flaubert aurait pu le mettre dans son Dictionnaire des idées reçues : "Deuil. Se grouiller d’en sortir."
C’est devenu un mot qu’on se refile, très utile pour désigner de loin ce qui affecte les autres quand la mort est là. Alors qu’à l’intérieur, tout est complètement immobile, énorme, assommé, fracassé. Et c’est long avant d’avoir envie d’en sortir, car il y a aussi une loyauté du chagrin : on veut y rester, c’est long, c’est dur, ça n’en finit pas.
Peu de gens peuvent le comprendre, mais je crois que c’est une bonne nouvelle – au fond, c’est bien. Cette ignorance, ce refus parfois, c’est simplement la marque éclatante de la vitalité. Vous imaginez un monde où chacun aurait une conscience précise du malheur de l’autre, un monde où on passerait son temps à se consoler les uns les autres à perpétuité. L’indifférence étonne, elle blesse, mais elle est utile.


Aviez-vous Roland Barthes en tête, par exemple, dont vous avez édité Journal de deuil, autour de la mort de sa mère, en 2009 ?

A vrai dire, dès le premier moment, je n’ai recherché que les livres qui racontaient cette souffrance. Les amis suggéraient "quand même, tu devrais peut-être…", non, non, c’était le seul endroit où il était possible de se tenir un peu au calme, le seul endroit où trouver un apaisement, un soulagement à la souffrance, un lieu où il était possible d’échapper à l’envie de mourir. Ces mots paraissent grandiloquents, mais c’est pourtant ce qui se passe.
“De Homère à Woolf, de Villon à Christophe Tarkos, c’est toute la littérature qui dit la mort”
Pour suspendre un instant la douleur, on cherche partout les récits qui aident à amortir la sauvagerie métaphysique, le coup porté par la mort. L’amitié de ces livres, la protection qu’ils m’ont donnée, c’était un abri avec une lampe-tempête… oui, c’était comme une amitié, une protection. On entend beaucoup dire en ce moment qu’il y aurait un genre littéraire du deuil et que ce serait un trait lamentable de notre époque.
Mais, de Homère à Woolf, de Villon à Christophe Tarkos (poète français mort en 2004 – ndlr), c’est pourtant toute la littérature qui dit la mort, qui a toujours dit la mort, pas que la mort, mais toujours la mort, la peur, la déploration, le tempo de ce qui est perdu à jamais et qui peut rendre fou. Après la mort de sa mère, Roland Barthes, puisque vous en parlez, le formule très bien dans une conférence préparatoire à son cours sur La Préparation du roman, une conférence dans laquelle il lie indissolublement amour et mort, et qui est l’un de ses plus beaux textes sur la littérature.
Bien sûr, j’ai relu le Journal de deuil que j’avais édité au Seuil à partir des inédits déposés à l’Imec. Et ce petit corpus de fiches, si essentiel, que je croyais connaître sur le bout des doigts, j’ai eu l’impression, avec stupeur, de le lire pour la première fois. Et puis, à côté de ça, il y a un autre espace, comme étrangement étanche, qui est celui de l’écriture. On ouvre la trappe, on enfile un scaphandre et on descend dans l’obscurité, un rameau d’or à la main, comme Enée descendant aux enfers parmi les âmes errantes. Et là, on fait ce qu’on peut, au ralenti. On assemble des morceaux, on rapièce, on bricole pour que ça se tienne.


Vous écrivez cette phrase magnifique : "Le sens d’une vie ne tient pourtant qu’à ça. Que les mots soient dits." Quels mots, par exemple ?

Il y a les mots qui manquent, ceux qu’on ne peut pas dire, et on pleure de n’avoir pas pu, pas su les dire. Ce ne sont pas les mots de l’amour – il y avait une circulation incessante de l’amour, en gestes, en mots –, mais ce sont ceux de la mort, de la conscience de ce qui est imminent, de ce qui peut, de ce qui va advenir, les mots de ce qu’on croit être la sagesse, les mots des adieux, les adieux, des mots beaux et inaccessibles qu’on se reproche de n’avoir pas su dire, dans l’angoisse, on n’a pas pu les trouver.
“On peut parler d’impudeur, mais après tout l’écriture a été inventée pour ça”
Ou la peur, pendant des semaines, je m’en suis tellement voulu de n’avoir pas su trouver les mots qui auraient pu apaiser la peur lorsqu’elle est venue. Et puis il y a ceux – je ne sais pas bien comment les dire ceux-là non plus –, disons que ce sont les mots de la solitude et des larmes. Je crois que c’est Gershom Scholem (philologue, historien et théologien israélien mort en 1982 – ndlr) qui le dit le mieux : "Se lamenter, c’est ouvrir le langage", "Se lamenter, c’est connaître".
On peut en être gêné comme d’un excès, on peut parler d’impudeur, mais après tout l’écriture a été inventée pour ça : recueillir les noms communs et propres, décrire ce qui est entre les choses, donner forme à ce qui n’est plus. Je veux le retrouver, je veux aller là où je sais qu’il n’est même plus. Où est-ce que c’est, comment ça s’appelle là où quelqu’un n’est plus ? Je sais maintenant que cet endroit ne s’appelle pas la mort, il s’appelle l’écriture.


Des Vies silencieuses de Samuel Beckett, votre premier livre en 2006, à ceux qui ont suivi, L’Exposition, Supplément à la vie de Barbara Loden et La Robe blanche, votre travail littéraire semble tourner autour du silence ou du vide, du manque, et d’une certaine mélancolie qui l’accompagne…

Si mélancolie il y a, alors c’est celle du combat de boxe de Charlot. S’obstiner joyeusement, courageusement, alors qu’on sait dès le début qu’on finira sur le carreau même si on gagne. La mélancolie est peut-être une ruse vivifiante pour boxer avec la mort.
Ou alors, autre hypothèse, la mélancolie est un équivalent du MacGuffin d’Alfred Hitchcock, ce truc, cet objet parfaitement inutile, mais pourtant c’est lui qui fait avancer le récit – sans lui, pas de film. Et puisque par tradition le mélancolique est un sujet hanté par le texte des autres, je vais me faire aider par Pessoa pour vous répondre : "J’écris parce que c’est là le raffinement, viscéralement illogique, de mon art de cultiver les états d’âme."


Dans le cas de L’Exposition, de Supplément… et de La Robe blanche, il est à chaque fois question d’une femme fascinante. Vouliez-vous interroger le féminin ?

Non, pas le féminin. A vrai dire, le féminin, je ne sais pas bien ce que c’est, et je ne suis pas sûre que ça m’intéresse. Mais telle femme qui fait face au monde, qui y va comme elle peut, avec sa folie, sa faiblesse, sa détermination, ses larmes et ses victoires. Telle femme, toutes les femmes. Ça oui.


Est-ce leur fuite en avant qui vous intéresse ?

Je dirais plutôt l’inverse. Il y a chez chacune d’elles une obstination, un entêtement qui forcent l’admiration. L’énigme de sa propre image pour la Castiglione, la force inattendue de l’abandon et de la dérive chez Loden, l’affirmation d’une grâce au péril de sa vie pour Pippa Bacca.
Je comprends qu’on puisse parler de "fuite en avant", mais quand même, il en faut de la détermination pour mener à bien ce que chacune a accompli. Rien de triomphal, c’est vrai, comme si chacune d’elles nous apprenait une chose : quittons l’illusion de la maîtrise.


Finalement, après la mort, après un temps, il semble que l’on revienne soi-même à la vie. Quel en est le premier signe ?

L’azur, c’est la relance, c’est le mouvement, c’est le "Dansez, le voulez-vous ?" de la fin du Gai Savoir (publié par Nietzsche en 1882 – ndlr). Cet azur, disons que c’est la joie "viscéralement illogique". Cet azur n’est pas mystique, il est terre à terre, il est l’inattendu, la vie même. Le premier signe ? C’est certainement un rire, le rire filé, perlé, heureux, d’un assentiment.


Nelly Kapriélian, Les Inrockuptibles, octobre 2020



Nathalie Léger : supplément à la vie de l’homme aimé


La romancière de « Supplément à la vie de Barbara Loden » augmente celle de son mari, décédé en 2018. Dans le concis « Suivant l’Azur », elle dit l’immensité et la beauté de l’amour.


Un tout petit livre, du poids d’un soupir, vient clore cette rentrée littéraire, où se sont affrontés, pour gagner la coupe Goncourt, de gros romans de sumos. Il est si fin, si feutré qu’on craint, en l’ouvrant, d’être indiscret ou de le blesser. Signé Nathalie Léger, qui n’a jamais mieux mérité son patronyme, il s’intitule « Suivant l’azur ». En épigraphe, elle a placé deux phrases de Jean-Loup Rivière : « Pour savoir où je suis, il faut la carte où je ne suis pas. Il suffit d’interroger les lois du labyrinthe et de suivre le fil. »
Dramaturge, conseiller de la Comédie-Française, professeur d’études théâtrales, traducteur de Pirandello, auteur de « Comment est la nuit ? » (il a désormais la réponse), Jean-Loup Rivière s’est éteint, à Caen, le 23 novembre 2018, à l’âge de 70 ans. Il était le mari de Nathalie Léger, qui n’a pas pu, malgré tous ses efforts et ses suppliques, alors qu’elle enserrait et embrassait son « corps abandonné », l’empêcher de partir : « Une dernière fois j’ai voulu te retenir, mais c’était trop lourd, car vous étiez deux maintenant, toi et la mort. » On n’ose écrire que ce texte bref est à l’os, mais on le pense. La romancière de « Supplément à la vie de Barbara Loden », qui augmente aujourd’hui celle de l’homme aimé, dit avoir eu « honte », à l’instant de son départ, de « mimer une lamentation de théâtre, honte de ne savoir que répéter les gestes usés par des généalogies de déploration ». Alors, pour s’en garder, elle étouffe ses sanglots et forme des phrases pointues avec des mots maigres. Elle met sa douleur au régime sec. Et voici que, miracle, par petites touches, le mort revit, avec ce « regard d’un bleu profond, dont la rondeur chromatique est tout simplement celle de la bonté ». Il rajeunit même, comme dans ce film avignonnais de Raoul Ruiz au titre prémonitoire : « la Présence réelle », où il a 35 ans et « rayonne de beauté ». Il continue, dans son bureau, de relire Barthes, d’écrire sur le théâtre, « l’endroit où l’on peut croire sans se faire d’illusions », et de regarder une série, « The Leftovers », où les habitants d’un pays disparaissent brutalement. Et tandis que Nathalie Léger entre « dans l’épaisseur crasse du chagrin », elle le voit embarquer, rieur, suivant l’azur, dans une nacelle du haut de laquelle il est saisi par « l’immensité et la beauté du monde ». Immensité et beauté aussi de l’amour qu’elle lui porte, et qui déborde jusque dans les blancs de ce texte concis et marbré comme une épitaphe.

Jérôme Garcin, L’Obs, novembre 2020



« Suivant l’azur », de Nathalie Léger : le feuilleton littéraire de Camille Laurens


Notre feuilletoniste suit Nathalie Léger cherchant ses mots pour dire le deuil.


Le peu qu’il reste


Sur les trottoirs ou les murs de Paris, dans différents quartiers, on peut lire cette phrase à la craie, blanc sur noir, noir sur blanc : « L’air mis à part, la mort n’est qu’un mot. » La formule rassure-t-elle ceux qui craignent la mort ou console-t-elle les endeuillés qui ont perdu l’amour ? Voyez, semble rappeler le tagueur, on peut jouer avec les mots. Contrairement aux mourants, les mots ne manquent pas de souffle. Ils mettent un baume aux cœurs blessés, et voilà la tristesse humaine balayée un instant, au détour d’une phrase et d’une rue, par le plaisir de la langue. Ainsi toute l’histoire de la littérature n’est-elle peut-être que l’effort répété de faire tenir la mort et l’amour dans les mots, le désir fou que la langue, littéralement, les comprenne.
L’amour, la mort, les mots. C’est dans leurs parages amis, ennemis, que Nathalie Léger cherche « une minuscule certitude », une épiphanie capable de fracasser son chagrin. En novembre 2018, elle a perdu l’homme qu’elle aimait et qui partageait sa vie, le dramaturge et théoricien du théâtre Jean-Loup Rivière. Suivant l’azur, bref récit discret comme un secret fidèle, tente d’abord d’entrer dans le souvenir. Des images se dessinent, qui se passent de mots car elles ressuscitent ce « composé de silence et d’effervescence » qu’est l’intimité amoureuse, « ce minuscule viatique de choses infimes ». Mais dès l’instant qu’elle veut saisir par l’écriture un peu de sa vie passée avec le disparu, ou même ses derniers instants, sa veuve est désemparée, elle perd contenance, tout ce qu’un corps abrite de mots la quitte. « C’est le sens du mot veuf, veuve, le vidé, la vidée. Ce n’est pas rien d’être occupée par un vide. »
Elle qui les fréquente depuis toujours, qui a retracé en de nets et beaux récits des destinées tragiques, notamment dans La Robe blanche, paru quelques mois plus tôt en 2018 (P.O.L), se trouve tremblante et bégayante au seuil de ce récit-là, la mort s’étant enfuie « après avoir tout dit en l’inarticulant ». Dans un phrasé haletant qui donne à entendre au plus près le souffle coupé de l’angoisse, elle se reproche de n’avoir su trouver les mots – « reviens, reviens » –, ou plutôt la formule magique opposable à la mort, « le mot qui te sauverait ». Le couple n’a même jamais évoqué cet événement irrémédiable – « mais est-ce qu’on peut parler de sa mort, est-ce qu’on ne doit pas toujours ne parler que de la vie ? »
A présent que cela a eu lieu – « mais quoi, quoi ? » –, le réel « cloue la pensée » comme un cercueil, et les mots manquent. La narratrice, au bord de son récit, ne parvient pas aussitôt à dire « je » à ce « tu » disparu. Elle emprunte donc d’abord à la langue l’indifférenciation nécessaire du pronom « on » qui, tout en exprimant ce que l’instant a d’indéfini, d’indéfinissable, nous compte tous parmi les mortels. « On », c’est nous. La force sublime de ce tombeau dédié à un seul homme est d’inviter tous les autres à s’y arrêter. « On avance en tremblant. On se souvient (…). On sait peu de vérités, mais celle-là, celle de l’amour, on la sait. » Nathalie Léger rêve d’une syntaxe nouvelle qui saurait dire la substance même du vide, mais garder intacts aussi le corps de l’aimé, ses gestes, son regard bleu, ne pas les reléguer dans un passé fini
Certains mots sont impossibles à fixer sur la page, et pourtant ils obsèdent : « Jamais. Jamais plus. L’énorme travail qu’il faut pour quitter cette obscurité, s’en arracher. » D’autres détruisent et il faudrait apprendre à les peser. Ainsi de ceux que prononce un médecin à l’hôpital, dévastateurs dans leur banalité mensongère : « Ecoutez madame, si vous voulez qu’on sauve votre mari, arrêtez de pleurer. » L’écrivaine rêve d’une syntaxe nouvelle qui saurait dire la substance même du vide, mais garder intacts aussi le corps de l’aimé, ses gestes, son regard bleu, ne pas les reléguer dans un passé fini. Elle voudrait, comme Victor Hugo à Guernesey, communiquer avec le monde des défunts, ou au moins « inventer un temps grammatical (…) pour parler des morts au présent sans avoir l’air fou ».
Comment, habitée par l’énormité du vide, « reprendre souffle » ? Nathalie Léger s’identifie au grand singe du Jardin des plantes, à Paris, qui, tassé dans sa cage comme elle l’est dans la douleur carcérale du deuil, les yeux en l’air, fixe un coin de ciel. Son ciel à elle, c’est l’écriture, cet espace autre qui, s’il n’est pas la vie, est « un couloir tangent à la vie ». L’éditrice du Journal de deuil, de Roland Barthes (Seuil, 2009), auteur à qui elle a consacré une mémorable exposition au Centre Pompidou en 2002, partage avec lui l’expérience de l’écriture comme lieu où l’autre n’est plus mais où la langue donne forme au néant. « A la fois terre, boîte et corps », le texte accueille les reliques et les secrets amoureux : « De tout, de l’existence (cette beauté, cette ampleur), le peu qu’il reste, quand il en reste, n’est fait, ne sera fait que de noms, que de mots. » C’est en passant par eux qu’elle approche d’une « représentation possible » pour retrouver l’aimé, c’est dans leur nacelle qu’elle le voit s’envoler, heureux, car « le vide n’existe pas », « le vide est comme l’azur (…), il est plein d’inattendu et d’événements, plein de vivacité ». Ainsi ce livre de deuil résonne-t-il comme un hymne poignant au pouvoir des mots, à leur puissance d’immortalité, à leur mystère lui-même si difficile à nommer : « L’écriture, le seul truc réel. »


Camille Laurens, Le Monde des Livres, 5 novembre 2021

La mort dans l’âme


Lauréate du prix du livre Inter pour « Supplément à la vie de Barbara Loden » (2012) Nathalie Léger signe un récit somptueux sur le deuil et l’amour.


Un être aimé disparaît. Soit parce qu’il a rompu et, dans ce cas-là, pourra-t-on peut-être le croiser plus tard, ou le rappeler lorsque l’eau aura coulé sous les ponts. Soit parce qu’il est mort, et c’est une autre histoire qui se joue : « On pourrait vraiment confondre ? On pourrait confondre un vivant et un mort ? Faut-il d’une voix pédagogique expliquer la différence ? » D’une plume fiévreuse, impatiente, Nathalie Léger transmet dans « Suivant l’azur », écrit à la première personne du singulier, des bribes de l’effroi et du chagrin qui l’envahissent à la mort de son compagnon. La maladie l’a avalé, il s’est éteint à l’hôpital. Les phrases et le texte sont brefs et le flux de l’écriture, rapide. Nathalie Léger transcrit avec justesse la mémoire pointilliste que l’on conserve du corps perdu.« On convoque des extraits», le cou, les mains, le sexe, mais la totalité de l’être reste souvent hors d’atteinte. Pour rendre sensible le manque, la narratrice de l’auteure recourt à la crudité, façon d’en découdre avec la mort. Elle se surnomme la veuve, « la vidée », et ajoute avec colère : « Ce n’est pas rien d’être occupée par un vide. » Son récit se souvient également des jours heureux et propose des définitions de l’amour. Aux vérités générales, la romancière préfère les images et les situations : deux hommes bavardent dans un train et l’un explique à l’autre pourquoi un maillot de boxe a d’autant plus de va leur qu’il n’a pas été lavé. L’autre demande : « "Tu veux dire... la sueur ? - Ben oui, la sueur, on les admire tellement qu’on pourrait lécher leur sueur, qu’est-ce que tu crois ?" Et c’était dit avec un mépris si souverain que l’autre a sans doute compris ce jour-là que la part la plus noble de l’amour lui avait jusque-là échappé. » Aimer, c’est se montrer généreux, accepter un certain degré d’absorption et de possession. Enfant, Nathalie Léger avait remarqué un couple : « L’homme assis, costaud, et la femme debout, appuyée contre lui, possessive et désinvolte, sachant précisément tout ce quelle possède. »


Virginie Bloch-Laine, Elle, 16 octobre 2020



Poursuivre le dialogue et peupler le vide


Dans un livre de deuil pudique, Nathalie Léger revient sur la mort de son mari, l’écrivain et dramaturge Jean-Loup Rivière, disparu le 23 novembre 2018.


L’image est sidérante, obsédante : des couloirs vides et froids où résonne en vain un appel à l’aide. Cette nuit-là, la mort qui déjà voilait le visage est devenue réelle, inéluctable. Puis tout est allé très vite, « une brève et brutale agonie » ponctuée de douloureuses descentes dans les entrailles de l’hôpital. Deux ans après la disparition de son mari, Jean-Loup Rivière Nathalie Léger pose des mots sur son chagrin, sur l’absence, sur la vérité d’un amour immense. « On a surtout besoin de creuser dans l’écriture un couloir tangent à la vie, une vie qui ne tient désormais qu’à ce passage dans les mots pour te retrouver », écrit-elle au début de Suivant l’azur, un Tombeau pudique et déchirant. Il a fallu ce temps, cette latence, pour trouver le chemin du « on » vers le « je », pour affronter les souvenirs et retrouver la mémoire des gestes, exprimer la « banalité fastueuse » d’un quotidien partagé, « ce minuscule viatique des choses infimes qui donnent forme à l’amour ». Comme Eurydice guidant Orphée hors des Enfers, sommée de ne pas se retourner, elle a cru pouvoir sauver celui qu’elle aimait en refoulant ses larmes, obéissant littéralement à l’injonction d’une voix sévère au téléphone. Quand, l’avant-dernier matin, elle, l’écrivaine, n’a pas su trouver les mots et l’émotion justes pour répondre à la peur, quand le corps qu’elle pensait maîtriser a laissé échapper des sanglots, elle a pensé trahir. Au sentiment de honte et d’impuissance éprouvé alors, elle répond par une scène du film de Mohsen Makhmalbaf, Salaam cinéma, où le réalisateur iranien, après un long casting, choisit de ne garder que ceux qui peuvent pleurer.


Écrit pour ne pas interrompre le fil du dialogue


Parce que « les fantômes s’y sont installés pour toujours en villégiature », le cinéma est très présent dans le texte : la Présence réelle, de Raoul Ruiz, où apparaît Jean-Loup Rivière, le combat de boxe des Lumières de la ville, de Chaplin, visionné jusqu’au vertige pour conjurer l’angoisse, la gueule cassée de Nicholas Ray, l’auteur de la Fureur de vivre, qui, la veille de sa mort, penché sur son cahier, notait une liste de derniers mots : Tolérance, Générosité, Égoïsme, Sensibilité... Livre de deuil adressé, pour ne pas interrompre le fil du dialogue, Suivant l’azur creuse le manque et la solitude, le vide qui emplit chaque pièce de la maison. « On restera seul avec le vide en soi, c’est comme ça, c’est le sens du mot "veuf”, “veuve”, le vidé, la vidée », écrit Nathalie Léger, dont la mère, veuve très jeune, celle qui dans la Robe blanche, lui demandait de raconter son histoire, est morte pendant l’agonie de Jean-Loup Rivière. C’est ce vide que tente de peupler Nathalie Léger de son écriture précise, cheminant doucement jusqu’à ce qu’une porte entrouverte laisse apercevoir un coin de ciel, « une adhésion au monde tel qu’il est, écumant, indifférent et allègre.»


S.J., L’Humanité, 22 octobre 2020

Et aussi

Nathalie Léger, Prix du Livre Inter

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Nathalie Léger Prix Wepler 2018 Bertrand Schefer mention spéciale du Prix Wepler

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