— Paul Otchakovsky-Laurens

Rétine

Théo Casciani

C’est le roman d’un regard, le roman d’un jeune homme qui appréhende sa propre histoire à travers l’énigme des images qui s’impriment sur sa rétine. Entre Paris, Kyoto et Berlin, c’est aussi l’histoire d’une rupture amoureuse. Pas un mot, pas un dialogue. Tout se joue dans les regards. À travers des skypes silencieux entre les deux amants. Le narrateur passe des préparatifs d’une exposition de l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster (DGF) au Japon, à laquelle il participe, jusqu’à la quête de son amour, Hitomi, dans un Berlin plongé dans une ambiance insurrectionnelle, à l’occasion des festivités des 30 ans de la chute du Mur. Il...

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La presse

Chasser d’autres lumières


Entre le réel et sa perception


J’adore ce livre. Il s’appelle Rétine, c’est le premier roman de Théo Casciani, 24 ans. Il est publié aux éditions P.O.L, et c’est un événement : personne, en France, ne soumet ainsi la littérature à l’épreuve des «régimes visuels contemporains» au point d’en inventer une nouvelle perception, peut-être même une nouvelle sensibilité. Sous ses airs de narration internationale-connectée, qui nous transporte de Kyoto à Berlin, et du musée d’art contemporain de Kobe à un club allemand, ce roman étonnamment maîtrisé (hypnotique) nous prodigue, à travers le paysage de ses longues phrases ondulantes qui se déploient comme « l’arborescence [d’une] banque visuelle », une vue inédite sur ce qu’il en est d’évoluer sous le régime intégral des images virtuelles. En lisant les aventures étrangement mates, ralenties, et pourtant violentes, de ce narrateur qui prépare une banque de données visuelles pour une exposition de l’artiste Dominique Gonzalez- Foerster, qui observe sans parler son amoureuse japonaise par Skype, qui, en dérivant la nuit, fait l’expérience d’un séisme et prend part à une manifestation pour le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, on a la sensation d’être en phase avec une électricité planétaire - avec cette circulation instantanée de flammes numériques qui roule d’écran en écran, de par le monde. Où sommes-nous? Il existe une frange entre le réel et sa perception, entre la lumière et la sensibilité, où flottent des images pourprées, des prismes, où vibre la lueur d’une effusion aurorale qui ne cesse de promettre à ce livre une ouverture. Ce lieu que, dans les anciens romans, on aurait appelé un récit, et qui s’accorde ici à l’intérieur passionné d’un œil, héberge « des appareils, des reflets, des échos, des câblages »; il contient les quinze rochers du jardin de Ryoan-ji, une performance de John Cage, des corps, des téléphones ; il s’étire lentement, du reflet d’un avion sur une tour de la Porte de Bagnolet (Paris) aux larmes qui coulent sur la joue d’une jeune femme qui danse en une « plainte sans émoi ». Quelque chose se fonde à travers cet étrange roman qui redéfinit notre perception du réel - ou plutôt qui l’ajuste à ce qui arrive aujourd’hui au temps et à l’espace, devenus ce territoire de luminosités où notre extase se confond avec la distance. En lisant Rétine, on sent bien que toute présence est devenue un clignotement aléatoire sur la planète. Dire «je », c’est participer à un jeu de lumières. Peut-on encore aimer? Un enregistrement perceptif du réel aligne une suite de reflets dont la boucle respire toute seule, presque sans nous, qui sommes devenus des spectateurs d’un feu inventé par les écrans. Ainsi, tout est devenu art contemporain, même la littérature ; Rétine est l’expérience plastique de cette nouvelle époque.


Yannick Haennel, Charlie Hebdo, septembre 2019



Le premier roman de Théo Casciani, Rétine, place le regard et l’expérience esthétique au cœur du récit. Auteur de textes et d’expositions, cet ancien étudiant de la formation en Écritures contemporaines de La Cambre (Bruxelles) représente l’archétype de l’écrivain contemporain qui amalgame l’écriture, la vie médiatique et la nécessité d’exposer mais aussi de s’exposer. Au cœur de cette situation panoptique et globalisée de la littérature, Casciani situe l’écriture du livre durant le montage au Japon d’une exposition de l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster. L’occasion de retracer les trajectoires visuelles et affectives qui jalonnent la préparation d’une performance monumentale pour laquelle l’auteur collabore avec l’artiste. Depuis sa publication chez P.O.L, la vie de Rétine se poursuit également sous la forme de lectures-performances.
Théo Casciani n’est pas le premier écrivain à prendre Dominique Gonzalez-Foerster (DGF) comme source d’inspiration littéraire. Elle-même grande fictionnaliste, créatrice d’environnements au seuil de la réalité, habités par des textes et des livres, a hanté plusieurs récits d’Enrique Vila-Matas, Dublinesca ou Impressions de Kassel jusqu’au dialogue littéraire et scénique Marienbad électrique qui est, d’un côté, un livre de notes de l’écrivain et, de l’autre, une œuvre hologrammique d’une artiste avide elle aussi de dédoublements. Le narrateur de Rétine est cependant dans une toute autre relation avec l’artiste. Le temps d’une exposition, il y est employé comme assistant, envoyé au Japon pour préparer une installation dans le cadre d’une grande rétrospective au musée d’art préfectoral de Hyogo, près de Kobe (dans le monde réel, on n’en trouvera pas trace). Cette exposition fictive de DGF s’intitule précisément Rétine. Bien qu’au cœur du récit, l’artiste n’y est présente que de façon spectrale : lorsque le narrateur va la chercher à la Villa Kujoyama (équivalent japonais de la Villa Médicis), c’est pour traverser la ville en silence jusqu’au Ryoan-Ji, temple qui abrite le fameux jardin minéral aux quinze pierres, disposées de telle façon que l’on ne peut les voir toutes en même temps. Lors du vernissage, le narrateur se fait à la fois spectateur de l’intérieur et instrument de l’artiste qui ne prononcera qu’un seul mot, à peine audible mais combien lisible sur ses lèvres : « aesthetics ».
Chargé par DGF de composer « Visual Purple », une espèce de vidéodrome sur une centaine d’écrans simultanés, le narrateur est installé à Kyoto où ses journées sont tout entières tendues vers ses recherches iconographiques sur internet. Ce travail qui l’absorbe et concentre toute son attention est ponctué d’apparitions de toute autre nature, plus affective et aux contours imprécis, comme lorsque sa petite amie restée en Europe s’affiche nue un long moment sur sa webcam, en compagnie d’un chat peint en rouge. La veille du vernissage, du haut d’une tour à Osaka, le narrateur assiste à l’extinction totale de la ville durant un tremblement de terre. Souvent en proie au désœuvrement, il observe les évènements se dérouler autour de lui, même lorsqu’il est lui-même acteur des scènes, dans une veine que l’on pourrait qualifier de robbe-grilletienne.
Dans son monde où l’on entend O Superman de Laurie anderson en bande sonore et où l’on croise un livre de Donna Haraway sur la table de chevet, on traverse des décors atmosphériques qui rappellent des œuvres de Philippe Parreno et Pierre Huyghe (surgit dans le récit un chien avec une patte « rose tyrien »). D’une ambiance nocturne à une autre, l’on passe ainsi d’une cantine de minuit à Kyoto à un tournage à Berlin pour retrouver un autre espace d’exposition, fait d’écrans et de cloisons d’où l’on observe Hitomi, l’amie au corps distant et voué aux caméras. Si l’intrigue d’arrière-plan est le délitement d’un couple à distance qui ne se voit jamais et décide finalement de rompre, l’accent est porté sur les dispositifs d’exposition et de regard qui articulent les relations entre les personnages, et singulièrement celle du narrateur à un réel de surface médiatisé de façon récurrente par des écrans. Le contexte de l’art contemporain est en somme un espace phénoménologique au sein duquel Théo Casciani promène son regard, s’accroche à certains détails et donne à réimaginer des dispositifs faits pour être vus. Cette écriture visualiste, propre à des auteurs comme Thomas Clerc, Tanguy Viel ou Olivia Rosenthal, mêle ici des expériences de visions transmédiatiques : il ne s’agit pas d’un cinéma intérieur, ou d’un travelling narratif dans une rue, mais bien d’une expérience de la vision qui passe d’une expérience du réel à celle de l’immersion dans les images sur le web, tout en étant contrariée par des contacts visuels réels aux degrés de présence relative. L’intrigue amoureuse se conclut devant la performance matérialisée du Cours des choses de Peter Fischli et David Weiss, cet enchaînement rocambolesque d’objets sans lien apparent les uns avec les autres, comme une allégorie de la relation à l’autre.
Ecrit dans un style fluide et délicat, le roman réserve aussi ses rebondissements, surprises et trahisons, tout en laissant affleurer les fragilités des personnages face à ce déversement visuel. Quand on pense à la rétine comme organe, l’on se dit que cette petite membrane emmagasine, ou plutôt encaisse, énormément d’images dont le roman ici se fait le sismographe sensible.


Magali Nachtergael, L’Art Même, N°80, 1er quadrimestre 2020


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