— Paul Otchakovsky-Laurens

Disparitions

Bertrand Schefer

Disparitions est à la fois un parcours dans la culture visuelle moderne et le récit d’un narrateur à la recherche d’une image qui ferait enfin revenir à lui une scène manquante. Ce sont des histoires liées à la photographie, au cinéma, à des images qui hantent sa mémoire. Récits et enquêtes sur Antonioni, Gus Van Sant, Clouzot, Chris Marker, Giacometti, Stendhal, Duras… Écrits sur une dizaine d’années, comme autant d’étapes de la construction d’un regard, ces chapitres, qui glissent de l’essai à la nouvelle, sont tous animés par une question commune : au fond de toute image, et de tout récit, il s’agit...

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La presse

Un homme disparaît


Dans Disparitions, Bertrand Schefer divague avec brio entre cinéphilie atomisée et mémoires immémoriales. Hanté par une question de haute littérature mais fatalement sans réponse : comment être où je ne suis pas ?


Mais qu’est-ce ? Une autobiographie ? Un essai ? Un précipité philosophique ? Plutôt un récit bénéfiquement impur où l’auteur, sous le couvert de son nom propre, Bertrand Schefer, et à l’abri de son titre programmatique, Disparitions, ne raconte des lambeaux de son existence que pour fuir vers d’autres horizons que ceux des confessions misérables (ma maman, mon papa) et des jérémiades à bâiller d’ennui.
Au fait, qu’est-ce qu’une vie ? Bertrand Schefer le dit sur le tard : « Une nappe de brume informe dont seules parviennent à se dégager certaines strates d’épaisseur et de densité, d’opacité ou d’évanescence. » Il écrit à tâtons dans un brouillard où ses passions privées s’ouvrent sur nos propres vies, percluses de flous inquiets et de bonheurs nébuleux. Une chambre noire qui est une chambre d’échos. Ce qui fait le lien, c’est un couloir inaugural où il fait bon le suivre à pas de loup : celui qui mène à une salle de cinéma et permet d’en sortir. Shock Corridor à l’aller comme au retour. Ce qui s’agite sur un écran, c’est toujours, fiction maximale, la vie des morts. Histoires de fantômes, donc.
Il suffit d’admettre qu’on va au cinéma pour y croiser des spectres du réel, se plonger dans un torrent amniotique de paysages, de visages, de corps. Un bain d’acide aussi puisque, au bout de la mémoire, centrifugeuse à ranger et déranger, tout se dissout dans un continuum ancestral : « Tous debout, assis, allongés, enlacés, parlent la même langue maternelle du temps. » Et laisser les fantômes nous squatter. Drôle d’état, entre coma et vigilance : « Nous sommes seuls dans notre chambre noire. Nous lâchons prise. Les histoires arrêtées se poursuivent en nous. Nous imaginons leur suite. Nous sommes leur suite et leur avenir. » Effet de déjà-vu, en miroir du jamais-vu. Car toute image, a fortiori l’image de cinéma, documente l’apparition de sa disparitions, telle « une puissance ultime et une arme secrète ».
A l’aune d’une cinéphilie éclatée, de Hitchcock à Kiarostami, de Clouzot à Cocteau, de Duras au Misery de Rob Reiner, ce sont les films qui aiment le narrateur plutôt que l’inverse. Mais Bertrand Schefer le leur rend bien, quand il exhausse l’ordinaire de la critique par des visions extravagantes. Pour l’exemple, des pages fulgurantes sur la vraie-fausse partie de tennis sans balle ni raquette qui conclut le Blow-Up d’Antonioni : « On y filme purement de l’invisible et, pour ainsi dire, le comble de l’absence. » Mais il n’y a pas que les films qui hantent nos vies. Il y a des livres (Austerlitz de Sebald), des photographies (un lit défait par Felix Gonzalez-Torres), des anecdotes essentielles comme celle du jeune Giacometti se creusant un trou dans la neige, à la fois refuge et observatoire, «un endroit très chaud et noir où il est certain d’éprouver la plus grande joie possible». Comme l’écrit Bertrand Schefer dans la première phrase de Disparitions : « Ça y est, nous y sommes. » Mais où ? Tout de joie, sur l’écran blanc de nos nuits noires.


Gérard Lefort, Les Inrockuptibles, février 2020



Bertrand Schefer dessine un vide


Le recueil « Disparitions » montre l’écrivain et cinéaste curieux de tout ce qui se tient entre mots et images


Écrivain, philosophe, traducteur, cinéaste, Bertrand Schefer est un créateur polymorphe, dont le sillage, entre les deux eaux du mot et de l’image, déconcerte et enchante. On ne s’étonne pas outre mesure de trouver en ce boulimique des savoirs et des arts le traducteur de plusieurs figures de la Renaissance italienne et plus spécialement de Pic de La Mirandole (900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, Allia, 1999). Il est par ailleurs l’auteur d’une œuvre romanesque entretenant un net tropsime pour la question de l’image. Son dernier roman, Série noire (P.O.L, 2018), polar cinéphilique, relate ainsi le kidnapping du fils Peugeot, dans les années 1960, à l’aune du cinéma de Michelangelo Antonioni.
Disparitions prolonge ce goût pour les arts visuels en portant l’accent sur la question de l’absence en tant qu’elle est constitutive de toute représentation, mais plus largement sans doute au titre de motif de prédilection mélancolique de l’auteur. Rien de pédant ni de pesant cependant dans cet ouvrage. Le flottement entre les genres (critique, essai, nouvelle, chose vue), l’impureté de l’approche (il s’agit d’un recueil de textes disparates glanés dans des parutions ou des interventions antérieures) ; l’élégance sinueuse et impressionniste de l’écriture, enfin, lui confèrent une grâce et un mystère certains.


On partira donc ici avec pour seule boussole l’idée que cet instrument ne sert pas à grand-chose face à l’évanescence du monde. On parlera donc cinéma. D’un tournage de film au Japon dans l’ombre portée du Sans soleil, de Chris Marker (1983). De l’intuition d’un lien macabre entre cinéma et photographique chez Henri-Georges Clouzot. Des grandes figures de la disparition chez Antonioni, Alain Cavalier ou Abbas Kiarostami. Mais aussi bien du rapport qu’entretiennent l’écriture et le dessin chez Stendhal, de l’effacement de la présence humain chez le photographe Lewis Baltz, d’un souvenir adolescent où le narrateur, lancé dans une typologie des fêtes parisiennes, en arrive à évoquer sa première rencontre avec la mort.


Trouble sensible

L’impression est que quelque chose se rassemble ici, qui n’est autre que la découverte tardive par l’auteur de n’avoir cessé d’écrire, sans nécessairement se l’être formulé, autour de la disparition. Ce livre en serait à la fois la prise de conscience et la preuve, d’autant plus subtilement administrée que Bertrand Schefer n’informe pas son lecteur des circonstances auxquelles se rattachent les interventions qui le composent. Cette absence délibérée de contextualisation redouble la question de l’effacement à l’œuvre dans les textes eux-mêmes et ajoute au trouble sensible qu’ils dispensent. Il reste donc à en faire goûter le style, dans ce passage où Schefer prend prétexte d’une lettre adressée par la photographe Francesca Woodman à un autre Bertrand pour se rapprocher de cette photographe fantomatique, suicidée à l’âge de 22 ans : « Peut-être ne saura-t-on jamais complètement à quel trafic on se livre avec les images, à quel trafic nécessairement obscur. Lent et ténébreux travail des images, où l’on espère voir éclater un jour ce qui sourd dès l’instant de la rencontre. On connaît cet entêtement à rester devant certaines d’entre elles, à y revenir régulièrement, parfois si mal à l’aise, sans toujours bien savoir ce qu’on fait et pourquoi, et qui de l’image ou de nous frappe sans relâche à la porte de qui, se disant ou croyant se dire un jour elle parlera. Un jour nous parlerons. » Voilà qui est fait.


Jacques Mandelbaum, Le Monde Des Livres, 6 mars 2020



Non pas l’invisible, mais la disparition. Filmer la disparition serait, selon Bertrand Schefer, l’élément moteur du cinéma. Et son livre d’être, en seize essais et nouvelles (qui abordent aussi la photographie et la littérature), la tentative d’analyser, de pointer cette disparition première. Non pas l’invisible parce que, selon l’auteur, la disparition s’avère toujours corrélée à des arrivées, des présences, des apparitions. Les exemples sont particulièrement bien choisis, qu’il s’agisse de reconstruire une présence à partir du vide (Irène de Cavalier), de montrer l’absence de la présence/la présence de l’absence (Oncle Boonmee) ou de saisir la réalité au moment même où elle se décompose (Blow up). Mais aussi indissociables soient-elles, quelque chose de l’ordre de l’héritage se joue entre la disparition et l’apparition, comme si l’apparition reprenait à son compte la disparition pour la prolonger sous une autre forme. C’est ce qui ressort du texte très éclairant sur Gus Van Sant et son rapport à Hitchcock à travers, mais pas seulement, le remake de Psychose. Ou comment, à la fin de ce film, Van Sant poursuit le mouvement de caméra qui avait été stoppé par Hitchcock, quarante ans auparavant, lorsque la voiture est sortie de l’eau. Schefer parle alors de « continuité par les images à travers les générations ». Hitchcock lui-même, avec Une femme disparaît, reprenait à son compte le film homonyme de Méliès quarante ans après. Le désir de faire réapparaître, c’est vouloir en fin de compte nier la disparition. C’est revivre quelque chose d’impossible « parce que depuis longtemps avalé par le temps mais que le cinéma est en mesure de rejouer en nous y invitant ».

Nicolas Azalbert, Cahiers du Cinéma, Mars 2020



Vidéolecture


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