— Paul Otchakovsky-Laurens

Ni de lait ni de laine

Emmanuelle Salasc

« La famille, tout le monde en a une, même ceux qui n’en ont pas, même ceux qui en ont plusieurs. La famille, c’est l’endroit au monde où on est le plus aimé, le plus haï, le plus protégé, le plus violenté, le plus soutenu, le plus abandonné, le plus nié, le plus encouragé, le plus cajolé, le plus admiré, le plus dénigré, le plus compris, le plus incompris. La famille est un superlatif. On y est seul, on y est nombreux. »

Emmanuelle Salasc propose une cinquantaine de nouvelles, parfois très brèves, parfois plus longues comme de véritables petits romans. Chacune saisit la tension secrète du lien familial qui unit...

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La presse

Ni de lait ni de laine d’Emmanuelle Salasc


Toutes les facettes des liens familiaux, des non-dits et de la violence dans un recueil de nouvelles. Une réussite.

Certains textes sont inédits, d’autres ont été publiés dans des revues ou lus en public, "parfois dans des versions très différentes". Tous sont le reflet de cet art du minimalisme développé depuis une vingtaine d’années par l’une des autrices les plus mystérieuses du paysage littéraire français, Emmanuelle Pagano, qui a récemment décidé de signer de son vrai nom.

Une jeune femme raconte qu’on lui a enlevé son enfant à la naissance, une ado grandit auprès d’une mère alcoolique, un père attend le retour de sa fille, un fils se souvient de se la violence du père. Quelques histoires se développent sur plusieurs pages, d’autres, les plus marquantes sans doute, tiennent en quelques lignes. Elles permettent de repérer en la récurrence de certaines thématiques : les grossesses précoces, la violence familiale, les secrets. Ces textes toujours rédigés à la première personne donnent une voix à ces anonymes pétri·es de doutes, de malheurs enfouis. L’autrice excelle dans l’art d’incarner sans caricaturer ces existences dans les marges et de leur donner une dignité, nous laissant deviner ce que ses personnages ont caché parfois toute leur vie.

Surtout, on mesure d’un texte à l’autre l’étonnante maîtrise de l’écrivaine, son art de la suggestion, de l’ellipse. Tout au bout de chacun de ces textes courts, les dernières lignes semblent comme suspendues, confessions inattendues venant soudain éclairer ce qui précède, et ouvrir un gouffre.


Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, Avril 2024



Ni de lait ni de laine, nouvelles d’Emmanuelle Salasc

La force de l’eau et des lieux traverse impétueusement ce recueil à vif qui n’épargne pas les humains.

Les pères, les mères, les vieux, les vieilles, parfois tout ça d’un seul tenant. Les frères, les sœurs, les scélérats, les saletés, souvent fondus d’un même métal. Les ancêtres, les descendants, les morts, les vivants, irrémédiablement ligotés par les liens du sang. Les hommes, les femmes, les bourreaux, les soumises, dominera bien qui rira la dernière. Voilà les individus charriés par ces nouvelles, par- courues de courants contraires et de flots décidés, ancrées dans l’élément préféré d’Emmanuelle Salasc : l’eau, lymphatique, riveraine, glaciaire, lacrymale, meurtrière aussi, souvent plus prompte à noyer les êtres qu’à les régénérer. La nouvelle qui ouvre le recueil semble toutes les englober. En deux pages à peine, tourbillonnent incohérences et virevoltes d’une fillette qui attend que sa mère vienne parler à son professeur de guitare, dans l’espoir d’être acceptée à un stage d’été. La honte de voir sa maman franchir le gouffre social qui la sépare de cet univers de privilégiés, la gêne qu’elle doive solliciter une activité aux antipodes de celles de son époque, et soudain l’explosion d’amour qui l’emporte, avec son lot de mensonges, de renoncements : derrière les dissonances, l’harmonie crie grâce. Comme dans chaque histoire de ce livre âpre et sombre, où toujours la famille se déchiquette et se ressoude, au risque de sacrifier certains de ses membres au passage.

À la fragilité des personnages, même les plus stoïques, même les plus revanchards, Emmanuelle Salasc oppose la force robuste des lieux, qu’elle a toujours su fréquenter avec une curiosité de géologue intimiste. Bien plus que des décors, rivières, mers, falaises, futaies, lotissements, cimetières, bois des collines épousent les contours des humains, les soutiennent ou les écrasent. L’autrice accorde la même attention aux objets, châles, chaussures, cafetières, canapés, gourdes, billes, dont la matérialité vibre des traces laissées par les Terriens.

Et toujours cette écriture à vif, qui s’emmitoufle et se découvre, réprime sa violence et la libère. Des phrases nous agrippent de leur poigne magique, comme « je lui parle avec mes mains toutes rougies, puis je les tais dans mon manteau », ou « le sous-marin a une peau sonores », ou encore « on se mettait si près l’une de l’autre que nos paroles étaient presque des silences». Emmanuelle Salasc n’avait pas publié de nouvelles depuis douze ans. Ce genre accueille son impétuosité comme sa détresse, donne à ses élans brisés une énergie ramassée, la pousse toujours plus loin dans sa randonnée littéraire exigeante et captivante.

Marine Landrot, Télérama, 27 avril 2024



La mémoire obstinée d’Emmanuelle Salasc

L’écrivaine inscrit son œuvre dans le territoire familial, près de Lodève, aussi bien que dans l’histoire, celle des lieux et celle des siens. Et touche bien au-delà. Un recueil de nouvelles, « Ni de lait ni de laine », permet de le vérifier

On commencerait par les paysages. Pas pour en faire un décor, mais pour s’en imprégner, s’en envahir, s’y laisser prendre. Des garrigues et des vignes, une terre rouge, des collines, de drôles de roches, des grottes. Et puis un lac, ses roselières, la forêt rivulaire dans l’écheveau des ruisseaux. Tout cela est habité, bouge, s’agite. Ça grésille, ça glisse, se faufile. Petites et grosses bêtes. Insectes et serpents. Il y avait peut-être une fois une fillette qui s’ennuyait sans trop le savoir et pour qui regarder au-dehors, contempler, était la bonne manière de s’inventer le monde. La vocation d’écriture d’Emmanuelle Salasc est là. Dans cette osmose où le regard se mêle à ce qu’on imagine. Dans l’écoute silencieuse aussi de ce qu’autour de soi les autres racontent, laissent échapper. Vies passées, vies anciennes, vies perdues dans le flot lent des causeries, des bavardages. Tout se confond doucement, s’agrège, leurs histoires et les histoires qu’elles font advenir. Une quinzaine de récits, de romans, de recueils de nouvelles-tel celui qui paraît, Ni de lait ni de laine-, de fragments. Emmanuelle Salasc fait corps avec ses livres. Son œuvre est sensitive, névralgique. Elle ressent. Et raconte à mots simples ce qui gêne, qui poisse, qui égratigne, qui blesse. Comme on s’écharde aux ronces, à battre la campagne, en traverse des chemins. Parcours en quatre temps.

Nom

C’est tout simplement bien porter son nom. Qu’il soit de la bonne taille et puis du bon moment. Lorsque, à 32 ans, Emmanuelle Salasc publie son premier texte (Pour être chez moi, Rouergue, 2002), elle prend le pseudonyme d’Emma Schaak. Elle l’a choisi en souvenir, en fidélité à une histoire d’amour passée, envahissante. Pour signer le deuxième, Pas devant les gens (La Martinière, 2004), elle adopte son nom d’épouse: Pagano. Elle le conservera dans les neuf titres suivants, tous parus chez P.O.L. Puis, en 2021, avec Hors gel (toujours chez P.O.L), elle décide de retrouver son nom de famille. De le reprendre, de se le réapproprier.

Dans Sauf riverains (2017), le deuxième volume de sa Trilogie des rives, commencée en 2015 avec Ligne & Fils, elle s’approche vraiment, pour la première fois, de ses origines. Elle fouille dans le passé. Remue la terre et les morts, met des noms sur sa lignée, des plus lointains aux proches. Agrippe les générations jusqu’à les faire entièrement siennes. Des Salasc, il y en a jusqu’au bout des temps. Des Jean, des Etienne, des Georges Antoine, des Marie-Antoinette, des Madeleine, des Crépin, des Benjamin, des Lydie. Et Salasc est aussi et d’abord un village occitan à 20 kilomètres au sud de Lodève (Hérault). Mais le territoire familial est un rien plus haut, à Octon, ou plutôt dans ses hameaux. «Quand on écrit, les choses s’installent dans leur nom. »

Il en est de même pour les bêtes, les plantes, la géographie, les cours d’eau, le terrain. La narratrice (quelquefois le narrateur) des livres d’Emmanuelle Salasc n’a jamais de nom. L’écrivaine s’en passe. Elle est « je », voilà tout. Juste elle-même sans qu’on puisse l’identifier autrement qu’à sa voix. Seule exception, elle est Lucie dans Hors gel. Ni de lait ni de laine, la jeune femme un peu perdue de la courte nouvelle « Etat civil » se décide enfin à nommer son enfant : « Elle s’appelle Lydie S.» Lydie, comme la grand- mère de Sauf riverains, qui savait mettre un nom sur tout.

Eau

La terre suinte, les sources débordent. Elles prennent la pente et ravinent en ruisseaux, en torrents. Les mares sombres, les étangs, les marais, les rivières, les fleuves et leurs estuaires, l’océan. Douce, trop douce souvent, saumâtre, salée, c’est la même eau, partout, d’entre les grèves, d’entre les berges du monde entier. Il n’est pas un livre d’Emmanuelle Salasc où elle n’affleure ne serait-ce qu’un peu. Tout fait eau, tout est eau, les larmes des chagrins, la salive des baisers, les humeurs des amants, le liquide amniotique. Le dehors, le dedans. « Tout est comme aujourd’hui tout est comme toujours, écrit-elle dans la nouvelle "Mes Noëls noyés" d’Un renard à main nues (2012), la seule vraie différence, c’est l’eau, la seule différence, c’est moi. »

Au commencement de l’histoire, il y a un pays englouti. La retenue d’eau du Salagou, dans l’Hérault, a recouvert plus de 700 hectares. Dans ce lac de barrage ont disparu les vignes de son grand-père. Les collines d’autrefois forment des îlots. Plus personne ne se souvient vraiment de ce qu’il y avait avant. Emmanuelle Salasc est née en 1969, l’année de cette grande inondation. Elle est fille de ce lac. Il est au centre de Sauf riverains. On le retrouve dans Les Adolescents troglodytes (2007), dans Les Mains gamines (2008): « Je m’étais inventé un lac (...). Je plongeais dans mon eau. » Remonter le courant ou se laisser dériver. Entre le flot et la dormance, on la suit dans sa Trilogie des rives (2015-2018). Dans son roman épistolaire L’Absence d’oiseaux d’eau (2010), elle écrit à son amant: «Je me couche pour te devenir ton lit, le lit de la rivière.»

Souvenir

«J’aurai une petite-fille dont le métier, les journées, les hivers, les étés, tout, sera d’écrire. » Et cette grand-mère des « Langues maternelles », une des nouvelles du recueil Un renard à mains nues, d’ajouter: « Ma petite- fille aura mes souvenirs comme j’ai ses avenirs, pour tenir. Mais il en manquera, il n’y aura que des morceaux de choses, et elle s’évanouira pour retrouver, à son réveil, d’autres morceaux, d’autres souvenirs, les siens. » Ecrire, c’est empêcher l’oubli. Se battre contre.

Emmanuelle Salasc a la mémoire têtue, obstinée. Chez elle, rien ne s’efface vraiment et surtout pas les sentiments, les impressions fugitives, ces marqueurs d’un rien qui font le pli des journées, qui les froissent, les déchirent parfois. Les tristesses, les humiliations, les rages. Le monde qu’elle porte au profond est un monde bousculé. Sauvage. En dehors de Sauf riverains, où, d’une digression l’autre, elle suit, rend du fil et reprend une sorte de récit biographique, les souvenirs, les vrais, ne parviennent qu’en réverbération, en écho. Et dans le décalage étrange de cette résonance, ils se transforment, adhèrent à d’autres vies, inventées mais si proches.

Ainsi du métier de son père, gendarme, dans Le Tiroir à cheveux (2005): « Ah oui, la fille du gendarme, qu’est-ce qu’elle a changé.» L’alentour devient le réceptacle des destins qui s’abîment, s’accidentent. La na- ture enveloppe de froissements, de bruits, d’odeurs qui sont une rémanence d’une foule d’anciennes sensations. La narratrice des Mains gamines ne veut et ne peut rien oublier. Elle chemine. «Marcher longtemps permet aux pensées de ne plus s’enrouler sur elles-mêmes, de se fixer, par je ne sais quel mystère d’écriture sans encre. Comme si marcher c’était écrire. Comme si mes pas imprimaient les mots quelque part, mais où, je ne sais pas, pas dans la terre des vignes, mais dans une matière invisible autour de moi, étrangement solidaire de ma mémoire.»

Fuite

« Je ne vais pas rester ici.» Première phrase du premier livre. L’incipit est une ligne de fuite. Pour être chez moi est le récit de l’échappée âpre et décidée d’une jeune femme flanquée de ses enfants. Pourquoi est-elle partie? «J’avais en moi cette drôle de sensation imprécise que je connais très bien maintenant, la déception. » Dans son œuvre, nombreux sont ceux qui fuguent, qui prennent la tangente, et toutes raisons et âges confondus. Il y a Clémence, l’adolescente perdue de Hors gel (2021), celle de « Majeure en été », dans Un renard à mains nues (2012), la mère dans Ligne & Fils, empêtrée dans les nœuds du récit familial, le grand-père éternel orphelin des «Yoleurs » de Ni de lait ni de laine. Vivre à côté, en marge, décalé. Ou simplement ne pas être à sa place. Ailleurs, de fait, de- vient un endroit où aller. Ainsi de Gabriel dans Serez-vous des nôtres ? (2018): « Rejeté par ce pays qui l’a vu naître et grandir. Il a conscience de ne plus être d’ici. De ne jamais vraiment l’avoir été. Il est parti. Dès l’enfance, on savait qu’il partirait. »

Chagrins et embellies

LA TANTE TRICOTAIT À DOMICILE. Ailleurs, chez les autres tantes, les autres oncles, on s’occupait plutôt de brebis, de fromage. « Ce que je fais (...) pour ceux de ma famille, ce n’est pas un travail, ni de lait ni de laine ni de rien. (...) Les mots on n’en comprend pas l’utilité, autrement dit je brode. Et je ne brode pas du fil, je brode des histoires, des rêves, de la mémoire: du petit vent. »

Ce sont des histoires de famille, justement, qu’Emmanuelle Salasc rassemble dans le recueil de nouvelles Ni de lait ni de laine. Des histoires noires, de violence, de silences, de secrets mal cachés, de maternités tristes, d’adolescents maltraités. La forme brève lui permet de toucher au plus juste, au vrai, au sensible. Chaque texte fait mouche. Chaque texte nous atteint.

C’est une mère qui joue la comédie de la mort pour effrayer sa fillette, des grands-parents au logement envahi de détritus et de crasse collante, un homme qui fait appel à un avocat pour obliger sa compagne à avorter, une jeune femme à qui on ne laisse pas la garde de son enfant. A la première personne, parents, enfants, maris et femmes, frères et sœurs, cousins, jeunes, vieux, se débattent, entrouvrent les confidences, se délivrent un peu. C’est d’une délicatesse douloureuse et inquiète.

Emmanuelle Salasc écrit dans une saisissante proximité. Dans cette chronique des blessures, des chagrins, se nichent de minuscules embellies, de beaux moments de grâce. Quelques mots en marge d’un classeur de recettes, des figues cueillies mûres, et puis la providence d’une rencontre dans un train.

Xavier Houssin, Le Monde, 17 mai 2024



La vie en court

Parmi les recueils de nouvelles du printemps, les deux écrivaines imposent leur voix et leur univers singulier. Une exploration du lien familial et des épreuves de l’existence, le tout avec un certain brio.

Brèves ou longues, instants saisis au vol ou retour sur une vie, art de la chute ou fin suspendue: les nouvelles qui composent le recueil d’Emmanuelle Salsac révèlent sa connaissance précise de ce qui fait la beauté de la forme courte. Mieux connue sous le nom d’Emmanuelle Pagano, l’autrice poursuit dans Ni de lait ni de laine, son exploration du lien familial. Sans cesse brisé, faussé, empêché par notre tendance à ne voir nos proches qu’à travers nous-même. Or, il existe. Comme cette mère, fille de bergers, que son enfant inscrite au Conservatoire ne perçoit qu’à travers le prisme de la honte. Emmanuelle Salsac retourne cette honte dans tous les sens afin de libérer l’amour que ce sentiment étouffe. C’est d’une virtuosité inouïe. Il y a aussi ce frère décédé que sa sœur pleure en feuilletant son livre de recettes de cuisine écrit à la main. Avant de réaliser, en lisant les dernières pages, qu’elle n’a peut-être jamais rien su de lui. Souvent, c’est par un texte qu’un membre de la famille se dévoile à l’autre. Parfois, c’est son corps, vivant ou mort, qui parle. Toujours, c’est un éblouissement. [ ...]

Gladys Marivat et Hubert Artus, Lire Magazine, mai 2024




Agenda

18 juin 19h
Emmanuelle Salasc à la librairie L'Oeil Cacodylate (Lyon)

L'Oeil Cacodylate

31 rue auguste Comte

69002 Lyon

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