— Paul Otchakovsky-Laurens

Sur la terre

Anne-James Chaton

« Je devais me rendre chez un ami / il habitait un endroit reculé dont je ne savais rien. / J’appréhendais la longue marche qui m’attendait. / Je craignais de me perdre. / Je cherchais un guide / j’en consultais de nombreux. / Après réflexion, j’arrêtais mon choix / j’emporterai L’histoire naturelle de Pline l’Ancien. / Le livre conduirait mes pas jusqu’à bon port. »

Un homme est invité à un dîner. Il décide de s’y rendre à pied. Il escalade d’abruptes montagnes, traverse des forêts épaisses, parcourt des plaines fertiles. Il s’émerveille des beautés de la nature et de la...

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La presse

Histoire naturelle

La conscience du désastre écologique donne lieu à la production intense d’écrits sur le monde abîmé, portant l’inquiétude pour la Terre et les espèces, s’émouvant des pertes et des disparitions, recommandant une attention à tous les vivants. Lorsqu’ils s’en tiennent à la déploration, à la forme du deuil, ces textes sont rarement convaincants. Ils ne le sont pas plus lorsqu’ils relèvent du prêche aux accents apocalyptiques. Là où la littérature a quelque chose à dire en propre, à côté des géographes, des écologues, des océanologues, c’est lorsqu’elle fait de la crise une affaire de parole et de langage: en produisant des fictions écologiques, des nouveaux récits de la nature; mais surtout en ouvrant la question du langage commun, du langage des communs; en renouant avec le lexique des paysages, les mots précis et denses fondant la connaissance des lieux et des êtres qui les peuplent, présidant aux gestes d’une rencontre pas toujours brutale avec eux, façonnant notre sens de l’espace.

Afin d’équiper la langue et la pensée, le poète et musicien Anne-James Chaton, auteur déjà d’une vingtaine de livres de poésie, invite à cheminer « sur la terre» en compagnie de Pline l’Ancien. L’histoire de son livre est toute simple: un voyageur se rend à un dîner et décide d’y aller à pied. La route lui prend une journée, mais il semble pourtant que cela soit suffisant pour parcourir toute la Terre. Il traverse des montagnes, des vallées, des forêts, des prairies. Il longe des cours d’eau, «des rivières sinueuses aux rives tapissées de gazon » qui finissent par disparaître dans des trajets souterrains. Il parvient à l’embouchure d’un fleuve dans une contrée dont on ne sait si elle appartient à la terre ou à la mer et devine les profondeurs «où les gouffres atteignent une immense hauteur ».

Au cours de sa promenade, il observe les animaux, les arbres et les pierres, et il les appelle par leurs noms : safrans, violettes, vergerettes, glaïeuls, narcisses, aurones, germandrées, orcanettes. Il avance nez au vent et aux courants du monde qui «s’expriment à tour de rôle»: sirocco, chinook, pampero, chammal, loo, cierzo, gilavar. Puis il arrive dans la maison de son ami. Là, devant les mets qui ont été préparés en son honneur, les convives commentent l’usage qu’ils font des fruits de la nature, chacun avec son savoir, ses goûts et ses dégoûts, ses croyances. Le zoologiste végétarien tente de dissuader les dîneurs de goûter les viandes, décrivant les parentés que nous avons avec l’ensemble des animaux; le kinésithérapeute débat avec l’oléiculteur des vertus de toutes les huiles; l’arboriste s’émeut du destin réservé aux arbres; le jardinier défend l’art ingénieux de la transplantation; le médecin connaît la puissance pharmacologique des pierres; le peintre traite des lumières et des ombres et la philosophe de la vie et de la mort.

Tous les savoirs présentés dans le livre sont tirés d’Histoire naturelle, de Pline l’Ancien, ou plutôt des traductions en français de cet « ouvrage étendu, savant, presque aussi varié que la nature elle-même», selon les mots de son neveu, Pline le Jeune: la traduction établie par Emile Littré au XIXe siècle, et celle réalisée par Stéphane Schmitt pour « La Pléiade» en 2013. Anne-James Chaton a lu et relu les 37 livres de cette somme qui rassemble l’ensemble des savoirs de son temps, au Ier siècle de notre ère-Pline est mort en 79 lors de l’éruption du Vésuve–, et il les transporte dans le monde d’aujourd’hui. Il reprend à Pline sa méthode, puisque celui-ci s’est inspiré de très nombreux traités des scientifiques connus dans les domaines de l’astronomie à la zoologie, de la botanique mais aussi de l’anthropologie, de la physiologie et de la géographie, et il en produit une sorte de compilation ordonnée et personnelle.

Dans un deuxième temps, Pline aborde des sujets pratiques comme l’agriculture, l’horticulture, les remèdes, les métaux, la peinture et les couleurs ou bien encore les pierres précieuses. De même, la première partie de Sur la terre présente et ordonne les éléments de la nature, et la deuxième (le dîner) en débat et en présente les usages, bons ou mauvais. On trouve ainsi chez Pline, déjà, une critique du productivisme (même s’il ne l’appelle pas ainsi) et une défense de l’alimentation locale. On y découvre aussi des techniques d’engrais et de fertilisants naturels et les gestes fondamentaux de la permaculture.

Mais l’opération poétique d’Anne-James Chaton ne s’arrête pas à cette transposition. Le poète parvient à recréer la nature à partir du livre. Il la rend vivante, touffue, présente. Il extrait chaque feuille, chaque insecte ou chaque pierre de la gangue d’érudition ou de la couche de temps dans lesquelles ils étaient enfermés et il les libère pour les faire voleter devant nos yeux ou bruisser à nos oreilles. Cette magie peut se comparer à l’étonnante prouesse de l’artiste Zeuxis, racontée précisément par Pline dans son Histoire naturelle, qui avait peint des raisins avec tant de vérité que des oiseaux ont tenté de les becqueter. On déambule avec le promeneur dans une nature rassemblée, et c’est véritablement fantastique.

Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, 24 mai 2024

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