— Paul Otchakovsky-Laurens

Same as it ever was

12 mai 2011, 21h09 par Eric Meunié

(Oui Isabelle, c’est un flingue gros comme ça que le gars m’a collé contre la tempe. Un petit calibre en fait, mais la peur fait loupe.)

On avait vandalisé une affiche de cinéma, une de ces immenses affiches, sur la plus belle avenue du monde, à trois ou quatre heure du matin.
Grimpés sur un muret, en le tirant par ses ailes déployées, on avait arraché d’un coup l’oiseau en polystyrène collé sur l’affiche. On était parti avec l’oiseau sous le bras.
Le film s’appelait Le condor… je ne sais quoi. Le condor s’est envolé, peut-être. Sinon on n’aurait pas ri autant en se retournant sur la façade du cinéma.

Je ne sais pas pourquoi, en plus de l’oiseau, on transportait quelques barres de fer, ça devait être des barreaux ou des plots. Mais où est-ce qu’on avait donc pu arracher ça ? Quelle force !
On avait marché longtemps avec le condor en polystyrène sous le bras, remonté les Champs, descendu la Grande-Armée, et on s’était finalement retrouvé sur les sentiers sableux du bois.

En passant devant une fille qui tapinait quasi nue, un des copains que je connaissais peu a dégrafé son pantalon, et exhibé ses belles fesses blanches (inattendues). Quelle idée, de montrer ses fesses à la fille du bois, j’ai trouvé cette blague drôlement tordue. Il voulait prouver quoi, qu’il aurait les moyens lui aussi d’arpenter l’allée ?

Une voiture qui roulait sur l’autre bord de la chaussée a eu l’air de s’emballer. On a tout de suite compris que le coup du moteur à plein régime, c’était de mauvais augure.
Surtout que la voiture, après une manœuvre énervée au feu rouge, a fait demi-tour, foncé dans notre direction, et pilé exactement à ma hauteur, comme le métro. J’ai reculé d’un ou deux pas très lents, au cas où c’était encore possible de ne pas me faire trop repérer. Bêtement, j’étais au bord de la route à ce moment-là, et mes (deux trois) copains plus à l’arrière, dans l’herbe.

Trois (ou quatre) types massifs, le dos rond, se sont extirpé de l’habitacle, dans un mouvement d’ensemble. Vu qu’il n’y avait pas grand monde dans les parages il fallait convenir qu’ils étaient décidés à s’en prendre à nous, inutile d’essayer de les ignorer. Ils ont claqué les portières. On s’est figé. J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Mes copains s’accroupissaient.

J’étais né pas loin de là, une quinzaine d’années plus tôt.

Je voulais rentrer, maintenant, revoir la maison de ma grand-mère, et la gare du Val d’Or.
Le ciel blanchâtre ne m’enchantait guère. Mes trois copains étaient assis en tailleur dans l’herbe, une des barres de fer brillait un peu, à cause de la lune ou des néons.
Si le problème venait du grand condor en polyester tout plat, déployant ses ailes dans l’herbe humide du bois de Boulogne, on le recollerait. Promis.

Assis par terre au milieu de leurs armes, mes camarades avaient cet air maussade d’écoliers en place pour le début du cours (plutôt rassurant). Mais, tout seul et devant, j’étais en très mauvaise posture, « au tableau ».

Je n’allais pas m’asseoir aux pieds du type qui venait de sortir un flingue de sa boîte à gants, alors je suis resté debout face à lui (même si pas du tout préparé). Ses collègues ont parlé des filles du bois, le problème était d’exhiber son cul, mais j’avais du mal à entendre leurs paroles parce que ce gars m’a saisi la tête et collé le canon froid de son revolver contre la tempe.

« C’est dommage, t’avais une jolie petite gueule, toi ! Finir si jeune ! »
Il m’a flatté comme ça.

Infini sans mesure au bord du présent, ciel absolument vide et neigeux, il vise la tête de ma mère (ai-je éprouvé). Atteignais-je déjà l’autre face de l’aventure ?

Je me demande ce qu’est devenu Jean-Jacques, qu’on appelait Jiji.
C’était un véritable ami, et je m’en rends compte seulement.

Jiji s’est levé, il s’est avancé vers le gars et, avec autorité et sincérité, il a dit quelque chose qui venait de la communauté des vivants, il a dit : « allez, on arrête ! ».
 

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