— Paul Otchakovsky-Laurens

Mon héros

19 septembre 2011, 09h21 par Charles Pennequin

j’ai quatorze ans et je me regarde dans la glace, je me regarde je veux avoir une gueule comme lui, la même bouche, le même regard, toi tu me dis qu’il est vraiment moche, je n’ai vraiment pas compris et ça m’est resté des heures à me demander pourquoi tu le trouvais si laid alors qu’il était si beau, il a une bouche très pulpeuse, lippue comme on dit, il a un nez crochu mais un beau nez, un nez gros comme une patate mais ça lui donne du charme, un nez on dirait qu’il va tomber dans sa bouche lippue, je trouve qu’il a un regard à tomber aussi, toujours nous regardant en coin, comme une fille qui vous en veut et son seul moyen de vous montrer qu’elle vous en veut à mort, c’est de vous faire ce regard en coin, à tomber, mais là il s’agit d’un regard de rebelle, un regard qui en dit long sur le personnage, beaucoup le trouvent vraiment abominable avec sa voix horrible et ses manières de type complètement shooté, c’est vraiment le type que les oncles ont en horreur, il représente l’espèce humaine la plus dépravée, l’espèce humaine déjà sur la touche, des bons à rien, des fripouilles, des drogués, des types qui sont de la race des dégénérés et qui font un art de dégénéré, voilà à quoi il ressemble pour les oncles, et les femmes le trouvent vraiment moche, même toi, qui pourtant ressemble, au niveau fille, à ce qu’un type comme lui peut déclencher comme aversion, les oncles ont aussi une certaine aversion pour toi ma poupée, je me coiffe dans la salle de bains, j’ai mis sa musique et je chante comme lui, lui beau comme un ange, mais un ange rebelle, toi aussi tu es belle, tu es mon ange rebelle, tu es mon amour de toujours et tu n’as jamais la même tête, lui aussi il a eu ses têtes comme on dit, mais c’est souvent contre lui que j’ai senti le déchaînement des oncles, car il ne pouvaient pas digérer cet art de dégénéré, pourtant ils sont nés en plein dedans, entre deux guerres et ils avaient vingt ans à la fin de la seconde, au moment où tout se libérait grâce au jazz, il y avait vraiment une chaude ambiance à paris et à new-york, à londres aussi, pourquoi les oncles ont tout loupé, pourquoi mon père par exemple, qui fait un peu partie de ces oncles mais en plus distancié, pas dégoûté par le style de mon héros, mais s’en souciant comme de sa dernière chemise, pourquoi lui qui était encore jeune dans les années soixante n’a jamais voulu aller voir des concerts, ne s’est jamais acheté un disque de rock ou de blues ou bien de jazz, rien de tout cela, la vie c’était la famille, la vie c’était construire sa cave et entendre tout ce qui se dit dehors, chez les voisins, ma tante a une cave elle aussi, mais au moins elle met la radio, c’est déjà plus sympa, quand je repeins sa cave en blanc, car elle aime le blanc, il faut que le blanc soit partout, tout autour d’elle, qu’il y ait du blanc sur les briques, dehors comme dedans, je veux dire sur les briques du dehors comme sur les briques du dedans, que ça fasse propre, et on écoute rtl et la vie est belle, on entend les chanteurs de l’époque que ma tante reprend en peignant son mur en blanc, c’est vrai que ce n’est pas folichon mais au moins mon oncle a une petite oreille contrairement à mon père, mon père ma mère dit toujours qu’il a de l’oreille, elle le dit encore aujourd’hui, eugène il avait l’oreille, mais quelle oreille peut-il avoir, c’est elle qui lui fait l’oreille, comme si c’était important, ça l’est cependant, ma mère doit savoir que c’est important pour moi que mon père ait une oreille, tandis que mon oncle lui s’est acheté un tourne-disque et écoute edmond tanière, il conduit aussi lui-même sa simca mille, tandis que mon père a failli nous tuer avec la voiture de ma mère, il la conduit mais il sait pas rouler, du coup on se prend les trottoirs sans arrêt, ma mère hurle et nous descendons quand mon père a suffisamment pris de trottoirs, c’est une honte mon père, alors qu’en fait je devrais comprendre à cet âge que mon père et mon héros se ressemblent, ils ne savent pas comment se conduire dans la vie, la vie des oncles, ils ne savent pas comment s’organiser pour être un bon type bricoleur, prêt à parler à l’autre, toujours ouvert à ses voisins, participant même à la vie du village, il s’en fout lui, de la vie du village, il reste caché dans sa cave ou au fond de son jardin, parfois il reste lui aussi des heures dans la salle de bains, peut-être qu’il fait des pas de danse, ou qu’il fait des grimaces en se regardant dans la glace, moi je me regarde dans la glace et à chaque fois je fais des grimaces, l’autre fois tu étais d’accord avec moi quand je disais qu’on ne savait pas faire nos grimaces mieux que dans un miroir, il nous faut nous regarder, c’est ça qui importe, ça prouve bien que nous ne savons pas nous regarder autrement, si par exemple je fais une grimace sans me regarder ça ne donnera pas aussi bien, et là-dessus tu étais parfaitement d’accord avec moi, on ne sait pas regarder et même si l’autre est devant nous, on ne peut pas prendre appui sur lui pour faire suffisamment une bonne grimace, c’est peut-être pour ça que tu penses qu’il est moche mon héros, car en fait il sait faire ses grimaces sans même se regarder dans la glace, on ne dit d’ailleurs pas des grimaces dans son métier, on dit des gimmicks, c’est lui-même qui m’a appris ce mot, je n’ai jamais vraiment su le fond du fond du sens de ce mot, comme parfois il y a des phrases que je ne comprends pas, je n’arrive pas à les mémoriser totalement, pourtant c’est des phrases simples, ou à peu près, l’autre fois devant tout le monde tu as dit que tu me comprenais, que tu te sentais proche de moi, tu as ensuite dit cette phrase où ça parlait d’amour, je crois que tu as dit que l’amour te faisait comprendre comment tu aimais, non ce n’est pas du tout ça, tu as dû dire que l’amour te donnait l’impulsion pour comprendre ce que tu voulais aimer, je ne sais plus, vraiment cette phrase est compliquée, je ne comprends rien à l’amour, j’ai passé ma vie à tenter d’aimer les filles, toutes les mêmes, toutes ces filles que j’ai aimées je les ai aimées en rêve, c’est surtout dans mes rêves que j’arrivais vraiment à aimer, il y avait des petits désordres amoureux mais bien vite arrangés, il y avait un tel amour que ça se tournait en incompréhension totale entre les deux partenaires, je ne sais pas pourquoi je sors ce mot, le mot partenaire, on dirait vraiment deux personnes mises l’une en face de l’autre pour se faire des grimaces, c’est sans doute ça l’amour, une sorte de bras de fer entre les sexes, sinon dans la vie ça ne rêvait pas, c’est sans doute pour ça que j’ai besoin de lui pour rêver, m’imaginer chanter ses chansons c’est tout d’un coup faire plier toutes les femmes, tout à coup elles sont là et elles m’aiment, je ne chante en général que devant un public de femmes ou alors ce sont mes quelques copains, pour leur montrer qu’encore aujourd’hui je plais aux femmes, comme lorsque j’avais dix ans et que philippe ou gilles me demandaient comment je faisais pour en avoir autant, j’embrassais véronique sur les jambes dans la renault 16 de madame leleu ou dans la ford granada du père lefebvre, j’embrassais aussi les jambes d’autres filles, comme karine, ou cette autre véronique dont j’ai oublié le visage, il y avait trop de véronique à l’époque, depuis ça s’est un peu calmé, mais toutefois ça ne durait pas assez longtemps, je ne rêve pas assez dans la vie, il faut que je m’imagine et pour ça il y a la glace de la salle de bains, c’est comme lorsque je te dis que j’aime jouer avec une balle de tennis, toute la journée je tape contre un mur et je m’imagine plein de joueurs de tennis qui jouent, j’ai une belle collection de balles, il y a des vieilles balles usées jusqu’à la corde et d’autres toutes neuves, la plus neuve vient d’infliger à la plus usée sa plus cinglante défaite, mais la plus âgée n’a pas dit son dernier mot, car elle est championne toutes catégories, elle s’appelle neils mac leod la plus vieille, comme dans un film avec john wayne, neils mac leod c’est mon tennisman préféré, mais ça n’est qu’une vieille balle de tennis décolorée que je lance toute la journée contre un mur de brique, neils mac leod n’a pas dit son dernier mot, même si barnett, je crois qu’elle s’appelait comme ça la balle neuve, car barnett je trouve que ça sonne bien pour la balle toute jaune qui fait des bonds incroyables, peut-être ai-je entendu le nom de barnett dans un film de steeve mac queen, en tout cas ça n’a pas le même impact que neils mac leod au niveau du public, car neils mac leod est le nom d’une terreur à l’époque de la conquête de l’ouest et le shérif avait fort à faire avec ce bandit, surtout qu’il n’est aidé que d’un alcoolique et d’un tout vieux bonhomme râleur, il y a aussi ce jeunot qui voulait impressionner son petit monde avec son lancer de couteau, mais s’agit-il du même film ? je sais en tout cas que le vieux râle à chaque fois que john wayne se pointe, et j’en avais discuté avec un ami de ces scènes du film, il rigolait car son fils n’arrêtait pas de sortir cette phrase qui revenait je crois comme un leitmotiv dans le film et qui était juste : « refais donc du café ! », juste cette phrase que prononçait john wayne et qui avait impressionné son fils tout comme ça m’avait moi-même impressionné à l’époque, « refais donc du café ! », en fait je me dis qu’après tout je ressemble à mon père, je ne peux m’empêcher de tourner dans mes phrases sans savoir où ça pourrait déboucher, il vaudrait mieux que je me mette vraiment à réfléchir à un petit plan et dire vraiment mes impressions à chaque période de la vie de ce chanteur, je pourrais traduire ces impressions, dans quoi je me trouvais à l’écoute d’un album, est-ce qu’il y a une chanson, par exemple, qui me fait penser à l’odeur du linge repassé dans la buanderie ou dans le salon de notre appartement, je crois que j’écoute souvent une chanson tandis qu’à côté de moi tu fais du repassage, moi je passe un temps infini avec mon casque, j’entend rien d’autre que lui, tu dois bien t’emmerder, en même temps il y a la télé et moi je peut aussi la suivre et en même temps écrire une chanson, souvent j’écris des textes en écoutant distraitement des films, comme ce film que je regarde à peine, mais que cette fois que j’écoute en écrivant, je ne sait pas ce que c’est jusqu’au moment où cette fille parle des maquisards tués, sans parler de leur vie, on dit juste cent quinze tués, c’est comme la photographie, ni une ni deux ça a produit un poème, c’est comme ça que ça fonctionne, distraitement, en étant dans les choses sans y porter vraiment attention, sourd et aveugle à tout ce qui se passe et surtout à la vie, ma vie avec toi par exemple, je la passe un peu comme ça, dans la même pièce, mais nous sommes tout de même à des kilomètres, et puis il y a la belle-mère qui râle, mais pourquoi est-ce qu’il met la musique si fort sous son casque ? un jour la voisine d’en dessous pète un câble et monte frapper à la porte, car elle supporte plus le bruit, le brruit ! le brruit ! le brruit ! tout simplement parce que la belle-mère fait claquer ses pantoufles, ça rend folle la voisine du dessous qui a vraiment été très loin, le brruit ! le brruit ! le brruit ! il a fallu en venir aux mains avec elle, on était mûrs pour la faire enfermer, il s’en est fallu d’un cheveu, c’est pour cela que le réel et moi ça fait deux, je ne sais quoi faire avec les instances brutales de la vie, un peu comme mon chanteur, j’ai très vite pris le pli de composer mes textes dans ma chambre et d’imaginer des concerts inoubliables dans ma tête, car la nuit je peux créer ainsi une symphonie dans ma tête pour moi seul, une vraie symphonie qui dure très longtemps et je suis très ému à en être l’unique public de ce chef d’œuvre qui n’est jamais sorti de ma tête, c’est pour cela que récemment je voulais créer un numéro vert pour prévenir d’une action qui se passerait uniquement dans ma tête, il y aurait une publicité qui dirait, ce soir, l’artiste va réaliser une performance unique dans sa tête, ou un morceau de musique inoubliable, ou il va écrire un récit fabuleux, uniquement dans sa tête, et les gens seraient ainsi informés sur mon activité cérébrale grâce à ce numéro vert.

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