— Paul Otchakovsky-Laurens

Pour un "habeas corpus" numérique

27 juin 2013, 20h12 par Éric Sadin

 

Le 5 juin, Glenn Greenwald, chroniqueur au quotidien britannique The Guardian, révèle sur son blog que l'Agence de sécurité nationale (NSA) américaine bénéficie d'un accès illimité aux données de Verizon, un des principaux opérateurs téléphoniques et fournisseurs d'accès Internet américains. La copie de la décision de justice confidentielle est publiée, attestant de l'obligation imposée à l'entreprise de fournir les relevés détaillés des appels de ses abonnés. "Ce document démontre pour la première fois que, sous l'administration Obama, les données de communication de millions de citoyens sont collectées sans distinction et en masse, qu'ils soient ou non suspects", commente-t-il sur la même page.
Dès le lendemain, Glenn Greenwald relate dans un article cosigné avec un journaliste du Guardian d'autres faits décisifs : neuf des plus grands acteurs américains d'Internet (Google, Facebook, Microsoft, Apple, Yahoo, AOL, YouTube, Skype et PalTalk) permettraient au FBI (la police fédérale) et à la NSA d'avoir directement accès aux données de leurs utilisateurs, par le biais d'un système hautement sophistiqué baptisé "Prism", dont l'usage régulier serait à l'oeuvre depuis 2007. Informations confidentielles à l'origine livrées par Edward Snowden, jeune informaticien ex-employé de l'Agence centrale du renseignement (CIA), officiant pour différents sous-traitants de la NSA. Le "lanceur d'alerte" affirme que de telles pratiques mettent en péril la vie privée, engageant en toute conscience son devoir de citoyen de les divulguer, malgré les risques de poursuites encourues. Les entreprises incriminées ont aussitôt démenti cette version, laissant néanmoins supposer que des négociations sont en cours en vue de créer un cadre coopératif "viable" élaboré d'un commun accord.

Divulgations qui ont aussitôt suscité un afflux de commentaires de tous ordres, relatifs à l'ampleur des informations interceptées par les agences de renseignement, autant qu'à l'impérieuse nécessité de préserver les libertés individuelles.
S'il demeure de nombreuses zones d'ombre et des incertitudes quant aux procédés employés et à l'implication de chacun des acteurs, ces affaires confirment manifestement, aux yeux du monde, qu'un des enjeux cruciaux actuels renvoie à l'épineuse question de la récolte et de l'usage des données à caractère personnel. Ces événements, s'ils sont confirmés dans leur version initiale, sont éminemment répréhensibles, néanmoins, pour ma part, je ne veux y voir qu'une forme de "banalité de la surveillance contemporaine", qui dans les faits se déploie à tout instant, en tout lieu et sous diverses formes, la plupart du temps favorisée par notre propre consentement.
Car ce qui se joue ici ne relève pas de faits isolés, principalement "localisés" aux Etats-Unis et conduits par de seules instances gouvernementales, dont il faudrait s'offusquer au rythme des révélations successives. C'est dans leur valeur symptomale qu'ils doivent être saisis, en tant qu'exemples de phénomènes aujourd'hui globalisés, rendus possibles par la conjonction de trois facteurs hétérogènes et concomitants. Sorte de "bouillon de culture" qui se serait formé vers le début de la première décennie du XXIe siècle, et qui a "autorisé" l'extension sans cesse croissante de procédures de surveillance, suivant une ampleur et une profondeur sans commune mesure historique.

D'abord, c'est l'expansion ininterrompue du numérique depuis le début des années 1980, plus tard croisée aux réseaux de télécommunication, qui a rendu possible vers le milieu des années 1990 la généralisation d'Internet, soit l'interconnexion globalisée en temps réel.
Ensuite, l'intensification de la concurrence économique a encouragé l'instauration de stratégies marketing agressives, cherchant à capter et à pénétrer toujours plus profondément les comportements des consommateurs, un objectif facilité par la dissémination croissante de données grâce au suivi des navigations, ou autres achats par cartes de crédit ou de fidélisation.
Enfin, les événements du 11 septembre 2001 ont contribué à amplifier un profilage sécuritaire indifférencié du plus grand nombre d'individus possible. Ce qui est désormais nommé "Big Data", soit la profusion de données disséminées par les corps et les choses, se substitue en quelque sorte à la figure unique et omnipotente de Big Brother, en une fragmentation éparpillée de serveurs et d'organismes, qui concourent ensemble et séparément à affiner la connaissance des personnes, en vue d'une multiplicité de fonctionnalités à exploitations prioritairement sécuritaires ou commerciales.
Le lien charnel, tactile ou quasi ombilical que nous entretenons avec nos prothèses numériques miniaturisées - particulièrement emblématique dans le smartphone - bouleverse les conditions historiques de l'expérience humaine. La géolocalisation intégrée aux dispositifs transforme ou "élargit" notre appréhension sensorielle de l'espace ; la portabilité expose une forme d'ubiquité induisant une perception de la durée au rythme de la vitesse des flux électroniques reçus et transmis ; les applications traitent des magmas d'informations à des vitesses infiniment supérieures à celles de nos capacités cérébrales, et sont dotées de miraculeux pouvoirs cognitifs et suggestifs, qui peu à peu infléchissent la courbe de nos quotidiens.

C'est un nouveau mode d'intelligibilité du réel qui s'est peu à peu constitué, fondé sur une transparence généralisée, qui réduit la part de vide séparant les êtres entre eux et les êtres aux choses. "Tournant numérico-cognitif" engendré par l'intelligence croissante acquise par la technique, capable d'évaluer les situations, d'alerter, de suggérer et de prendre dorénavant des décisions à notre place (à l'instar du récent prototype de la Google Car, ou du trading à haute fréquence).
Le mouvement généralisé de numérisation du monde, dont Google constitue le levier principal, vise à instaurer une "rationalisation algorithmique de l'existence", à redoubler le réel logé au sein de "fermes de serveurs" hautement sécurisées, en vue de le quantifier et de l'orienter en continu à des fins d'"optimisation sécuritaire, commerciale, thérapeutique ou relationnelle. C'est une rupture anthropologique qui actuellement se trame par le fait de notre condition de toute part interconnectée et robotiquement assistée, qui s'est déployée avec une telle rapidité qu'elle nous a empêchés d'en saisir la portée civilisationnelle.
Les récentes révélations mettent en lumière un enjeu crucial de notre temps, auquel nos sociétés dans leur ensemble doivent se confronter activement, devant engager à mon sens trois impératifs éthiques catégoriques.

Le premier consiste à élaborer des lois viables à échelles nationale et internationale, visant à marquer des limites, et à rendre autant que possible transparents les processus à l'œuvre, souvent dérobés à notre perception.
Dimensions complexes dans la mesure où les développements techniques et les logiques économiques se déploient suivant des vitesses qui dépassent celle de la délibération démocratique, et ensuite parce que les rapports de force géopolitiques tendent à ralentir ou à freiner toute velléité d'harmonisation transnationale (voir à ce sujet la récente offensive de lobbying américain cherchant à contrarier ou à empêcher la mise en place d'un projet visant à améliorer la protection des données personnelles des Européens : The Data Protection Regulation - DPR).
Le deuxième requiert un devoir d'enseignement et d'apprentissage des disciplines informatiques à l'école et à l'université, visant à faire comprendre "de l'intérieur" les fonctionnements complexes du code, des algorithmes et des systèmes. Disposition susceptible de positionner chaque citoyen comme un artisan actif de sa vie numérique, à l'instar de certains hackeurs qui en appellent à comprendre les processus à l'oeuvre, à se réapproprier les dispositifs ou à en inventer de singuliers, en vue d'usages "libres" et partagés en toute connaissance des choses.
Le troisième mobilise l'enjeu capital visant à maintenir une forme de "veille mutualisée" à l'égard des protocoles et de nos pratiques, grâce à des initiatives citoyennes s'emparant sous de multiples formes de ces questions, afin de les exposer dans le domaine public au fur et à mesure des évolutions et innovations successives. Nous devons espérer que l'admirable courage d'Edward Snowden ou la remarquable ténacité de Glenn Greenwald soient annonciateurs d'un "printemps globalisé", appelé à faire fleurir de toute part et pour le meilleur les champs de nos consciences individuelles et collectives. Citons les propos énoncés par Barack Obama lors de sa conférence de presse du 7 juin : "Je pense qu'il est important de reconnaître que vous ne pouvez pas avoir 100 % de sécurité, mais aussi 100 % de respect de la vie privée et zéro inconvénient. Vous savez, nous allons devoir faire des choix de société." Dont acte, et sans plus tarder.
À l'aune de l'incorporation annoncée de puces électroniques à l'intérieur de nos tissus biologiques, qui témoignerait alors sans rupture spatio-temporelle de l'intégralité de nos gestes et de la nature de nos relations, la mise en place d'un "Habeas corpus numérique" relève à coup sûr d'un enjeu civilisationnel majeur de notre temps.

(Le Monde 18 juin 2013)
 

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