— Paul Otchakovsky-Laurens

Mon binôme

Charles Pennequin

Je parle de toi mon amour. Je parle de ton amour. Ou bien c’est de moi. C’est mon amour à moi dont il est question. Je me pose des questions sur notre amour à moi. Car y’a plus que moi dans cette affaire. Et je peux pas tout faire. Je peux pas faire l’amour avec moi tout seul. Et je peux pas parler tout seul non plus. Faut qu’on soit deux. Qu’on soit au grand complet pour se parler. Pour tout sortir. Faire le grand tri entre nos phrases. Pour dégager le terrain. Faut qu’on soit là pour faire table rase. Et pour qu’on soit plus qu’un. Faut qu’on discute un brin. Sinon ça sert à quoi de s’entêter. De tant vouloir être des hommes. Si déjà l’amour...

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La presse

Salut l’autiste


Pennequin, qui a sa conscience contre lui, n’hésite pas à se couper la parole

Vaut-il mieux commencer par rappeler qu’une mogette est un haricot blanc ou qu’il faut être deux pour monologuer, un qui écoute et l’autre qui parle, un dedans et l’autre dehors ? Deux en un, afin de pouvoir, comme le remarquent G.C. Lichtenberg et Dominique Fourcade en exergue de Mon binôme, 1) se couper soi-même la parole et 2) avoir sa conscience contre soi. Dans tous les cas quelque chose pète, ça fait rire et puis jaune aussi, car le narrateur de Pennequin n’a ni dedans ni dehors (c’était déjà le sujet de Dedans, Al Dante, 1999), ça parle de la viscosité de l’être, « je parle dedans ma bouche, ma bouche est tout au fond », mais cela, on ne s’en aperçoit que si : « quelqu’un y passe sa langue doucement ». On pourrait signaler aussi qu’un binôme est un coéquipier dans le jargon des militaires, ça tombe bien vu qu’il y a ici un adjudant, un colonel, et que Pennequin est gendarme de son état. Redire enfin comment Sartre a noté dans l’Etre et le néant qu’« une bonne partie de notre vie se passe à boucher des trous », éventuellement s’y reporter (quatrième partie, II,3) que le(s) narrateur(s) de Mon binôme essaye(nt) d’obturer Annabel Mogette, pas celle qui était morte, celle-là, c’est plutôt lui creuser des trous qu’il faudrait.

Car il y a deux Annabel comme il y a deux narrateurs, ou alors un seul bifide avec un obscur objet de désir, à moins qu’il ne s’agisse de sa mère – Dali l’a peint en 1929, l’Énigme du désir : ma mère, ma mère, ma mère. Or la mère, c’est un peu un Autre qui n’est pas tout à fait dehors, on a été dedans, même morte ça marche encore, même mort soi-même : « Je repense à ta nourriture, quand tu faisais bien à manger, tu me donnais ta bouche aussi, et tout ton corps pour mon bien-être, pour qu’après avoir bien mangé je puisse aussi me repaître de toi, je t’aime pour toujours et même après ma mort je t’aime, je te serre fort et te porte, je suis ton papa, mais secret, le papa caché au fond de toi, le petit papa qui te veille et te sourit et te tient la main pour traverser la route, le papa caché te fait un petit baiser, il te caresse les cheveux, ta journée est belle, il faut que je te donne l’impulsion pour que ton cœur se remplisse, et que tu voies les choses du bon côté, tu es ma maman, tu es ma naissance, ta journée est belle et remplie. »

Bon, mais on ne va pas se focaliser sur la métaphore parentale, car il y a tout un monde chez Pennequin, sorti d’une tête molle à force de ritournelles, il n’y a qu’à voir l’évolution de ses titres depuis deux ans : Bibi, Bine, Bibine, Mon binôme, ou comment sortir de l’ébriété ontologique. Pour parler poliment, on dira qu’egomachie et logomachie sont les mamelles de cette œuvre, dont l’auteur se rumine « complètement vivant, c’est-à-dire dans la merde ». Une merde constituée des lieux communs qui gâchent la langue, ceux de la télé par exemple, qu’il « faut dénoncer […] il faut la dénoncer au tribunal» car «
la télé me pense […] c’est la naissance de moi dans la bouche de la télé, mais ce n’est pas moi. » Il y a aussi sa propre merde et une capacité à se nuire aussi réjouissante qu’angoissante : vers la fin de Mon binôme, le(s) narrateur(s), ayant échoué à l’amour, y compris de soi, endosse(nt) successivement les mots « clown », « loque », « coco » voire « caca » et « fou » « faudra bien qu’il sorte, qu’il se sorte de là-dedans, sortez-moi de là vous dis-je ». On pérorait jadis, quand on était jeune, qu’il y avait des jours où l’on avait envie de se chier soi-même. Là, ce serait plutôt de l’ordre du besoin, si l’on ose dire, que de l’envie.

Avec Mon binôme, Pennequin donne un livre comme on n’en avait pas été content depuis longtemps, bon à lire, bon à rire et à pleurer, un livre à engueuler, à embrasser, un livre à fredonner : « Je ne suis pas Cadet Rousselle, dixit le colonel, tu n’es plus chez maman, dixit mon adjudant, va donc prendre un peu l’air, dixit les militaires, cesse donc les bouffonneries, signé tous les maris, arrête d’être ton larbin, signé tous mes copains, et puis essuie tes larmes, signé la femme à barbe, fais tes adieux par fax, signé furax. »


Éric Loret, Libération, 10 juin 2004


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Charles Pennequin Prix du Zorba 2012

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