— Paul Otchakovsky-Laurens

Ce qui fait tenir

Christian Prigent

Soit un effet de cadrage (analyse, théorie) ; et, en creux dedans, justifié par et le tenant ouvert, l’ironie d’un noir lumineusement opaque (poésie). L’un avec et contre l’autre, indissolublement. Petits mouvements d’écriture dans ce dispositif alterné. Pour voir comment ça marche. Et ce que ça dit du complexe de nommable et d’innommable dit expérience. Scénario : 1) ouverture (peinture et poésie : Daniel Dezeuze et Paul Scarron) – 2) bref acte en vers – 3) intermède : Paul Verlaine et les mères – 4) final voix off pour...

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La presse

Qu’il écrive de la poésie, des romans ou des essais, sur les peintres ou sur les écrivains, Christian Prigent ne vise jamais au dépôt d’un savoir au cœur des livres. Ce qui lui importe est de l’ordre du partage, un partage qui n’a renoncé à l’ambition de mordre sur la part d’indicible de l’expérience sensible. Dans Ce qui fait tenir, il mêle essais et poèmes : exactement comme on joue à la main chaude, quitte à se brûler de mélancolie, dans l’utopie de voir enfin « comment ça marche ». De cette expérience, nous lisons la trace, sous la forme d’un livre important.
L’une des caractéristiques désormais les plus évidentes de l’art de Prigent, depuis son engagement au sein de la revue d’avant-garde TXT (de 1969 à 1993, au côtés de Jean-pierre Verrhegen et Jean-Luc Steinmetz), c’est l’entêtement. Chacun de ses livres pousse le bouchon poétique un peu plus loin, constituant dans le temps une file de petits cailloux qui s’enfonce dans la forêt du langage, au risque de s’égarer dans ce qu’il appelait dans un essai précédent « l’incontenabe », autre nom de l’impossible bataillien, de l’innommable beckettien (sachant bien pourtant que « c’est parce que surgit l’innommable » : « rien ne sort de la langue, tout vient dans et avec elle ».)

On pourrait presque affirmer que l’entêtement, ici, est un autre nom de la poésie. L’entêtement, comme on tient tête à la mère omniprésente dans ce nouveau livre (y compris au plan théorique, à propos de Verlaine), entêtant la langue maternelle, est « ce qui fait tenir » – qui à son tour entête, non sans martel dans la phrase en éclat du poème. Le titre de ce nouvel ouvrage, déjà, dit d’ailleurs un rapport à la mélancolie. Ce qui fait tenir est aussi ce qui fait qu’on ne cède pas au mouvement dépressif, celui que provoque la marée récurrente du parler faux, d’une langue commune qui se sclérose jusqu’à ne plus parvenir qu’à désigner que le lieu commun et jamais son envers, et, en nous privant d’une capacité à dire le monde au plus près de l’expérience que nous en avons, nous dépossède bientôt du monde. Pour le dire autrement, au risque d’être réducteur, c’est la quête même qui habitait toute l’avant-garde il y a trente ans qui « fait tenir » quand la plupart des poètes et des écrivains ont renoncé à l’utopie rimbaldienne de « trouver une langue » (ce qui n’est pas nécessairement l’inventer), une langue qui serait « de l’âme pour l’âme », et qui tire, et qui tient.

Ce qui fait tenir, c’est peut-être de savoir qu’à la vrille dépressive peut répondre une spirale jouissive, lorsque le texte se troue comme un tissu et s’ouvre un instant au réel, à la matérialité concrète de l’expérience d’être au monde. Il est beaucoup question, parfois de façon résolument et violemment obscène, de trou, dans les textes théoriques et les poèmes de Prigent, du trou dans la langue qui en est le point de fuite : le point où s’enfuit la capacité à dire, à parler. La caractéristique de Prigent c’est son entêtement à chercher ce point de fuite dépressif parce qu’il est aussi le point qui se retourne en appel d’air et vous emporte en jouissance.

Il se trouve évidemment des commentateurs pour dénoncer, tantôt l’anachronisme de cette quête irréductible aux canons de l’esthétique commerciale (combien d’écrivains qui ne participent pas au contraire au désir collectif de colmater les trous ?), tantôt la prétention de qui déclare s’y livrer encore, dans un temps où la notion même d’avant-garde a perdu connaissance. Ils ont tort, et, s’ils en prenaient le risque, ne pourraient que le vérifier à lire, ou plutôt accepter de se livrer à l’étrange expérience, radicale, que propose Ce qui fait tenir. C’est dans un dispositif précis et rigoureux que se confrontent, jouant l’un avec l’autre, l’un contre l’autre la prose et la poésie. Il ne s’agit pas d’un recueil alternant les genres, mais d’un savant mécanisme de tenaille. Prendre en tenaille ce qui nous fait tenir, que l’essai (à partir des œuvres, en particulier, de Scaron et de l’artiste Daniel Dezeuze) se troue de poèmes : « en creux, dedans, justifié par et le tenant ouvert, l’ironie d’un noir lumineusement opaque (poésie) ».

Ce qui s’écrit en vers au sein de la prose est son envers. Ce qui compte et fait tenir est ce qui n’est ni dans la prose ni dans le poème, mais nulle part ailleurs pourtant – d’où ce mouvement permanent dedans/dehors que provoque le dispositif. Ce sont les deux côtés (on pourrait, du côté de Guermantes ou de l’autre, retrouver Proust, sur une citation duquel s’ouvre le volume). Le réel n’est ni ici ni là-bas – quand « le réel est évidemment ce qui nous tient au besoin de dessiner, de peindre – ou d’écrire. Mais qu’est-ce que le réel ? Disons : le donné sensible en tant qu’il échappe à nos langues et que nos langues, devant son défi, refluent, sèchent et se fondent dans l’habitude insignifiante des paroles atones et des images apathiques ».

Le livre, on l’a dit, est important – et d’autant plus que le lecteur familier des derniers textes de Prigent ne peut qu’être impressionné par le point d’entêtement qu’il atteint ici, un peu plus loin encore dans l’évidence (prose) et la puissance (poésie) : tant du côté raisonnable de l’essai, de la théorie, que du côté sensible du poème, l’acuité est extrême. Il se termine par un long « Final » en « voix off » (où l’on retrouve le dedans / dehors) et donc en vers, contre tout, et plus précisément se referme sur l’ouvert :

« chaque ligne seule et les lignes ensemble la langue fond silencieusement semant l’ouvert ».


Bertrand Leclair, La Quinzaine littéraire, 16-28 février 2006

Agenda

Samedi 8 juin
Frédéric Boyer, Suzanne Doppelt et Christian Prigent à l'auditorium du Pavillon carré de Baudouin

Auditorium du Pavillon carré de Baudouin
121, rue de Menilmontant 
Paris 75020

 

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Et aussi

Christian Prigent, Grand Prix de Poésie 2018 de l'Académie française

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