— Paul Otchakovsky-Laurens

Écart

Jacques Dupin

Cinq sections se partagent dans Écart le biographique de plus en plus apparent dans l’œuvre de Jacques Dupin. Ici son enfance parmi les couleurs, les odeurs, les sensations les plus fortes et dans le mystère de parents si hauts. Son présent aussi que la maladie et la vieillesse qui meurtrit intensifient et que l’amour de la peinture exalte.

 

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La presse

On ne part pas ! La saison est bien infernale. Hauts murs. Clôtures. S’en sortir ? Trouver une issue ? On ne peut pas ne pas y songer. On ne peut pas ne pas continuer à avancer. Et c’est tomber. Souvent. Se relever. Toujours. C’est se heurter, aussi. Et détruire alors ce qui résiste - dedans comme dehors - ce qui entrave la marche, fatigue le pas. Et c’est essoufflé, repartir. Bouche ouverte. En quête d’air. Dans la pente. Qu’elle monte ou descende. Qu’il y ait à gravir ou à "dégringoler par une pente de broussailles et de ronces jusqu’à la gorge rocailleuse, jusqu’à la combe obscure au fond du ravin."


Ecart est un livre traversé par la douleur. Issu d’elle, il y ramène. Quand "Obèse. Souterrain. Grand âge. Appuyé sur canne, et tendon brisé, hanche à vif. Claudiquant, louvoyant, achoppant, ralenti par la lourdeur des poisons injectés qui répugnent à se dissoudre. L’oeil fixé sur la terre entrouverte, allant moins loin, moins encore", comment "courir le risque de la pente" ? Comment demeurer cet homme du "bond sans tremplin" ? Comment rester ce marcheur puissant capable de faire face à cette "poésie qui nous chasse" ?


En poursuivant. Obstiné. Un pas après l’autre. Aller dans le déhanchement. Mais claudiquer, c’est toujours marcher, se jeter à côté. Dans l’écart. D’écart en écart. C’est prendre par le versant scalène, prendre par le sinueux d’un chancellement : "Je marche en boitant, j’écris en boitant", C’est rejoindre la grande cohorte des boiteux et aller à côté de celui qui jette l’éclair depuis le haut du ciel comme de celui que brûle la passion de la vérité . Si Jacques Dupin chancelle, il ne tombe pas pour autant. Il va. Il zigzague, multipliant les approches et les points de vue.


Ainsi le poète se fait serpent - "le corps ondule et durcit / une langue dissymétrique" - ligne vivante qui se plie, se déplie, se replie. Apparaît. Disparaît. File. Toujours dans l’écart. Voilà retrouvée cette "négativité souveraine" par laquelle Jacques Dupin a toujours voulu s’arracher à lui-même, à ses fatigues. Et laisser là ses mues, les abandonnant aux souches déracinées, aux corbeaux des torrents sans eau. Jacques Dupin, poète pour qui "le travail de sauvegarde n’est pas : renforcer, étayer, colmater, embellir. Mais engendrer de sa dépouille, de sa dévastation même, de ses débris calcinés : une langue inconnue, la même et l’autre, fusionnant", est ce serpent qui sait rentrer sous terre. Retourner à la nuit pour y chercher "un surcroît de force, et l’aggravation du silence". Nuit qu’évoquait son ami Henri Michaux, lointain intérieur où elle remue et écrit. Et ce n’est certes pas là façonner un dire, donner forme à la langue, mais au contraire s’espacer, s’écarter, livrer passage à une langue vive, à l’état naissant, aux eaux torrentueuses et nues qui prennent sous la lumière les formes du corps traversé. "Je balbutie", écrit Jacques Dupin. Cela est chanceler dans la langue, "(griffonner) les airs que me soufflent, où me refusent, les arbres et les gens, les nuages, les oiseaux, la lumière...", un coup d’ongle ici, un coup là. Ainsi va le serpent plissant la surface des choses. L’échancrant. Ainsi la "poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses", est "feu" qui met à nu " et fait surgir la langue à travers le corps". C’est là dans ce tour de langue que ça prend. Qu’entre l’oeil et les mots ça fait événement. C’est entre les lignes que ça prend. Là où Jacques Dupin se sait depuis Moraines condamné à errer. Là où tout se jouait déjà pour Pierre Reverdy qui écrivait : "rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte sur ce qui se passe entre les lignes". Entre les lignes comme entre les herbes, les pierres où est l’espace du serpent. De sa marche. Sinueuse ou coulée. De ce sifflement qui continue longtemps après qu’il a disparu. Comme si entre mottes et herbes coupantes vibrait encore l’air, à peine déplacé. De cette "fraîcheur" qu’abandonne à l’air "sa trace dans l’herbe épaisse". Fraîcheur qui reste sur la langue au terme de la lecture d’Ecart de Jacques Dupin.


Alain Freixe, Le Nouveau recueil, n°59, juin 2001



" Coupe infiniment rétractile flottant sur méprises et résidus. Ôtez le silence : ce que je dis, je le tais. // Demeure une scintillation de silex et de lames, d’os noircis, de faïences concassées dans le soleil de la décharge. Béatitude du mot ! " Comme dans les autres livres de Jacques Dupin, la fulguration du langage est ici l’unique célébration dont le poète puisse être l’instrument, un rituel de l’instant qui jamais ne se laisse enclore dans sa propre durée, moins encore dans son prestige, dans le réconfort dérisoire qu’il procure au " corps clairvoyant " (titre donné à quatre recueils anciens désormais réunis en un seul volume de la collection " Poésie " chez Gallimard). Jusque - et peut-être surtout - dans sa part la plus solaire, cette poésie reste travaillée par l’obscur, par une " négativité souveraine " où l’on a, depuis longtemps, vu l’empreinte d’Héraclite.


Mais citer le nom d’Héraclite, ou de René Char aussi bien, c’est proposer des repères approximatifs dans une œuvre désormais saluée comme l’une des plus importantes de la poésie française du second demi-siècle, aux côtés de celles, très différentes mais étroitement contemporaines, de Bonnefoy, Jaccottet et Du Bouchet. Une œuvre à ce point reconnaissable, à ce point consciente d’elle-même tout en ne cessant de dire l’oubli de soi, qu’elle n’a nul besoin de références, pas même, au fond, celles des amis peintres, nombreux dans la vie et dans les livres, qui furent - plus que des " alliés substantiels " comme l’entendait René Char - des compagnons du corps et du regard face au dérobement de la substance et non plus à son écrasante affirmation : ainsi dans le poème en écho à l’œuvre de Pablo Palazuelo (" La traversée du tableau // une conjonction de traits et de pensées / qui se consume ").


L’évidence paradoxale du poème


Lire Jacques Dupin, c’est éprouver avec effroi et jubilation - une jubilation indemne de toute excitation, de tout enthousiasme artificiel - la matérialité du langage quand il se tend à la pointe de lui-même et devrait se perdre dans l’indicible ou le vague. Un langage cerné par la matière de toutes parts et qui ne peut dire son exil qu’avec les outils qu’elle lui concède encore. Piège fertile mais persistant, qui ne tolère aucune trêve et ne permet aucun résultat hors l’évidence paradoxale du poème, la concrétude - asphyxiante autant que libératrice - d’une implacable scansion. Pas d’issue, il n’y a comme perspective - les lecteurs de Dupin le savent depuis ses tout premiers poèmes - qu’" une apparence de soupirail ", une " embrasure ". Et dans Écart se dit une fois de plus la " chimérique / expatriation du feu intérieur ". Pas de vrai déplacement possible, pas d’ailleurs. Juste, précisément, un " écart ", dont Marcel Duchamp, cité en épigraphe, écrivait qu’il était une " opération ".



On doit entendre ce dernier mot dans tous les sens qu’il peut revêtir, y compris chirurgical. Ainsi l’écart n’est-il pas seulement le pas de côté, mais la plongée entre les lèvres écartées de la plaie ou de l’incision. Comme si voulant fuir la brûlante énigme et le corps-prison, le poète ne retrouvait que la profondeur du dol : " surgissement de la plaie / dans l’éternité de l’instant ". Mais l’écart, s’il reconduit aux impasses de l’être, n’en est pas moins définitif, du moins ineffaçable en tant qu’opération, fruit d’un geste et d’une machinerie : " Rien ne redresse / la ferronnerie de l’écart ".


Souterrainement, c’est toujours l’obscur, le dégradé, la part inavouée, primitive, de l’humus, qui donne aux mots leur terrible lest : " Moi j’occupe à fleur de peau / le galetas le cagibi la souillarde ". Et quand se dit la biographie, comme il advient désormais chez Dupin depuis Contumace ou Échancré, c’est sur le mode de l’impossible aveu, d’une violence pour une autre, d’un déplacement du trauma :" Mon père, ma mère qui ne se sont jamais rencontrés, jettent un berceau vide, et lourd, à la décharge publique. (...) Le même incendie déclinant se rallume, s’éteint, se rallume, selon les bourrasques de vent et l’immense effort de l’un et de l’autre pour se joindre. Se mutiler. Se détruire. " La biographie, l’enfance, pèsent de toute leur menace : " Et je rentrerais sous la terre dont je ne suis jamais sorti. Une enfance calcaire sous le schiste vieux. " Plus qu’en aucun autre livre de Dupin, la langue érigée en poème, dans sa dureté, s’avoue, à l’égal du schiste, clivable, fragile quand les couches enfouies qu’elle voudrait contenir envahissent la mémoire et polluent les plus subtils appareillages du récit, cette " fiction serpentine ".


Une écoute malgré tout


La conscience absolue - éclairante, terrifiante -, que peut avoir Dupin de la contention mise en oeuvre par son écriture, de la violence qui s’y canalise et la plupart du temps s’y solidifie, ne permet toutefois aucun rachat, n’ouvre droit à aucun salut par le sacrifice : " Exécrant la posture obscène du crucifié, des crucifiés et des martyrs de tous bords, nous avons choisi la grimace du clown et ses grandes manières " déclame le seul poème du recueil qui sonne comme un possible pastiche, un double grimaçant et crispé du style " haut ", de la grandeur poétique fondée sur la radicalité du refus. Mais, plus que le poète, c’est alors, en lui, le serpent qui parle : " Les agneaux me piétinent, m’achèvent. Tout commence. " " Poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses. " Et de cet univers si libre de révérences, si jaloux de sa fulmination, n’est pas absent, alors même qu’il répugne à se dire tel, un art poétique implicite : " La poésie qui nous chasse, et nous prend la gorge, elle rase plus près, elle blanchit plus noir. " On entend là, de nouveau, le voeu d’obscurité, d’entêtement nocturne, qui marque cette oeuvre depuis toujours, à la croisée du désir de voir et de la peur de voir, du surgissement et de la cécité volontaire. " Et le seul recours des lisières, des terres à l’abandon, des fissures dans la roche, des talus à la dérive butant contre la détresse du monde. " " Réfractaires à la toise, au calibrage des denrées ", ce qui ne saurait surprendre, les poètes que reconnaît et estime Jacques Dupin le sont également " à la justice retorse et à la justesse perfide. " Oui, perfidie de la justesse, illusion du bien-dire, mortel danger de l’authentique. " La poésie qui nous chasse, et nous prend la gorge ", voilà ce qu’il faut encore et encore répéter lorsqu’on parle d’elle, et non la poésie qui nous rassemble ou nous aide à nous retrouver. Chez Jacques Dupin, le noyau le plus irréductible de l’invention poétique est le déni de l’origine, le démenti rageur apporté par la langue au mythe qui la voudrait pétrie une fois pour toutes de quelque mystère salvateur. Ce déni, ce démenti ne sont rien d’autre que la projection en avant de soi, souvent convulsive, parfois secrètement apaisée, des termes de l’énigme. Car les poèmes, du moins ceux qui hantent, " talonnent ", " agrippent ", ceux qui sont trop assurés de leur propre forme, sont aussi " les vrais empêchements d’écrire ", quand ne tourne dans la gorge qu’" un contre-chant disloqué ", simulacre de poésie, récitation vaine.


La force de l’énoncé, l’intensité panique de la profération, qui caractérisent depuis toujours la poésie de Jacques Dupin, auraient pu le conduire à la surdité, à un enfermement d’autant plus insidieux qu’il aurait eu le masque non de l’affirmation sentencieuse mais de la subversion permanente. La beauté de son oeuvre est au contraire d’avoir, au bout de tant de violence et de refus, préservé une écoute réelle, une possible fraternité sans redondance. Jacques Dupin est proche en sa solitude. Parce qu’il déleste continuellement la poésie de cette illusoire purification qui la hante, et qu’il pointe en elle l’impossible catharsis. À le lire, nous sommes fortifiés par cette extrême maturité, ce courage.


Bernard Simeone, Le Mensuel littéraire et poétique, février 2001