— Paul Otchakovsky-Laurens

Saint-Tropez - Une Américaine

Nathalie Quintane

En abordant le personnage de Jeanne d’Arc, Nathalie Quintane avait tenté, en une série de textes courts, de substituer aux multiples charges – historique, politique, religieuse, romanesque... – encadrant le mythe, un seul « vêtement » : celui d’une écriture plane, soucieuse du détail négligé (parce que négligeable ou perçu tel), cherchant en Jeanne le plus petit plutôt que le sublime. Aujourd’hui, avec Saint-Tropez – Une Américaine, Nathalie Quintane radicalise sa démarche, en l’appliquant à deux « lieux », tout aussi occupés, voire parasités, qui pourraient a priori...

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Traductions

Mexique : Bonobos Editores, Mantarraya, Profetica

La presse

Après l’ébouriffant « Jeanne Darc » (1998), Nathalie Quintane poursuit dans la restauration de sujets légendaires et, munie de sa panoplie d’outils (collage, répétition, inventaire, pastiche, jeu de mots…), d’un esprit pince-sans-rire irrésistible, elle s’attaque aujourd’hui à deux lieux. Première destination, Saint-Tropez, où Brigitte Bardot, Françoise Sagan et autres célébrités ont toujours vingt ans et éclipsent l’histoire, les paysages ainsi que les véritables spécialités de la région. De sorte qu’avec une manifeste jubilation, l’auteur recycle, détourne les clichés épuisés, multiplie les points de vue, même les plus loufoques, afin de redonner souffle à une ville figée dans le mythe. Ici, exploration poétique rime bel et bien avec ludique et invite chacun à laisser son regard flâner en dehors des visions imposées, en compagnie d’ « Une Américaine » sur les traces de Christophe Colomb pour la seconde partie de cette escapade littéraire.


E.V. L’Hebdo, Août 2001




Tout sur la chose


En moins de cinq ans, Nathalie Quintane a imposé son style singulier dans le monde de la poésie à coups de phrases légères et de sujets dérisoires. Depuis Remarques et Chaussure jusqu’à Saint-Tropez, l’itinéraire d’une fille qui multiplie les angles d’attaque pour mieux saisir le réel.


Prenez une table. En bois, rectangulaire, quatre pieds. Imaginez qu’une bande de termites s’y attaque et ne laisse plus qu’un tas de paillettes. Nathalie Quintane, c’est à peu près pareil, mine de rien. Quand elle s’attaque à un objet (sens littéral), et au mot qui le représente, elle en donne tant de définitions et elle le donne à voir sous tant d’angles qu’on finit par ne plus savoir ce que c’était au départ. Ecriture Rubik’s Cube, étonnante et drolatique. Travail systématique et rigoureux de définition qui mène, par le biais d’une multiplication des préhensions, à une infinitude de la forme : travail formel poussé à l’extrême, soit à l’abstraction. Mais avant de déclarer Quintane danger public, il faut savoir qu’elle a de l’humour, elle qui se réfère volontiers à Dada, aux poètes du Chat noir, ou encore à Xavier Fornerey qui, « au milieu du XIXe siècle, travaillait déjà la mise en pages et concevait des livres-objets ». Humour pince-sans-rire de la fausse ingénue qui ose risquer toutes les naïvetés afin de ne rien éviter d’un sujet, quitte à en dire (toutes) les évidences un peu simplettes (donc) qu’un autre aurait laissé tomber, ou pire, laissées dans l’ombre d’une narration trop préoccupée d’elle-même. Et cela aurait été dommage, parce que les évidences ne sont pas forcément ce que l’on voit, parce qu’à force de les savoir, on les a complètement oubliées. Quintane doit le savoir, qui nous les rappelle. « J’essaie de prendre de la distance, de mettre de la distance entre moi et l’objet, entre le lecteur et le sujet. C’est le seul moyen de voir les choses », explique-t-elle, rencontrée dans un café choisi par ses bons soins et qui n’étonne pas quand on la lit depuis cinq ans, un minuscule bistrot peuplé d’objets désuets qu’elle aurait pu croquer dans Remarques (Cheyne éditeur, 1997), son premier livre, ou via ses bribes, phrases, blocs parus dans les revues Dox, Nioques et Perpendiculaire au même moment. Ayant jugé, arbitrairement, aléatoirement et apparemment absurdement qu’une de ces premières remarques - « Quand je marche il y a toujours un de mes pieds qui est derrière moi » - méritait développement, Quintane a voulu donner à voir ce pied disparu en pulvérisant ce qui encore une fois le dérobait au regard : la chaussure, évacuée à force de la dire, à force d’en dire tout. Tentative d’épuisement d’un sujet, ont alors clamé les critiques : « Non, plutôt tentative d’épuisement de l’auteur », précise Quintane en riant, qui ne choisit jamais la facilité, comme pourraient le dire certains disciples de Poujade. « Après Chaussure, je ne voulais pas devenir prévisible en m’attaquant à un autre objet. Ça ne m’intéressait pas d’écrire « Cendrier », alors l’objet que j’ai choisi pour continuer, ça a été un être, mythique en plus : Jeanne d’Arc. » A l’instar des artistes pop qui se réapproprient le drapeau américain, Quintane s’est bel et bien appropriée le mythe de la pucelle - ni pour la banaliser pour l’amoindrir, simplement pour la donner à voir telle qu’elle pourrait être, aussi, suggérée dès le titre : Darc, sans apostrophe, ancêtre potentielle de Mireille, l’actrice. Ce qui n’est pas rien : une grande sauterelle qui sauve la France, et au passage l’un des textes les plus convaincants et les plus beaux de l’auteur.


Après, et avant Saint-Tropez aujourd’hui, explosion maximale et baroque de ses registres, il y aura Début, son autobiographie - ou comment retourner ses armes contre une certaine doxa : « Ça ne se faisait pas en poésie de faire son autobiographie, ça fait pas très propre, c’est pour ça que ça m’a intéressée. Je crois qu’Olivier Cadiot a fait beaucoup de bien à la poésie en écrivant L’Art poétic’ en 1988 : ça a permis de décrisper les choses. Il se permettait des bribes de récit, de la narration. Ce texte m’a beaucoup marquée. D’ailleurs je ne me définis pas comme poète, même si c’est ma « raison sociale ». J’aime travailler dans les jointures, entre la littérature et l’art contemporain. » Résultat : Mortinsteinck, en 1999, film vidéo réalisé par son ami, l’artiste Stéphan Bérard, et dont elle a fait le livre - oui, le « livre du film » - éponyme, mais qu’on ne retiendra pourtant pas dans nos préférences.


Aujourd’hui, l’objet est un espace, Saint-Tropez et l’Amérique, lieux ô combien chargés, parfaits pour les jeux signifiants/signifiés qui font l’écriture de Quintane. Au départ, c’est Jean-Michel Espitallier qui lui propose d’écrire un texte sur une ville mythique : elle suggère Lisbonne, où elle a enseigné pendant un an, mais il ne trouve pas ça assez mythique. Saint-Tropez vient comme une boutade. Mais elle s’y tiendra, sans rien en éviter, encore une fois, des signes les plus casse-gueule : les stars, en l’occurrence Bardot, les rendez-vous les plus convenus, comme la terrasse de Sénéquier, les auteurs qui en ont écrit quelque chose avant elle, par exemple Colette - dont, au passage, elle place la perception du lieu devant la sienne, comme une lunette entre l’oeil et l’objet (croquis à l’appui, introduisant un caractère scientifique des plus comiques à ce qui relève de la plus complète subjectivité), histoire de surmultiplier les points de vue. Entre-temps, Quintane est passée de l’infiniment loin et fondateur (l’histoire : « Torpes était un Romain tardif ») à l’infiniment proche et ordinaire (la signalétique d’une ville à son entrée, sur panneau), sans se départir d’une même quête d’objectivisation. Pour Une Américaine, c’est pareil, sauf qu’elle elle cache l’Amérique. Phrase prétexte dès le début : « -Une Américaine : pour raconter sa vie, remonte systématiquement au débarquement (arrivée des premiers colons, problèmes avec les Indiens) - ma préoccupation : le monde. » Et nous voilà en Amérique, avec force « RECONSTITUTIONS » et pas des moindres puisque le texte s’ouvre sur un portrait de Christophe Colomb.
Si Quintane souligne l’indépendance de ces deux textes rassemblés pourtant dans un même livre, ils ont un personnage en commun : Jean de la Cossa dans Saint-Tropez, un Génois fondateur de la ville, et Juan de la Cosa dans Une Américaine, un hydrographe qui décide pour la première fois de séparer, sur le papier, l’Asie de l’Amérique. « Je les ai trouvés en recherchant des mots à la bibliothèque municipale de Digne (où elle vit, - ndlr). Il me suffit d’un mot pour que je me mette à écrire. J’ai trouvé le premier dans un guide touristique, l’autre dans une encyclopédie. Ce nom propre, Cosa, tombait parfaitement bien : cosa, la chose - définie, indéfinie. »

Pour saisir cette chose, Quintane s’est cette fois tout permis, exacerbant son registre avec une ampleur jubilatoire : entre croquis, photos, jeux typographiques, de sens ou de hasards, multiplication des approches divergentes, des greffes à n’en plus finir, il souffle dans Saint-Tropez - Une Américaine un vent de joyeux bordel, une liberté ludique et jouissive, parfait contrepoint à la radicalité de tout système. Livre-somme et bouquet final (dans le jargon du feu d’artifice - parce que « final », on ne le souhaite pas), Saint-Tropez est le mariage parfait de l’exubérance et de la rigueur, bourré de fraîcheur et d’idées. Où l’auteur prouve encore une fois qu’elle est au-delà de l’épuisement (« Je décide de m’arrêter non pas quand j’ai tout dit d’un sujet, mais tout simplement quand j’en ai assez. ») et que l’enjeu de sa chose écrite réside aussi ailleurs : dans la réappropriation d’un mot que d’autres auraient ignoré, dont on ne mesure jamais la véritable ampleur. Dans n’importe quel récit, le héros irait à Saint-Tropez, point barre. Véritable mère Teresa des laissés-pour-compte de la narration, des interstices romanesques et autres signes dérisoires du paysage narratif, Nathalie Quintane passe son temps à les mettre en lumière et, par la même occasion, à nous rendre moins aveugles.


Nelly Kaprielian, Les Inrockuptibles, Mai 2001