— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Voyage à Blue Gap

Patrice Robin

Le  précédent roman de Patrice Robin, Le Commerce du père, clôturait un cycle de 5 livres où il avait tenté de répondre à cette question : Comment devient-on ce que l’on désire être, ce qu’il est vital que l’on soit ? Contre quoi, contre qui, avec qui ? Ce cycle est achevé parce qu’il a semblé à l’auteur avoir réussi à faire justement de ce « contre qui » un « avec qui » en intégrant les carnets de commerce de son quincaillier de père dans son dernier livre, sa « littérature » dans la sienne, en s’unissant au cœur de ce qui les...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Le Voyage à Blue Gap

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse

Le film Sunchaser , de Michael Cimino, est sorti en 1996. Il se passe dans une réserve d’Indiens navajos. On y chercherait en vain, au casting, un prénommé Scott, cavalier de fiction, devenu le gendre du narrateur de Voyage à Blue Gap. Scott vient passer des vacances en France avec sa femme Louise. Ensuite, le père de Louise se rend là-bas, à Blue Gap. Il découvre, entre autres, le destin tragique des Navajos, massacres et déportations. Il pense aussi aux films de John Ford. Entre ce va-et-vient, sa mère décline. Le roman n’est pas qu’un salut au cinéma, à la photo, à l’enfance. Il révèle, par une série de brefs chapitres, agissant comme champs et contrechamps, l’amour qui lie les personnages, la mémoire qu’ils cherchent. Chaque monde éveille l’autre en le caressant. Le regard indien permet à Patrice Robin de revenir vers son univers provincial, douloureux, muet. Dans les deux cas, les rites sont des procédures de compréhension, de conciliation et, pour l’auteur, de narration.


Philippe Lançon, Libération, 16 juin.


Brèche bleue


Patrice Robin, dans Le Voyage à Blue Gap nous invite à parcourir les méandres de la mémoire avec minuscule, et de la Mémoire avec majuscule. L’une ne va peut-être pas sans l’autre : la Mémoire est la mémoire des civilisations. La fille du narrateur, Louise, vient d’épouser un Indien narajo. Quant à sa mère, elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Chez les Navajos, qui pourraient être juifs, le passé vibre encore – c’est la manière de « garnir le prochain parc de futur  », pour reprendre l’exergue ici choisi de Whitman, de cette tribu autrefois décimée, défigurée, détruite (« C’est Louise qui a parlé de la déportation des vaincus vers le Nouveau-Mexique par le gouvernement de Washington  »), ce passé commun, fragile, menacé, se transmet par les rites, la nourriture et la contemplation de lieux où l’histoire est devenue symbole.

De quoi peut-on se souvenir ? Le western de cinéma, qui fabriqua le mythe, avec ses Indiens de folklore déguisés en sauvages hystériques, peinturlurés, méchants, donne un aperçu menteur et tronqué de ce qui fut vraiment, ce qu’il faut pour que ne s’évapore jamais la trace, que ne disparaisse pas la source (« Scott a parlé d’une source en redescendant, regrette de n’y avoir pu m’y emmener »), c’est transmettre. Par les mots : ne jamais oublier qu’« homme blanc » se dit « bilagaana ». Par les enfants : en fabriquant des filles naturelles et des fils d’adoption. Par les réflexes : apprendre comment réagissent les ours. Par les offrandes : une vache traditionnelle à ramener à Paris ? Le « Blue Gap », la « brèche bleue », c’est la mémoire et la Mémoire : « Une trouée de ciel plus clair à l’horizon entre deux barres rocheuses  » : les parents du gendre navaja (Scott) habitent, immémorialement, « ce creux au milieu des mesas ». Brèches entre des falaises (des bribes) de souvenirs de grosses masses, de grandes tâches d’oubli. « Rester à Blue Gap » comme il est proposé au père de Louise, c’est se soustraire à la modernité occidentale, frappée d’amnésie, coupée de ses racines, ignorante de sa morale, dont Paris, Londres, New York sont les capitales : Alzheimer-land.

Voir les Navajos se souvenir des Navajos réveille les instants enfouis de l’Enfance profonde : « Je me suis souvenu soudain que l’oncle maternel de ma mère veillait également sur son troupeau jour et nuit, qu’une simple porte séparait l’étable de la cuisine ». Robin, alors, convoque par conséquent des termes précis (c’est la mémoire d’une langue ; c’est la littérature ; brusquement, c’est l’hypermnésie, on ne peut enrayer la machine) : « Je gardais aussi en mémoire des bribes de souvenirs d’une journée de battage chez lui, la meule de paille au milieu de l’air, le grain coulant de la batteuse dans les sacs en jute, la poussière, les hommes lourdement chargés traversant la cour puis grimpant à l’échelle du grenier, les montagnes odorantes sur le vieux plancher de bois, une grande table enfin recouverte d’une nappe blanche, les paysans buvant et mangeant, une demi-douzaine de femmes autour, parmi lesquelles ma mère probablement, assurant le service. » Patrice Robin décrit la souvenance en même temps que la chute dans le néant ; les jours lessivés par la maladie sont contrariés, dans ce livre si profond, par la revanche de Mnémosyne ; par l’encre ; la sensibilité. Le talent vrai. On s’en souviendra.


Yann Moix, Le Figaro Littéraire, 9 juin 2011



Les Indiens ne sont plus loin


Dans « Le Voyage à Blue Gap », Patrice Robin met en écho les failles du monde occidental et la mémoire préservée des Navajos


Encore un écrivain français fasciné par le mythe des États-Unis ? Le titre du nouveau livre de Patrice Robin, Le Voyage à Blue Gap, pourrait le laisser penser. Mais Patrice Robin ne fait pas de la littérature « comme si », c’est-à-dire comme s’il était américain, en mimant des allures ou des manières qui deviennent des tics. Patrice Robin édifie un pont symbolique entre deux Ouest, celui de la France et celui des États-Unis, pour en réalité évoquer deux passés, deux mémoires, et leur marque possible dans le futur.

Les États-Unis, c’est d’abord sous la forme d’un Indien qu’ils apparaissent dans le livre. Un Indien Navajo, Scott, qui a épousé la fille du narrateur, Louise, enseignante aux États-Unis. Ses parents vivent dans une réserve en Arizona, Blue Gap. Le premier rapport que le narrateur a avec Scott est cinématographique : sa fille lui apprend qu’il a tenu un petit rôle, dix ans auparavant, dans Sunchaser de Michael Cimino. Le narrateur, en regardant le film, découvre un bel Indien excellent cavalier. Mais il précise que les oncles de Scott, quand ils le visionnèrent, « avaient moqué sa manière d’y parler le navajo, son débit haché de cinéma, à l’opposé du monde d’élocution traditionnel, lié et fluide ». On ne peut faire mieux dans la démythification. Toutes les références au western que contient Le Voyage à Blue Gap sont de la même eau. John Ford et son acolyte, John Wayne, y sont particulièrement chambrés.

Mais revenons à Scott. Lorsqu’il l’accueille d’abord pour un séjour en France avec sa fille, le narrateur découvre un jeune intellectuel calme et moderne, pénétré des traditions de son peuple et de sa spiritualité. Puis c’est au tour du narrateur de faire son « voyage à Blue Gap ».

Mais ce séjour au pays des Navajos est précédé de visites, dans l’ouest de la France, que le narrateur rend à sa mère, atteinte par les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Tout l’enjeu du livre se trouve dans ce parallèle esquissé : tandis que le narrateur est chaleureusement reçu par des Navajos, qui, sans être repliés sur leur histoire remplie des heures sombres de colonisations successives, la maintienne vivante, sa mère est en train de perdre peu à peu la mémoire.

Il y a dans ce Voyage à Blue Gap le parfum mêlé de la mélancolie du souvenir enfoui et de la sérénité du présent assumé. L’étrangeté des paysages des Canyons traversés est aussi belle que sont hostiles les contrées de la maladie. Patrice Robin est un écrivain subtil, précis, elliptique. Et son livre en dit long sur l’effroi de notre monde occidental contemporain, sans jamais le rendre explicite.


Christophe Kantcheff, Politis, 30 juin 2011