— Paul Otchakovsky-Laurens

Ormuz

Prix de la langue française 2013

Jean Rolin

C’est par le détroit d’Ormuz que transite de 20 à 30 % du pétrole et du gaz irriguant l’économie mondiale ; ce qui en fait, naturellement, un enjeu stratégique de premier ordre, particulièrement, depuis quelques années, dans le climat de tension croissante engendré par le programme nucléaire de l’Iran. À intervalles réguliers, des escadres de navires américains s’y font voir, surveillées de près par des navires iraniens d’une puissance infiniment moindre que les précédents, mais rompus aux tactiques les plus retorses de la guerre navale dite « asymétrique ». De telle sorte que le moindre incident...

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La presse

La disparition

Il faut se munir d’un atlas pour se représenter les îles de Qeshm, d’Hormoz et de Larak, que des vedettes relient depuis la ville iranienne de Bandar Abbas. En face, les Émirats arabes unis et Oman. Entre les mondes perse et arabe, le détroit d’Ormuz, point névralgique de la planète, où transite un tiers des hydrocarbures acheminés par voie maritime. L’objectif de Wax, la traversée du détroit à la nage, n’a pas grand chose à voir avec la géopolitique. Le problème, surtout, c’est que le nageur, imitant Albertine, a disparu. Il revient donc au narrateur, que Wax avait chargé de dresser l’inventaire des choses « susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz », de revenir sur cette affaire.
Son enquête débute naturellement dans la chambre de l’hôtel Atilar où séjournait Wax. À la manière de Jean Rolin : phrases longues et limpides, interrompues par des incises et des retours en arrière, souci du détail et de la nuance. « En même temps que je vaquais dans la chambre à mes occupations, désormais, je mangeais de ces grains de grenade en les prenant tout d’abord un par un, dans leur emballage en plastique, puis, bientôt, par poignées, tant ils s’avèrent succulents, et tout cela sans le moindre scrupule, tel qu’aurait dû m’en inspirer la disparition de leur possesseur légitime, mais non sans une certaine appréhension quant aux conséquences possibles de cette goinfrerie sur mon appareil digestif, dont le fonctionnement, d’une manière générale, laissait à désirer. »
Qui est Wax ? On ne saura pas grand-chose de lui, sinon qu’il est d’une inquiétude « presque animale ». Qu’il prétend avoir été nageur de combat. Qu’il est féru d’ornithologie et distingue au premier coup d’oeil le goéland de Hemprich du goéland à iris blanc. Qu’il est fasciné par la guerre navale asymétrique (les milliers de hors-bord des Gardiens de la révolution face aux destroyers occidentaux). Qu’il a une admiration sans bornes pour Wilfred Thesiger (1910-2003), un explorateur et écrivain britannique, auteur de Désert des déserts. On reconnaît là l’environnement de Jean Rolin, arpenteur désenchanté du monde, l’univers de L’homme qui a vu l’ours (c’est d’ailleurs, mystérieusement, à « celui des ours qui parle d’une toute petite voix » que ce livre est dédié) et les paysages familiers de l’écrivain de marine.
Du destin de Wax, on aura une petite idée au dernier paragraphe, page 218. Au moins croit-on saisir pourquoi il lit Au bout du rouleau, un petit roman de Joseph Conrad qui n’est pas destiné aux seuls surfeurs.
Si, plantigrade ou pas, vous cherchez un petit bijou de marqueterie, où l’humour à la Vialatte le dispute à l’élégance, visez Ormuz.

Emmanuel Hecht, L’Express , 21 août 2013

Ormuz des lettres

Jean Rolin retient son souffle et prend le large dans le détroit

En 1975, Georges Perec entreprenait par la description sa tentative d’épuisement d’un lieu, la place Saint-Sulpice. Le monde a grandi – ou rétréci, comme on voudra. Jean Rolin épuise un lieu plus lointain mais non moins encombré, le détroit d’Ormuz, chas d’aiguille par lequel transite l’essentiel du trafic pétrolier mondial. Il le fait à travers les pays, les côtes et les îles qui l’environnent et l’occupent. La précision est restituée, comme toujours chez lui, par de longues phrases vivant comme en apnée (l’un de ses guides iraniens est d’ailleurs un champion d’apnée), toutes en incises, retenant le souffle de l’écrivain sous le pas du voyageur. Grâce à elles, le regard est minutieux, ironique et panoramique, les paysages et les hommes deviennent des farces ou des visions. Il est vrai qu’on est dans une région où un paradis minéral et maritime semble rappeler à l’homme, par l’absurde, l’enfer qu’il a rejoint.

Midinette

Allant d’Abou Dhabi à Dubaï par la route, Rolin note que « c’est par un changement presque imperceptible de la couleur de son revêtement, tirant sur le brun à Abou Dhabi, et à Dubaï sur le gris, que se traduit le passage de l’un à l’autre ». Ce qui l’entoure est « le genre de paysage, me disais-je, qu’en l’absence de tout dromadaire aucune touriste n’aurait envie de photographier », mais que, en présence de Jean Rolin, tout amateur de géographie (physique, politique, humaine) a envie d’arpenter. Une tour sans fin ressemble à un Carambar. Une tortue morte en mer évoque un ami qui patauge dans une vasque. Une fille sublime jaillit d’un navire américain. Un léopard des neiges empaillé a atterri dans le musée d’une île vouée aux plus extrêmes chaleurs. Enfin, avant l’aéroport de Dubaï, passés d’extravagants domaines des dieux pétroliers, passé un paysage baignant « dans un éclairage monochrome et terreux de fin du monde », « je remarquai un amas de pétunias plus foisonnant encore, plus vaste et plus touffu, que tous ceux que j’avais observés auparavant dans la région, et dont les massifs qui le composaient, cet amas, balayés et tordus par le vent, fouettés par le sable en rafales, m’évoquèrent irrésistiblement, bien que de manière incongrue, un troupeau de bœufs musqués que dans un reportage télévisé j’avais vu lutter désespérément, regroupés en carrés, contre une tempête de neige au cœur de l’hiver arctique ». Les aubépines de Proust ont repoussé au pays du Buisson ardent.
Deux personnages servent de chiens de traîneau à Rolin. Réduits à la transparence d’une brume de chaleur comme il en existe là-bas, ils ont la faiblesse des procédés et l’étoffe des rêveries : ils ne font qu’un avec l’écrivain lui-même. Lequel, par cet artifice romanesque, met à distance sa silhouette de reporter et de midinette conradienne. Il fond dans les paysages, les hommes et les phrases, comme un enfant dans la nuit.
Le premier personnage est un fantôme appelé Wax. Il a décidé de traverser le détroit à la nage (40 kilomètres de courants parsemés d’îles, couverts de pétroliers, de frégates militaires, de mines), sans apparemment disposer des qualités physiques pour le faire (mais qui les aurait ?). Le second, le narrateur, est son éclaireur et chroniqueur. Wax l’a chargé de repérer les lieux, de préparer sa traversée, puis de l’accompagner pour quelques mètres à la nage, avant de conter sa geste. Il précède ou suit les traces de Wax, il tourne autour, jamais il ne le trouve. Wax n’est qu’un prétexte à voyage et à mélancolie.
À la première ligne, il a disparu en mer. On ne l’entrevoit qu’aux dernières. Il parvient à allumer une cigarette qu’il a tirée avec briquet de son sac étanche, seul dans l’eau noire, flottant sur le Styx pétrolifère, l’ombre d’une galette de mazout au pied. L’écrivain, naturellement, est resté sur la rive (iranienne). Sinon, qui écrirait ?

Corsaire

Peu avant, ils se sont presque confondus sur une frégate militaire française, le Cassard, où l’un et l’autre étaient invités. Lancée dans les années 1980, elle tient son nom d’un célèbre corsaire français, né deux ans après la représentation de Phèdre. Or, Wax et son chantre nonchalant ont en commun, outre des difficultés intestinales et une propension à ne pas renoncer à l’enfance de leurs aventures, un vers de la pièce de Racine : « Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes. » C’est d’Hyppolite qu’il s’agit, alors qu’il va mourir face à un monstre marin. Wax est-il mort ? La seule mer qui l’avale est d’encre et la question est de savoir comment, dans quel paysage, il s’efface – car la disparition est une question de style et c’est de cela, avec Jean Rolin, qu’avant tout il s’agit.

Philippe Lançon, Libération, 28 août 2013

Jean Rolin ne sait pas conduire. Alors il marche.

Et il écrit ce qu’il voit dans les ports, dans les banlieues et dans le détroit d’Ormuz. Après Los Angeles, ville réputée impraticable pour le piéton, où l’écrivain-reporter imaginait les déambulations d’un espion chargé de protéger Britney Spears d’un attentat islamiste, le voilà sur les rives d’un des bras de mer les plus surveillés du monde. Sous des chaleurs écrasantes, il sillonne la zone à pied et transcrit l’absurdité des fièvres humaines

Une fois n’est pas coutume, il faut chaudement recommander de lire Jean Rolin, mais aussi de le regarder parler. Sur le site de son fidèle éditeur, P.O.L, on trouve plusieurs vidéos dans lesquelles, au fil des années, de livre en livre, l’écrivain-reporter explique sa démarche. Caméra fixe dans le bureau de la maison d’édition, le son n’est pas très bon, il est même franchement mauvais, mais peu importe. Jean Rolin crève l’écran. L’écouter, c’est déjà ou encore le lire. ll déploie devant la caméra cet humour sur soi, pince sans-rire, qui traverse tous ses livres. On rit en le lisant, on rit en l’écoutant. Ce rire est d’autant plus bienfaisant qu’il se nourrit de l’absurde. Jean Rolin capte souvent, au gré de ses déambulations sur le globe, l’absurdité des fièvres humaines. Dont la sienne, qui consiste à déambuler dans des lieux plus ou moins improbables et à en rendre compte.
Depuis dix ans, il est ainsi l’acteur de ses livres. ll y ajoute de plus en plus d’éléments fictionnels, mais le point de départ de son écriture est toujours un point sur la carte, son envie d’aller voir, là. Plutôt les zones en friche, les ports, les banlieues, les lieux de frictions, les endroits où un homme seul ne va pas trop se promener, en règle générale. Jean Rolin a grandi avec la passion des cartes géographiques.
Grand reporter (Libération, Le Figaro, L’Événement du jeudi), il a couvert de ses pas plusieurs zones chaudes et improbables aussi. ll ne conduit pas. ll marche. Carnet de notes en main L’Homme qui avu l’ours (2006) rassemble les articles de ses 25 ans de métier, 1 000 pages écrites avec cet allant, ce soin du détail et des à-côtés qui racontent beaucoup plus que l’histoire principale. II a pris son congé du journalisme dans les années 1990.
Tout entier aujourd’hui dans l’écriture de ses livres, il marche toujours et prend encore des notes. ll continue de reporter donc et, de ces traces griffonnées, il confectionne de la littérature. II ne doit pas forcément aller loin pour cela, c’est la qualité du regard qui compte. Pour transcrire la déglingue des friches urbaines et l’oubli dans lesquelles elles s’enfoncent, il a sillonné le boulevard du maréchal Ney, qui relie la porte de Saint-Ouen à la porte d’Aubervilliers en lisière de Paris. II a rencontré les chrétiens de Palestine (Chretiens, 2003), pisté les chiens errants (Un chien mort après lui, 2009), puis suivi incognito Britney Spears à Los Angeles, en créant pour cela un personnage d’espion chargé de protéger la star d’un hypothétique complot islamiste (le livre est formidable et la vidéo aussi). Inutile de préciser que Jean Rolin a effectivement passé deux mois à Los Angeles à suivre tant bien que mal la pauvrette en compagnie d’une armée de paparazzis…
Changement de décor complet, plus proche des aspirations habituelles de l’écrivain, avec Ormuz. Jean Rolin a de nouveau instillé une part fictionnelle en créant deux personnages pour cette déambulation le long d’un détroit qui voit passer 20 à 30 % du pétrole et du gaz qui nourrissent l’économie mondiale. Le narrateur se voit confier une mission par un certain Wax, quinquagénaire peu sportif qui s’est pourtant lancé à lui-même le défi de traverser le détroit à la nage. Or, dès la première page, Wax a disparu. Volatilisé. Le narrateur déambule dans le vague espoir de le voir reparaître et mène, mollement, son enquête. Sa recherche est le prétexte pour sillonner, sous des chaleurs accablantes, des ports et des friches industrielles en Iran et dans les émirats.
La vétusté des navires français, les clés tactiques de la guerre navale asymétrique (dont les Iraniens sont devenus les maîtres face à la puissance de frappe américaine ), les oiseaux comptent parmi les thèmes récurrents de cette déambulation sous un soleil de plomb. Éminemment littéraire (le disparu qu’il s’agit de faire revivre), le livre multiplie les listes (les hôtels, les noms de bateaux, les noms d’oiseaux, de bars, etc.), les digressions historiques, les promenades. Et par là, comme toujours chez l’auteur, se dessine une poétique de l’errance qui envoûte.

Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps, 16 novembre 2013

Agenda

Lundi 6 mai à 19h
Jean Rolin à la Maison de la poésie (Paris)

Maison de la poésie

Passage Molière
157, rue Saint-Martin
75003 Paris

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