— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Livre de l’oubli

Bernard Noël

Ces notes, écrites en 1979, sont publiées ici pour la première fois dans leur ensemble. Le mot « oubli » a surgi alors pour désigner la masse obscure dans laquelle me semblait puiser l’écriture. La mémoire n’offre que du déjà vécu, déjà su ; l’oubli révèle de l’inconnu au fond de lui dissimulé. L’exercice de l’écriture, pour peu qu’il soit débarrassé d’intentions, fait surgir et s’exprimer des éclats de l’immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours. Aucune parole n’est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous...

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Allemagne : Leipziger Literaturverlag | Maroc : Toubkal

La presse

Ce qui est écrit repose dans les mots des livres, et ces mots sont devant l’oubli comme le sable devant la mer. » Le Livre de l’oubli rassemble des notes - réflexions, menus dialogues, fragments poétiques - sur un sujet d’allure insaisissable l’oubli Loin d’être un lamento sur sa perte, ce livre présente l’oubli comme un immense réservoir poétique, qui tient au moins autant du blanc typographique que du trou noir. Position atypique tant l’écriture est invariablement associée à la mémoire, la trace écrite s’inscrivant dans une démarche contre l’oubli.


Qu’est-ce que l’oubli ? Dans son sens le plus fort et sans doute le plus commun, c’est un abîme, un gouffre qui fait disparaître les choses et les êtres, mais de même que la mer rejette ce qui a pu être charrie par ses eaux, l’oubli n’est pas nécessairement un engloutissement définitif. Ce qui y tombe peut éventuellement en sortir L’oubli est également ce répit de la conscience dont nous n’avons justement guère conscience : « Le lecteur oublie, devant le texte, la main qui l’a trace. Les yeux lisent en oubliant qu’ils bougent, et que, de lettre en lettre, il y a ce mouvement ». L’oubli est aussi essentiel et impalpable que l’air qui nous entoure.


Penser à toutes les expériences et situations non transcrites (passées et à venir), c’est-à-dire justement s’aventurer du côté de l’oubli, voilà qui donne à rêver L’oubli est cet espace nécessaire, si incommensurable, si inconcevable soit-il, qui est le terrain de l’imaginaire Bernard Noël peuple ses réflexions de références philosophiques sans jamais perdre de vue son évanescent sujet et sur un mode léger qui tient souvent du clin d’oeil. « Oublie-toi toi-même, et tu ne seras que qui tu es ».


Cette réflexion (qui passe par un questionnement sur le visible) fait le constat d’une évolution, d’une forme d’acceptation de l’oubli grâce à l’écriture « Nous pouvons maintenant livrer [les images mentales] à leur indépendance car, les ayant écoles et, ce faisant, mentalisées, nous les laissons jouer entre elles dans l’espace de leur liant, qui demeure en blanc, et qui est l’oubli » Une question pourtant est posée à la fin l’accumulation des images, telle qu’elle existe dans le monde contemporain ultra-médiatisé, laisse-t- elle une place à cet oubli si vital pour la pensée ?


Cette question de l’image vidée de son sens est fondamentale dans la démarche de Roman Opalka « ma démarche invite a méditer sur cette chose qui s’appelle la vie on produit trop d’objets d’art et surtout trop d’idées sur l’art il faut prendre le temps de souffler ». Le Roman d’un être, à l’image de l’oeuvre Opalka 1965/1-°°, « avance à travers une phrase qui n’a pas de point pas de virgule ».


Opalka (décédé en 2011) a peint la suite des nombres en blanc, sur fond noir d’abord, puis ajoutant une dose de blanc au noir, si bien que chaque tableau s’approche de plus en plus du blanc total Chaque tableau (appelé « détail ») a des dimensions identiques précises et le peintre s’efforce de donner à chaque chiffre une hauteur constante Opalka en a peint plus de deux cents , ici ce sont plus de deux cents pages à larges marges blanches qui présentent des signes typographiques, sans signe de ponctuation, retraçant le travail de cet artiste d’origine polonaise, le travail de toute une vie. Les seules césures sont les indications de dates. Cette écriture non balisée est d’abord déroutante, à l’image du travail d’Opalka, qui n’offre pas de point d’appui au regard. Mais ce flux linéaire sans cesse reconduit du coin supérieur gauche au coin inférieur droit, chaque page fonctionnant à la manière d’un « détail », permet de ne jamais séparer totalement l’artiste de son oeuvre tantôt c’est lui qui s’exprime sur son oeuvre et sur l’art en général, tantôt il est donné à voir en plein travail, le texte décrivant la position du corps, le mouvement du pinceau. L’oeuvre d’Opalka, ce sont aussi des photos (un portrait du peintre à chaque « détail » achevé) et des enregistrements sonores où sa voix prononce les nombres en polonais, tout cela apparaît dans ce livre consacré à un être qui voulait représenter un être universel « pour moi la toile est un univers une présence un être qui manifeste son existence un délire égocentrique mais en direction de l’universel je ne témoigne pas seulement de ma vie je témoigne de la vie ».


Bernard Noël connaît bien l’oeuvre d’Opalka ; il lui avait déjà consacré un ouvrage avec Jacques Roubaud et Christine Savinel en 1996 Ici la forme de l’écriture se rapproche de la forme picturale de Roman Opalka (qui est d’ailleurs elle-même proche de la forme scripturale). Le Livre de l’oubli parlera peut-être davantage aux amateurs de l’écrit et Le Roman d’un être aux amateurs d’arts plastiques (un grand nombre d’artistes, de Léonard à Kiefer en passant par Rembrandt et Beuys, y sont mentionnés), mais les deux traitent de questions essentielles autour de l’art, du temps, de l’émotion et de la raison, de la volonté et de l’imagination. En lisant « dans mon travail il n’y a pas d’oubli il n’y a que la manifestation d’un mouvement unique et qui n’oublie rien », on pourrait croire que Le Roman d’un être entre en opposition avec Le Livre de l’oubli, en réalité les deux traduisent la relation à l’infini, dont l’oubli est une manifestation. Comme il est écrit dans l’un des deux (saunez-vous deviner lequel ?) : « le sens et l’oubli ont en commun d’être interminables ».


Sophie Ersham, La Quinzaine littéraire, Décembre 2012




Cet ensemble de notes écrites en 1979 fait long feu d’une affirmation que l’on va répétant qui voudrait que la poésie soit fille de mémoire sans que jamais l’on ne s’interroge sur ce qu’il en est de ce qui pourrait bien n’être qu’un sépulcre.


Il y a quelque chose de revigorant dans ce livre aux fusées aussi vives qu’éclairantes. Quelque chose du côté de la vie dans ce qu’elle a de moins recraché. Quelque chose qui arrache l’écriture à tous les enregistrements, toutes les reproductions imaginables pour la jeter du côté de « l’invention au sens archéologique du terme, c’est-à-dire de découverte. »


Le Livre de l’oubli y insiste, il y a dès qu’il y a écriture, mise en route. Dès les premiers pas, la question du terreau sur lequel lève l’écriture se pose. Quel est ce sol où se trouve jeté celui qui écrit ? Lisant ce livre de Bernard Noël me revenait moins L’attente, l’oubli de Maurice Blanchot que le passage célèbre des Cahiers de Malte Laurids Brigge où Rilke fait dire à Malte que les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences. On se souvient que Rilke insistait sur le fait que ce n’était pas encore assez d’avoir des souvenirs mais qu’il fallait surtout savoir les oublier ! Savoir les porter en terre d’oubli et qu’ils y perdent jusqu’à Bernard Noël leur nom, ajoutait-il, afin qu’ils « deviennent en nous sang, regard, geste ».

C’est alors qu’étincelait le beau paradoxe que lançait Bernard Noël: « l’oubli est notre pays natal. »


Oui, ce que nous appelons mémoire est bien du côté du savoir, du côté de l’espace, un beau palais du genre « nécropole où reposent le déjà vu, le déjà pensé, le déjà vécu ». Avec l’oubli commence le temps, s’ouvre le labyrinthe des pièces disjointes, les lignes brisées d’un dédale où descendre. Là brille un autre soleil, « celui d’en bas. Le soleil d’en dessous » écrit Bernard Noël. C’est dans cette terre là que l’écriture fouille. Là est son chantier. C’est là qu’elle invente chemins et lieux tels qu’ « apparaisse là ce qui n’a jamais existé ailleurs et n’existera jamais autrement. »


« Rentrer dans l’oublié », c’est affronter l’inconnu, cela qui en nous est « lié au plus vif ». De l’oubli, Bernard Noël écrit qu’ « il est la vie même ». La vie et son désordre. Cela qui ramené au jour et même dérobé, confisqué par sa trop grande lumière, vient déranger ce monde où l’on sait, croit savoir, fait semblant de savoir. Notre monde ! Monde où « le pouvoir est assuré du présent ». Du temps sur lequel il règne en propriétaire, en contrôleur qui à le tourner toujours vers l’avenir, ne le tourne jamais que vers la mort.


C’est bien ce qui nous bouleverse dans la lecture de ces textes où « l’écriture est l’expérience de l’oubli ». On y rencontre des mots qui « sont un regard / ils sortent du noir en cherchant des yeux / ils voudraient voir ce qu’ils disent ». On y entend battre de l’humain en formation. Il y a là des « (textes) qui ne sont pas dans les mots, bien qu’il n’y ait pas de texte sans mots ». Ce sont les textes que nous aimons. Ils ont toujours un ton il ne trompe jamais il est celui d’une « écriture poétique » qui nous « mené au plus loin, vers un là-bas qui est aussi ce qui vient ».


Alain FREIXE, Le Patriote, Février 2013




Ce n’est pas au souvenir individuel que s’intéresse Bernard Noël dans Le Livre de l’oubli, mais à ce temps inconnu qui a précédé notre naissance et succédera à notre mort. « L’écriture est expérience de l’oubli », de ce temps qui échappe à celui qui veut le saisir par la mémoire et ne se donne que dans le « regard pur », dans ce regard que « parfois les mots sont » lorsque la langue « ramène les ombres ». Le travail poétique consiste à puiser l’ écriture là où la mémoire est défaillante, là où les choses n’ont pas encore de nom, là où la nomination cesse « L’oubli est à la mémoire ce que l’invisible est au visible non pas un autre monde mais le même monde que dissimule en partie ce qui est là, devant nous ». Le poète peut certes faire l’expérience des choses mais il peut aussi tenter une autre expérience dans laquelle il s’agit de dire ce qui n’est pas au premier plan, ce qui échappe, se laisse oublier.


C’est toute la différence entre voir et regarder, celui qui regarde isole du flux de ce qu’il voit des éléments qu’il peut graver dans sa mémoire, au contraire celui qui laisse agir sur lui le flux des images mentales voit et s’enrichit d’un insaisissable, l’oublié Écrire ce qui vient de l’oubli, c’est aller au plus près du sans forme. C’est pourquoi, nul genre littéraire n’est approprié à cet exercice qui consiste à tenter de s’emparer de l’oublie par l’ écriture et Le Livre de l’oubli mêle aphorismes, poèmes en vers libres et méditations brèves, le tout lié par le seul murmure de la voix du poète qui accepte la discontinuité pour mieux s’approcher de l’oubli qui, lui, est continu.


Analysant le rapport de l’homme a l’oubli, l’écrivain en vient à rappeler le rôle fondamental qu’a joué l’ars memoriae dans l’Antiquité et au Moyen Âge, il s’intéresse à l’ écriture mentale qui était associée à des espaces mentaux dans lesquels on situait les éléments du discours à retenir, faute de pouvoir l’écrire. Malgré la naissance de l’ écriture, il fallut attendre l’apparition de l’imprimerie pour que cette pratique disparût Bernard Noël oppose l’art de l’oubli à cette méthode des lieux. La mémoire ne crée pas, elle reproduit, au contraire l’ écriture qui « a pour territoire l’imaginaire » est toujours capable de découvertes Pour Bernard Noël, « L’oubli commence par l’oubli de Dieu », ce qui libère l’homme de toute vision close du monde et lui dévoile l’interminable « L’oubli est le pas au-delà ».


Mais l’ écriture est à présent menacée de n’être « plus qu’un produit de consommation » et de perdre ainsi sa relation primordiale à l’oubli Bernard Noel invite à maintenir l’ écriture « tournée vers l’oubli », cet « invisible », démarche politique autant que poétique puisqu’il s’agit là de résister à la tentation du système pour maintenir le rapport au discontinu. Aller vers l’oubli, c’est échapper au tout-puissant attrait du totalitarisme qui vise à abolir l’oubli, l’imaginaire. L’utilisation des médias pour occuper l’espace mental et le rendre prisonnier de l’image a peut-être déjà dénaturé l’oubli, le réduisant à ce qu’il est pour le sens commun. C’est ce que redoute Bernard Noël qui nous invite par sa réflexion à sauver l’oubli, autrement at l’écriture, laquelle, sans l’oubli, est vouée à disparaître.


Chantal COLOMB-GUILLAUME, Europe, Juin-Juillet 2013



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Bernard Noël, Le Livre de l’oubli, Bernard Noël lit deux pages du "Le Livre de l'oubli" - octobre 2012

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