— Paul Otchakovsky-Laurens

Un oeil en moins

Prix du Zorba 2018

Nathalie Quintane

Il n’y a pas de révolte relative, de petite révolte, ni même de révolution défaite ou avortée et, pour reprendre le mot de Rimbaud, il n’y a que des révoltes logiques, exaltées ou effacées ensuite.

Ce livre part du mouvement, le mouvement d’il y a deux ans. Nathalie Quintane a voulu dire ce qui se passait parce qu’elle a tout de suite compris qu’on dirait ensuite qu’il ne s’était rien passé au printemps 2016.

Mais la chronique (ou le récit) s’est poursuivie au-delà : en Norvège, au Brésil, à Berlin – où la colère, et quelquefois la peur, résonnaient, semble-t-il, de la même...

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La presse

TOUTE LA NUIT AVEC QUINTANE



« Que faire ? » Telle est la question qui agite ce joyeux pavé lance en pleine célébration de Mai 68 Que faire quand voter ne suffit plus ? Comment être citoyen autrement que les fesses scotchées au canapé, a pester devant BFMTV ? En quatre cents pages, Nathalie Quintane livre la chronique drôlement énervée de sa Nuit debout à elle, soit une année d’agitation politique dans sa petite ville du Sud, Cela commence, de facon un peu branquignol, par une manif avec des photocopies ratées et trois clanpins qui n’ont plus tout a fait 20 ans, Quintane en a 52, mais se lance avec fougue dans les expéditions place de la Republique à Pans, au Bresil, à Calais ou à Notre-Dame-des-Landes, Elle pirate un peage, enseigne le francais a des Afghans qui s’en foutent, s’émerveille de la poésie des slogans, raconte comment les CRS frappent, et comment tout le monde trouve ça normal. Aucun héroïsme pour autant, maîs une hypersensibilité à l’absurde, qui s’attaque aussi bien à la violence des centres de rétention qu’aux gentils bénévoles avec leurs gâteaux au yaourt, Le ridicule, depuis ses débuts en écriture, est une des forces de Quintane, sa strategie contre les clichés, une manière aussi de payer de sa personne « La societe est en train de devenir complètement dingue Je ne suis pas psychiatre », résume-t-elle sobrement. Pas psychiatre, maîs excellent clown, un Chaplin moderne, qui trimballe son regard pur et ses |ambes trop longues dans un monde très dur, en alliant les pies de l’invective, du reportage underground et du puma intime en pleine catastrophe.



Marguerite Baux, Elle, le 1er juin 2018.




Nathalie Quintane donne le mode d’emploi de l’engagement


La narratrice d’« Un oeil en moins », qui n’est pas tout à fait l’auteure, s’essaie à diverses formes d’activisme dans le sillage de Nuit debout.


L’oeil en moins qui donne son titre à ce « pavé », comme l’appelle l’auteure - au double sens de gros livre et de caillou jeté sur un CRS -, c’est celui de Laurent Theron, à Paris, ou de Jean-François Martin à Rennes, lors des manifestations contre la loi travail en 2016. C’est aussi celui du chat de la narratrice, énucléé après un ulcère. Quintane aurait donc pu écrire « les yeux en moins », mais c’eût été moins énigmatique, plus lacrymal, alors qu’un oeil en moins, c’est un peu comme quand on dit « mon oeil » pour signifier qu’on n’est pas dupe. Mais du coup, avec son oeil en moins, le non-dupe erre et, comme dit le véto du chat : « Plus d’oeil, plus de soins, plus de -souffrance. »


Résorber les chômeurs


À moins qu’il ne s’agisse d’une histoire de borgne devenu roi : « C’est sûr que tant qu’on ne voit pas des morceaux d’Erythréens devant notre porte, notre capacité imaginative ne va pas jusqu’à visualiser la réalité du pays - déjà qu’on n’est pas capable de voir la dinguerie du nôtre qu’on a sous nos yeux. » Peut-être que si on avait un ami noir et que cet ami noir se fasse couper en morceaux dans la rue, se dit la narratrice, on comprendrait. « Mais on n’a pas d’ami noir. »


Le genre est celui du récit politique. Supposons qu’on soit à gauche du PS, on dirait aussi que les borgnes, c’est les « centristes sages, toujours en quête d’une solution finale au problème de la pauvreté », comme John Locke dans son célèbre Que faire des pauvres ? (1697) : par exemple « on va leur faire ramasser des patates à 1 euro de l’heure ! Des stages ! Des formations sans fin tout au long de la vie ! ». Quintane croit avoir noté qu’il ne s’agit en effet plus désormais de créer des emplois permettant à chacun de vivre dignement, et de résorber ainsi le chômage, mais de résorber les chômeurs.


Avec les réfugiés qu’on renvoie se faire couper en rondelles chez eux, ça fait deux raisons à sa narratrice, qui n’est pas tout à fait elle, de s’engager dans des formes diverses d’activisme : Nuit debout, manifs, écriture de récits, blocage d’autoroutes, cours de FLE (français langue étrangère) en bénévole à Abdel, Ahmed, Bakar, Juuma et Farid, etc. Un oeil en moins se présente ainsi comme le journal autodérisoire et vaillant d’une année de militance, avec ses doutes, ses hasards et sa colère.


Innocuité autosatisfaite


Des lignes qui précèdent, on déduirait aisément que Nathalie Quintane est une auteure d’« ultragauche ». Mais la narratrice, qu’en pense-t-elle, de sa position politique ? D’une part, « que ces excités de gauchistes qui politisent tout, c’est ce qu’on disait au XIXe siècle à propos des socialistes et des républicains », et d’autre part, ajoute-t-elle, mais deux cents pages plus haut : « J’ai toujours eu des doutes sur les capacités de mon cerveau. C’est la raison pour laquelle j’ai lu Valéry à une certaine époque (les capacités de son cerveau le préoccupaient beaucoup). » Valéry, ce gauchiste bien connu qui écrivait, dans La Politique de l’esprit (1932), qu’« un homme moderne, et c’est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée ». Il y a quelques années, Quintane nommait cela « la brouillasse ». Auparavant, Deleuze et Guattari avaient parlé de capitalisme et schizophrénie.


Un oeil en moins est aussi un livre de poésie objectiviste, qui prend sa violence dans la mise en rapport des objets qu’elle égrène, leurs entrechocs, « par exemple, l’école serait antiraciste et produirait des êtres qui votent à 30 % pour Marine Le Pen ? ». Ou plus simplement encore : « Un Rafale vient de passer au-dessus de mon jardin. » Quintane compare tout, et rien n’en sort indemne, pas même sa narratrice, prise au piège de l’innocuité autosatisfaite quand elle cuit un gâteau pour les réfugiés : « Ils n’auront peut-être pas leurs papiers, mais ils connaîtront la pâtisserie française. »


L’abus de sucrerie dans notre société « faussement bienveillante » est aussi un des thèmes de l’essai Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, paru en mars, où Quintane s’attelle à une poétique du « dérangement » plutôt que du « pain d’épice ». Comme quoi, si vous n’aimez pas la littérature, il vous restera toujours la cuisine - et même la déco : dans Un oeil en moins, on apprend pourquoi les assiettes sont désormais blanches et rectangulaires.


Par Eric Loret, Le Monde, le 7 juin 2018.





Nathalie Quintane écrit que quelque chose a eu lieu.



Elle pris des notes pendant un an, depuis Nuit debout, sur les manifestations contre la loi travail et la situation des migrants. Contre l’oubli, le déni et la banalisation, la littérature peut agir.



Nathalie Quintane a écrit ce livre pour ne pas qu’on n’oublie qu il s’est passé quelque chose. Elle le raconte. A Bergen, en Norvège, lors d’un festival de poésie ou se retrouvent des poètes très radicalises, elle prend conscience d’une réalité. Quelque chose a eu lieu, et il faut qu’elle le dise. Depuis trois semaines, la place de la Republique est occupée par ce qu’on appellera le mouvement Nuit debout. Elle, qui a quitté à contreoceur ce mouvement naissant, lit un texte aux poètes et auditeurs rassemblés. "Je crains que dans quelques mois ou quelques semaines on dise qu’il ne s’est rien passé. (...) C’est pour quoi je passe par la Norvège pour dire qu’il se passe quelque chose en France." Dire ce qui se passe, tâche modeste mais indispensable quan le vocabulaire, le ton, les gestes des conversations tendent à s’adapter à un discours qui ne veut rien voir de ce qui, peu à peu, les renvoie au monde "d’avant".


Cet acharnement à prendre date

Nathalie Quintane a donc noté ce dont elle a été témoin et, pour une large part, l’actrice, Le mouveùent des places, Nuit Debout, les manifestations contre la loi travail, la situation des migrants, elle consigne les évènements tels qu’elle les voit. Pour autant, il ne s’agit pas d’un journal, ni de la chronique à des fins historiques de l’actualité militante. Ce qui est important est que ces évènements, qui portent la marche du nouveau, et dibt bue oiyr cette raison même toute lsignification autre qu’anecdotique, fassent leur entrée en littérature. Quelque chose résiste à cette appropriation. Une parole convenue édifie devant ce surgissement le discours du déjà-vu. Le récit littéraire seul peut garder éternellement neuf ce qui a lieu. Même s’il faut pour cela "passer par la Norvège".
Pourtant, Nathathalie Quintane ne dissimule pas les difficultés. D’abord, "quand je le dis, je vois des dizaines de mini-points d’interrogation sortir du crâne de certains de mes interlocuteurs et grimper dans l’atmosphère; mais comment, ce que je fais "est" de la poésie ? "est" de la littérature ?". Oui, répond-elle, "ça donne une littérature compliquée". Pas une littérature hermétique, difficile à lire. Les évènements rapportés dans ces cahiers d’un an de vie de témoin et de militante sont compréhensible, clairs, simples. Mais il faut que la réalité soit lisible dans cette narration, depuis ces moments qui sont, dit-elle, "les plus beaux de ma vie", jusqu’à ce constat devant la situation des "réfugiés, qu’on traite ici, en France, comme des épluchures."



Les évènements rapportés dans ces cahiers de témoin sont compréhensibles, clairs, simples.

Cet acharnement à prendre date donne l’un des livres les plus étonnants qu’il nous soit donné de lire ces derniers-temps, Dans la lignée de Tomates, écrit pendant l’affaire de Tarnac, Un oeil en moins, référence à plusieurs cas de mutilations occasionnées par les tirs de Flash Ball, est à la fois récit de mobilisations et de luttes, réflexion politique - sur le sens du vote, le rôle des syndicats, la présidence Hollande, le démantèlement de Calais ou de Notre-Dame-des-Landes - et, plus rarement, allusions à des évènements personnels. C’est aussi un jeu sur le décalage des points de vue, les voyages de l’auteure au Brésil opérant un décentrement ironique et fécond.
Un oeil en moins paraît un an après les derniers faits qu’il relate. Sa lecture aujourd’hui montre à quel point il est, plus que jamais, nécessaire de recourir à la puissance de pensée et d’action que peut avoir la littérature, quand elle le veut.




Par Alain Nicolas, dans L’Humanité, le 21 juin 2018.

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