— Paul Otchakovsky-Laurens

Couleuvres

Nicolas Bouyssi

Ce sont les retrouvailles un peu difficiles et embarrassantes du narrateur, Pierre Bertelott, avec un vieux copain de jeunesse (DaSouza) qui ouvrent ce nouveau roman, dernier tome d’une série de douze livres, nommée Les Douze couleurs du spectre. À la toute fin du livre, le narrateur rentre dans sa chambre et, écrit-il : « Je m’y suis replié avec la perspective de ne plus rien chercher à comprendre pendant au moins huit ans. » Couleuvres est le récit d’une capitulation dans un monde tenu pour peu enthousiasmant. Une capitulation souhaitée héroïque dans un livre où le paradis étant à portée de main, Bertelott s’interroge...

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La presse


Notre société peinte par touches de «couleuvres»
Fin au cycle romanesque de Nicolas Bouyssi


Raconter ce qui se passe dans Couleuvres peut se faire rapidement. Pierre Bertelott, au centre de plusieurs romans de Nicolas Bouyssi, revoit quelques personnages d’un passé lointain ou proche, aussi issus de livres précédents, à commencer par DaSouza, ami d’enfance devenu très laid. Ils prennent bière et sandwich dans un bar de Montparnasse, la rencontre ne tourne pas bien. DaSouza, un obsédé du porno qui fut «un geek avant l’heure», a piraté la boîte mail de Bertelott. II a envoyé une vidéo érotique d’une de ses anciennes compagnes, une série de «fichiers numériques que mon antivirus payant tchèque a scrupuleusement broyés», l’image du broyeur étant par la suite convoquée comme heureuse invention pour liquider les souvenirs, et, pourquoi pas, soi-même.


Vertige

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Entre «le 12/12/16» et le lendemain de Noël, Pierre Bertelott note les dates comme sur un questionnaire numérisé, et les heures déclinées par son «tel» avec «l’impression d’un compte à rebours». Une semaine auparavant, il a eu 43 ans; il a emménagé dans ce nouvel appartement où nous le trouvons, assez grand pour accueillir sa fille de 7 ans quand elle vient. Son ancien logement a brûlé. II a pu sauver une pile de comics, et surtout ses carnets, protégés qu’ils étaient par «trois verres à moutarde Ligue de justice qu’avec ma fille nous avions gagnés un mois plus tôt à force de manger des menus Quick près de Barbès». Le verre Batman, notamment, est resté intact, un détail exploité jusqu’au vertige. La réalité où se meut Bertelott, évoquée par Bouyssi avec sa grâce habituelle, a moins d’importance, moins de poids romanesque que son incessante interprétation. «A 4:33, j’avais surpris des phrases immenses rouler sans décence dans ma tête, orgie dont le tumulte («Clic-Clic») avait frappé assez fort les tuyaux de mon cerveau pour le mettre en alerte jusqu’à ce que, mes yeux à peine ouverts, tout s’évanouisse.» Pierre Bertelott dort peu, même la veille du mardi, qui est une longue journée de travail dans un espace de coworking, avenue Victor-Hugo. A partir d’un dénommé Machard, fréquenté devant la machine à café selon un protocole immuable, Bertelott développe l’idée d’une relation chosifiée. II estime être pour Machard l’équivalent d’un meuble à roulettes. II y a un endroit où le collègue branche son téléphone. «II devait y penser plus qu’à moi, et demanière plus avantageuse. Le rapport entre lui et son fil de recharge était plus soutenu, c’était certain, il n’y avait même pas à discuter, si ce n’était plus impliqué.» De Machard, Bertelott obsédé de cinéma pourrait dire, comme de Pierre Grossman qui fête ses 60 ans au musée de Cluny : «Nous n’étions pas du tout dans le même type de montage.» II est plus proche de DaSouza, avec lequel il se sent un point commun, «notre parfait isolement social potentiel». DaSouza vit dans le «défouloir» des jeux vidéo. Bertelott vit dans sa tête, il voit son cerveau «comme un tube digestif et la pensée comme le suc gastrique (et psychique) qui permettait, par l’analyse et jour après jour, de faire passer et sombrer dans l’oubli chaque rencontre, chaque relation, chaque conversation». Toutes sortes de réflexions jaillissent au long du livre, qui le rendent exaltant ou ardu, mais s’il fallait exfiltrer une phrase qui résumerait Couleuvres, ce serait celle-ci: «Après d’autres, et comme d’autres je doutais de la réalité des rapports humains.»


Epoque

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Ainsi se termine le cycle de romans commencé en 2007 avec le Gris, dont le plan, intitulé «les Douze Couleurs du spectre» est proposé à la fïn de Couleuvres. Nicolas Bouyssi est parti du «Purgatoire» pour arriver au «Paradis - «j’ai piqué sa structure très utile à Dante», expliquait-il au moment de la sortie d ’Histoire brève et complète d’une soirée sur l’île. Le paradis selon Bouyssi via Bertelott, atteint de «relativité tarabiscotée», est une cabane bricolée en marge de «notre contexte de réalisme numérique globalisé». Couleuvres est le roman qu’on lira dans cent ans pour comprendre à quoi ressemblait l’époque où, dans les transports, «le tel était l’engin parfait pour ignorer l’autre avec son consentement». L’époque où Bertelott épris d’une femme qu’il ne voit jamais, sauf sur l’écran de son ordinateur, se demande s’il l’aime. «Et à présent je n’attendais même pas Joséphine ou Hélène, mais un message de l’une d’elles, c’était de pire en pire.»


Claire Devarrieux, Libération, juillet 2022



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