— Paul Otchakovsky-Laurens

Mécano

Prix Valery-Larbaud 2023
Prix littéraire Les Armoires vides 2023

Mattia Filice

« J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire », explique l’auteur de ce premier roman, rédigé à la fois en prose et en vers. Le narrateur pénètre, presque par hasard, dans un monde qu’il méconnaît, le monde ferroviaire. Nous le suivons dans un véritable parcours initiatique : une formation pour devenir « mécano », conducteur de train. Il fait la découverte du train progressivement, de l’intérieur, dans les entrailles de la machine jusqu’à la tête, la cabine de pilotage. C’est un...

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La presse


Mécano : la chevalerie du rail


Les passagers disent « conducteur de train ». Mais pour les initiés, ils sont mécanos. Pour échapper au chômage, le narrateur qui, on le devine, est aussi l’auteur en personne, décide d’entrer dans cette corporation particulière. Il va apprendre à piloter l’engin et entamer une nouvelle vie sur les rails de France. Le premier livre de Mattia Filice tient moins de la chronique que de l’épopée. Il est rédigé en vers libres, comme une longue poésie mythologique. Cette forme raccroche Mécano aux récits fondateurs. Nous sommes à la fois à la SNCF et dans la légende arthurienne, voire dans L’Iliade. Il y est question de conquêtes, de chevaliers, de combats, dans des gares aux allures d’océan : Sur la plateforme face aux voies/Hervé affronte les courants/Tel le capitaine Achab s’élançant vers Moby Dick/Il ne craint pas les lames de fond.


Tango


Les pages sont aussi scandées de références au western, un chapitre s’intitule « Pour une poignée de ballast », un autre « Le train sifflera trois fois ». Cette pulsation particulière imprime au texte un mouvement mécanique et la lecture se confond dans l’expérience d’un tango de trains. Mécano rejoint toute une imagerie de machines. On pense bien sûr à la locomotive de La Bête humaine de Zola, à Vingt Mille Lieues sous les mers et aux fascinantes descriptions du « Nautilus » par Jules Verne ou, pourquoi pas, à Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, si les trains nous ramènent vers l’enfance ?


On est aussi dans le cinéma, devant Les Temps modernes de Charlie Chaplin ou la fabuleuse trayeuse d’Eisenstein dans La Ligne générale. À ces images du passé se mêle la découverte d’un vocabulaire d’aujourd’hui. Où lirait-on, ailleurs, que la rampe de la bif des Ambass’ est pernicieuse ?


Mécano s’inscrit dans un courant contemporain de récits-poésie. Il y eut, en 2019 À la ligne. Feuillets d’usine de Joseph Ponthus (Ed. La Table Ronde) sur le quotidien d’une usine aujourd’hui. Ou encore, en 2022 Antipolis de Nina Liger sur la fondation de la technopole Sophia Antipolis (Ed. Gallimard). Un livre qui, comme Mécano aujourd’hui, figurait sur la liste du prix du Roman News Publicis-Drugstore – Les Echos Week-End. Ces récits raccrochent le réel d’aujourd’hui à des narrations d’hier. Ils nous racontent un besoin d’une époque, notre envie d’inventer une nouvelle mythologie.


Adrien Gombeaud, Les Echos, avril 2023



Lui et sa loco


Les locomotives ne cravachent plus à toute vapeur sur les chemins de fer, mais elles gardent une dimension mythologique, d’avancer avec une détermination aveugle, tunnel ou non, sans chauffeur ni pilote – puisque l’homme aux commandes s’appelle « le mécano ». Il fait corps avec sa « loco », isolé du commun des voyageurs, qui ne s’interrogent sur son existence que lorsqu’un malaise l’empêche de rouler, ou lorsqu’il « pose son sac » : l’expression désigne le gréviste, ainsi qu’on l’apprend dans cette épatante épopée ferroviaire qu’est le premier récit autobiographique de Mattia Filice, au rythme aussi entêté que le roulement du train. Écrit le plus souvent en vers libres, Mécano raconte en continu 18 bonnes années/14328 trains, 232254 arrêts à quai, 481346 kilomètres depuis l’entrée dans « l’Entreprise », précédée d’une batterie de tests/pour voir un peu qui je suis/ce que je vaux/recevant des questions parfois aussi pertinentes que/Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ? Le lecteur, en chemin, partage les rêveries sauvages du mécano, ses angoisses rémanentes, la fatigue terrifiante, aussi, tandis que le récit se fait initiatique, menant peu à peu à la découverte de la force du collectif lorsqu’il prend soin tant de l’outil que de la responsabilité propres aux hommes du rail.


Bertrand Leclair, Le Monde des Livres, mars 2023



Mattia Filice : tête de train


« Au royaume du hasard/Je suis le maître du temps/Transporte des milliers de cœurs/Des millions de battements/II me suffit de cravater quelques commutateurs/Et j’avancerai l’heure de chacun d’entre eux/Je ne sonne pas le tocsin, ni ne détiens de pouvoir divin/Je conduis le train. » Mêlant prose et poésie, versets et quatrains enchaînés, Mattia Filice nous présente un premier roman bien singulier, véritable cantique du rail, où il se met en scène sous les traits d’un conducteur de train, un « mécanicien », que l’on suit depuis sa formation, dix-huit ans auparavant, jusqu’à aujourd’hui.


Oubliés la Lison de Jacques Lantier et autres « bêtes humaines », le Transsibérien transfiguré de Cendrars où les récits ferroviaires d’un Henri Vincenot. Sans poncifs, ni romantisme, Mattia Filice ancre son récit dans le quotidien des cheminots, isolés dans la cabine de leur « monstre », tirant des centaines de tonnes de fret ou de passagers. Pour lui, ce sera aussi bien le RER, le train de la banlieue ouest, le transport de marchandises que les grandes lignes à destination des côtes normandes.


Le labeur est fait de repas pris sur le pouce, de nuits passées au dépôt, de potins avec les collègues, avec les ouvriers affairés sur le ballast ou les aiguilleurs (« nos guides suprêmes »). Sa tâche est ponctuée d’imprévus, d’incidents, de pannes, d’accidents mortels aux passages à niveau, de suicides sur les voies. « Les tensions de l’erreur, des craintes sur le train comme sur moi-même, permettent parfois de ranger l’ennui dans l’armoire électrique. Elle va jusqu’à me faire suer, détruire une confiance dont les fondations sont encore instables », confie-t-il.


La gare Saint-Lazare, son port d’attache, est comparée à un Moby Dick flottant sur une « onde mécanique ». Le narrateur revient ici ou là sur son passé, par petites touches, interroge en italien et post mortem la « nonna », sa grand-mère d’origine calabraise. Le tout émaillé de quelques références, éparses : Parsifal de Wagner, John Coltrane, Jean Renoir, la 9e de Bruckner, les vers de Rimbaud, d’Apollinaire, de Dante, dans une symphonie où les essieux grincent. La vie du rail passe par la fraternité, tout d’abord celle entretenue avec son mentor, Gérard, surnommé « l’Homme qui murmure aux oreilles de la peur », un quinquagénaire « bourru portant une moustache », qui l’initie à la conduite. Et puis les autres : Gaël, roi des blagues pour les annonces aux voyageurs, et qui sera victime d’un AVC, à 28 ans; Ach le roublard, Adama l’Ivoirien, Willy, Kamal, Pablo, tous ou presque de la même « promo ».


La poésie, Filice, qui a lu Zone et les futuristes italiens, l’irrigue au fil des pages de termes techniques ou jargonnants : manomètres, manipulateurs de traction, pantographes, disrupteurs, le « cerclo », la clé Deny, la clé de Berne. Et d’autres : W, qui désigne un train vide de voyageurs; le KVB, raccourci pour « contrôle de la vitesse par balise »; « dégarer » pour dire quitter la voie de garage.


Un retentissant coup de maître, à placer aux côtés du Journal d’un manœuvre de Thierry Metz, de Sortie d’usine de François Bon, et d’À la ligne de feu Joseph Ponthus.


Thierry Clermont, Le Figaro littéraire, janvier 2023



Mécano


Dans le temps, on les surnommait les barons du rail; entre eux, ils s’appellent les mécanos; pour nous, ce sont les conducteurs de train. L’un d’entre eux prend aujourd’hui la plume pour narrer son monde du fer qui, par la grâce de la forme choisie - majoritairement des vers libres- se transforme en un univers épique. Mécano, c’est le titre de ce premier roman, petit frère du À la ligne de l’ouvrier dans l’agroalimentaire Joseph Ponthus, qui avait fait sensation à sa sortie, en 2019. En dix-huit ans de conduite, Mattia Filice a emmagasiné des centaines de milliers de kilomètres et moult anecdotes, de quoi alimenter largement la machine à faire rêver.


Comme son narrateur, l’auteur, alors « projectionniste d’un cinéma sans spectateur », n’a rien d’un ferrovipathe lorsque, songeant à devenir cheminot, il tape à la porte des recruteurs. La formation sera un long chemin de croix. Et puis vint le Graal, la cabine de pilotage. L’homme « se prend pour Dieu ». « Maître du hasard », il régit la destinée de milliers de voyageurs, ce qui procure, aussi, bien des cauchemars : endormissements, déraillements, « incidents d’exploitation », embranchements erratiques, triages labyrinthiques, collusions avec un sanglier... Les lignes fluctuent, mais les copains sont là (notamment Geoffrey, l’essentiel chat noir, « parapluie des autres Mécanos »), chacun à sa « loc » (locomotive), tous membres d’un même monde régi par l’œil du KVB (contrôle de vitesse par balise).


On se perd parfois dans le langage technique et imagé de ce royaume charriant ses lois et ses codes, ses légendes et ses héros, mais peu importe, passagers volontaires, nous ne sommes pas, pour une fois, pressés de voir poindre le terminus.


Marianne Payot, L’Express, février 2023



Mécano, quand la vie de cheminot donne un premier roman ultra contemporain

Mattia Filice transforme son expérience de conducteur de train en une grande fresque épique, dans Mécano, un premier roman totalement inattendu.


Celui qu’on rencontre dans un café calme du VIème arrondissement est le même qui vient de déposer une bombe dans le milieu littéraire, mais il ne semble pas totalement en être conscient. Mattia Filice signe le livre le plus intrigant de l’hiver : près de 400 pages sur la vie d’un conducteur de train à la SNCF, ses cauchemars, ses défis, ses copains, sa fatigue, racontés comme une épopée en vers libres ou le scénario d’un film de genre, c’est selon.
C’est ce qui frappe d’abord lorsqu’on plonge dans Mécano : une hybridation d’autofiction, récit initiatique, roman choral, poésie. Voilà 18 ans que l’auteur conduit des trains et il a toujours eu envie d’écrire sur son expérience de cheminot, confie-t-il, mais il lui a fallu trouver cette forme qu’il qualifie de « pudding littéraire  pour y parvenir. Il fait remarquer que le monde ferroviaire est lui-même composite – riche de personnalités d’âges et d’origines parfois très différentes – et il voulait que son livre reflète cette diversité. Filice dit peu de lui, sauf qu’il a grandi dans la banlieue Lyonnaise où la famille s’était installée pour être près de l’Italie paternelle. Il a été projectionniste dans une salle art et essai pour financer sa licence en cinéma, puis a intégré le master de création littéraire de Paris 8 tout en devenant cheminot. Il rechigne à mettre en avant ce diplôme, nous dit-il, persuadé que c’est surtout l’expérience du rail qui a été déterminante : « le fait de côtoyer un monde riche a fait progresser mon écriture.  »


Violence du système


On s’en rend compte très vite, une pensée politique très structurée porte sa démarche d’écrivain, qui donne de la profondeur à son propos. Pas seulement parce qu’une grève constitue un des passages les plus forts du livre. On voit alors ces hommes et ces femmes s’unir face à des décisions jugées inacceptables, et les plus muet·tes se mettre à prendre la parole lors des assemblées. Le souci du collectif est présent tout le temps à l’esprit du narrateur qui note de petits détails témoignant de la résistance quotidienne face à la violence du système, autant de tentatives pour s’entraider dans le dos des dirigeant·es. Ainsi l’auteur propose une analyse sur le fonctionnement du monde du travail, dépassant ce qui aurait pu se réduire à un simple témoignage.


Filice est tout à fait conscient de la portée de son geste, qui consiste à avoir su élever au rang littéraire un sujet qui ne l’était a priori pas, mais refuse de l’ancrer dans une réussite personnelle : «

Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, janvier 2023.



Mattia Filice, chevalier du rail


Il avait prévenu. Après un réveil à 4h30, son cerveau risquait d’être « semi-opérationnel ». On le trouve souriant et dispos gare Saint-Lazare, à Paris, où il vient d’effectuer sept heures de « réserve », prêt à remplacer au pied levé un conducteur manquant. À l’heure où d’autres s’arrêtent pour la pause déjeuner, Mattia Filice a terminé sa journée de travail. « Les journées sont toutes différentes, tant au niveau des missions que des horaires. Mais cette semaine était particulière parce qu’il y a eu un jour de grève », précise -t-il d’emblée. Syndiqué à la CGT, il est allé, la veille, manifester contre la réforme des retraites, un sujet qui reviendra tout au long de la discussion.


La grande famille des « roulants »


Attablé devant un expresso, qu’en bon fils d’Italien il aime très serré, il raconte la genèse de Mécano, son premier roman. On y suit un narrateur novice qui entre dans la grande famille des « roulants », découvre la « solidarité cheminote » et les grandes luttes sociales. Écrit en vers libres avec des passages plus narratifs, fourmillant de trouvailles visuelles et de jeux avec « la boîte à mots ferroviaire », le livre est un objet hybride dont la forme s’inspire des récits de chevalerie. « Je ne voulais pas raconter ma vie. Le narrateur et tous les personnages sont composites. J’ai toujours été attiré par Parsifal, les grandes symphonies, je voulais faire un récit avec des chevaliers sans armure ni épée. Les livres de témoignages sont très utiles, mais moi, je voulais écrire un roman qu’on ait envie de relire.  » Fils d’un restaurateur italien et d’une professeure de comptabilité dans un lycée professionnel des Minguettes, quartier populaire de Vénissieux, Mattia Filice grandit à Lyon. « Le but était d’être proche de l’Italie. Mais, finalement, mon père est parti quand j’étais tout petit, et ma mère a dû gérer un travail et deux enfants. Tout le mérite lui revient.  » Jeune adulte, il enchaîne les petits boulots, devient projectionniste à plein temps tout en menant une licence de cinéma, « contrairement aux autres, les études étaient mon hobby », puis entre à la SNCF un peu par hasard. « Comme le narrateur, il m’a été suggéré sur un quai de gare de conduire le train alors qu’il manquait le mécanicien. Et, peu à peu, l’idée a germé. Vingt ans après, j’y suis encore.  » S’il écrit depuis toujours, Mattia Filice a longtemps refusé de faire de son travail une matière littéraire. « Mes premières histoires ressemblaient à des scénarios, j’inventais des fictions où les personnages me vengeaient du quotidien. Je n’imaginais pas écrire sur ce qui dictait mon temps.  » En 2011, alors qu’il vient d’avoir un enfant, il passe à temps partiel (80 %) et se consacre davantage à l’écriture, qu’il voit comme un « exutoire ».


« Plus on avance, plus ça recule »


Huit ans plus tard, il entre au master de création littéraire de l’université Paris-III, pépinière de jeunes écrivains. « J’ai postulé trois fois avant d’y entrer, je n’ai pas été détecté tout de suite. Mon seul regret, c’est de ne pas avoir été accepté plus tôt car mon père aurait pu lire le roman. Il est parti subitement à l’âge de 70 ans, en faisant la pizza; je pense à ces personnes qui n’auront jamais profité de la retraite.  »


Pendant ce master, il trouve des lecteurs qui lui apportent un regard extérieur et lui donnent confiance. « J’étais le seul à faire un métier productif. Il y avait un psy, une personne qui sortait de l’ENA, plutôt des professions dites intellectuelles...  » Pendant les trois années d’écriture du roman, il continue de conduire des trains, grappillant du temps sur sa vie de famille. « J’aimerais que tout le monde ait la possibilité de disposer de temps pour se réaliser. C’est ce qui m’a permis d’écrire.  » À l’heure où les régimes spéciaux de retraite sont remis en question, il rêve au contraire d’un « nivellement par le haut », pointant la multiplication des tâches au sein d’une même journée, la dégradation des conditions de travail, le démantèlement programmé de « l’Entreprise ». S’il ne nomme jamais la SNCF dans le roman, ce n’est pas tant pour des raisons juridiques que pour donner à ce qu’il raconte une portée universelle.


Depuis la parution, il arrive parfois que la littérature et la vie se confondent : « Maintenant, quand je conduis les trains j’ai l’impression d’être encastré dans un chapitre du roman. Quand Leslie Kaplan a écrit l’Excès-l’usine ou Robert Linhart l’Établi, l’expérience qu’ils décrivaient était derrière eux. Moi je suis en plein dedans et, à l’heure où je parle, je suis incapable de dire jusqu’à quand puisque de réforme en réforme, plus on avance, plus ça recule.  » Aux dernières nouvelles, personne, à la direction de la SNCF, n’a lu Mécano.


Sophie Joubert, L’Humanité, février 2023



Mattia Filice, un écrivain né du rail


Conducteur de train sur le réseau de Saint-Lazare, le narrateur de Mécano emprunte beaucoup à son créateur, l’écrivain Mattia Filice, qui signe ici son premier roman. Celui-ci conduit sur les mêmes lignes des trains depuis presque 20 ans. Nous l’avons rencontré à deux pas de la place Saint-Michel à Paris chez son éditeur. Mattia Filice ne se prédestinait pas à la carrière ferroviaire. II a d’abord travaillé comme projectionniste dans les salles obscures. C’est sur un quai de gare que le déclic a eu lieu : « J’étais sur quai, au retour de Barcelone et il manquait le conducteur. Un contrôleur m’avait lancé une petite plaisanterie « tu n’as qu’à le conduire, toi, le train ! ». Je me suis rendu compte que le train n’était pas qu’une machine, qu’il y avait un humain à l’intérieur. Cela peut paraître évident... Mais un pont était franchi : il y a une présence humaine et cette présence, ça pourrait être moi.  » On ne naît pas mécano, on le devient ! La première partie de l’ouvrage est consacrée à la formation. Longue et difficile. Pour maîtriser « une masse autour de quatre cent soixante tonnes/quatre cent soixante mille kilogrammes/six mille fois la mienne ». Cette formation exigeante doit permettre de tracter en toute sécurité marchandises ou voyageurs.


Cet apprentissage change en profondeur celui qui le suit. Comme l’explique l’auteur : « La formation a transformé jusqu’à ma façon de raisonner. Maintenant sur toute problématique, je fonctionne un peu de manière matérialiste. Je cherche les indices, les causes, les origines pour remonter à la source et ensuite comprendre la problématique que je suis en train de vivre et les différentes alternatives. C’est ce qu’on apprend pendant toute la formation à travers le mémento et le référentiel.  » Cette formation – une véritable épreuve pour le narrateur – fait évoluer la pensée, mais également les réponses cognitives. Les gestes deviennent des automatismes :   au bout d’un moment, ça devient évident... Quand on croise un mécano qui a déjà un peu de bouteille, il vous dit qu’il n’y a rien de bien compliqué à conduire un train. Parce qu’en fait, la conduite s’est transformée en automatismes. C‘est finalement comme faire du vélo ! »


Fatigue extrême et lutte forcenée contre l’endormissement, angoisse de l’erreur qui poursuit le narrateur jusque dans ses rêves, hantise de l’accident de personnes : Mattia Filice n’édulcore pas la réalité. Le mécano est également soumis au joug du temps : « À l’heure tu seras/Le premier de nos commandements est la ponctualité/la montre notre première compagne/un mécanicien embauche à 9 h23/et son premier train part à 9 h 42/Dix minutes pour consulter/les modifications les ralentissements/les fiches trains et les arrêts/Cinq pour rejoindre la cabine depuis la feuille/Quatre pour la remise en service réduite du train.  »


En entrant à la SNCF, c’est toute une galerie de personnages que le narrateur rencontre. Gaël, Hidaya, Jacques, L’Homme qui murmure aux oreilles de la peur, Kamal, Willy, Hervé. Tous ces visages, tous ces destins qui font l’entreprise et qui, au fil des pages, s’imposent comme une fraternité du rail. Ils auraient pu être bien plus nombreux : « II y avait plus de personnages initialement, mais j’avais peur de perdre le lecteur. J’ai dû parfois condenser plusieurs personnages en un seul. Rieti que Saint-Lazare, c’est entre 800 et 1 000 conducteurs entre les dépôts de Paris, d’Achères et de Mantes. Et c’est sans compter les mutations et les départs à la retraite.  »


Le narrateur grandit à leur contact. Professionnellement, humainement, mais également politiquement. Ainsi, les grandes grèves de l’automne 2007 constituent un moment important du récit. Le narrateur y apprend la lutte. Le combat pour soi, mais aussi pour les autres. Mattia Filice explique : « Il découvre les combats passés avec ces moniteurs qui ont connu l’entreprise dans les années 1970 et 1980. II existe une forme de transmission.  » Au-delà du résultat de la mobilisation, c’est le combat en soi qui importe. Le vrai combat perdu est celui que l’on n’a pas mené. Le combat est omniprésent dans le livre. L’aliénation sociale dépeinte par Mattia Filice n’est pas l’apanage de la seule SNCF. D’ailleurs, l’auteur ne cite jamais les quatre lettres de la société nationale : « D’un point de vue social, la situation s’est dégradée. Mais, c’est un peu général. C’est aussi pour ça que je tenais à parler juste de l’entreprise avec un E majuscule pour que tout lecteur puisse s’identifier.  »


Quand on lui demande comment il voit son métier aujourd’hui, l’auteur s’alarme : « Il y a un phénomène nouveau, c’est celui des démissions. Avant, à la conduite, on n’en voyait pas. Aujourd’hui, des gens quittent l’entreprise sans même avoir de plan B.  » Avec Mécano, Mattia Filice parvient à donner à l’étrange langue ferroviaire, faite d’acronymes, de sigles et de termes techniques, une véritable dimension poétique. « Au début, j’y allais avec parcimonie. Mais, mes premiers lecteurs, en découvrant les premières pages, étaient demandeur de ça. Moi, j’avais toute cette boîte à mots techniques. Je me suis dit qu’il fallait essayer de leur donner une autre dimension, en leur offrant un nouvel usage, notamment afin de caractériser les émotions.  » La forme du roman mêle versification libre et prose. Une liberté qui permet des changements de rythme constants.


Après des années d’écriture Mattia Filice s’est décidé à choisir son métier comme sujet. Le résultat d’un long cheminement : « II m’a fallu plus de 15 ans pour réaliser que je pouvais faire de mon métier un objet littéraire. Je savais qu’il y avait des choses à dire, mais je ne voulais pas faire un pamphlet ou un témoignage. J’ai eu besoin d’années et d’années de maturation...» À la sortie du livre, les réactions ont été nombreuses chez ses collègues. « C’était la préoccupation principale et heureusement les retours sont bons.je voulais rendre hommage aux cheminots et j’avais besoin de cette approbation. Le monde cheminot est souvent l’objet de préjugés, de caricatures, ça me tenait à cœur de proposer un autre regard sur les métiers du rail. Dans le monde du travail, il y a l’oralité. Là, j’avais l’occasion de retranscrire toutes ces histoires que j’ai entendues au cours de ma carrière ». À l’instar de Charles Bukowski et son premier roman Le postier, Mattia Filice entre en littérature par la voie du travail. Il parvient à exprimer toute la profondeur de son métier et pose un regard tout en poésie sur le monde cheminot. Mais surtout, il offre aux lecteurs un roman haletant sur la réalité qui s’exprime dans un lieu interdit au commun des mortels : la cabine de conduite.


Samuel Delziani, La vie du Rail, février 2023



« La vie du rail », un article de Norbert Czarny à propos de Mécano de Mattia Filice, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.



La prose du mécanicien


Mattia Filice raconte une épopée de la vie sur rail composée de collages et de choses vues.


Il y avait les chevaliers du ciel, Tanguy et La verdure, et les chevaliers du rail, plus obscurs mais non moins héroïques, par exemple ceux qui en France furent déterminants dans la résistance aux nazis. Mattia Filice, conducteur de train, publie un premier livre qui est son récit de chevalerie. L’épopée commence en vers. Plus le cheminot a d’expérience, plus la prose s’impose, sans toutefois effacer les vers. Trois parties : « L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval », « Le lyrisme du chevalier acheminé jusqu’au butoir », « Le chevalier posté au croisement bon ». Le chevalier Filice subit des épreuves, connaît des échecs, des victoires, le Graal est à la dernière gare ou à la page suivante. II a des compagnons qui survivent ou qui s’effondrent, ils sont solidaires contre ce qui menace sans cesse de les séparer, de les dissoudre. Le récit épique est toujours le portrait d’un groupe en action, un groupe fait ici d’un « méli-mélo de la société ». C’est aussi la découverte, partagée avec le lecteur, des mots de la tribu. Pantographe, cerclo, draisine à bras, etc.: autant d’armes à double tranchant à disposition du héros.


Café du matin. Le livre pourrait s’appeler « Lancelot du rail », mais la mission du preux cheminot est de rendre le réel épique, ballade au ras du ballast, et non d’en faire un mythe. Ce sera donc Mécano : Du temps de la vapeur nous avions celui qui s’occupait/du charbon/c’était le chauffeur/et celui qui s’occupait de la conduite/et de la maintenance de la locomotive/le mécanicien/adieu la vapeur il ne reste plus que le mécanicien/réduit à trois syllabes/MÉCANO/pour un temps. Blaise Cendrars appelait le Panama ou les aventures de mes sept oncles un poème d’apprentissage. Par la forme, le rythme, ce moteur à explosion fait de vers libres et de collages, de choses vues ou entendues et de souvenirs, Mécano en est un : Je me raccroche à de petits plaisirs/comme le café du matin/ que je prolonge jusqu’au soir/en décortiquant le fonctionnement/du distributeur de frein/de ce jeu d’air et de membranes sur la tige creuse/qui décide de l’action des semelles sur les roues/Jusqu’ici étanche au poème en vers/mon cerveau comprimé /dans un des réservoirs du schéma/celui de commande ou l’auxiliaire/craignant d’être mis à l’atmosphère/comme lors d’un freinage d’urgence/je me blottis dans la poésie à la recherche du beau.


Et soudain, passager clandestin, voici André Breton: Tranchons-en le merveilleux est toujours beau/II n’y a même que le merveilleux qui soit beau. Apollinaire, Rimbaud et d’autres grimpent également à bord, invités dans la cabine où nul n’a le droit d’entrer à part le conducteur, mais ceux qu’il aime prennent ici le train contre la consigne (consigne de sûreté professionnelle, consigne de ligne narrative). Leurs vers surgissent en italiques, comme les questions/réponses des entretiens d’embauche, les règlements, les réflexions des collègues et des passagers, les ordres des supérieurs et les notes de l’auteur. Ainsi suit-on la carrière et la vie d’un bonhomme de train depuis sa formation, au début des années 2000, jusqu’à aujourd’hui. Son expérience renvoie à celle des autres, mais aussi à sa jeunesse, à son enfance. L’apprentissage sur des machines statiques lui rappelle ces voitures miniatures qui me fascinaient tant/jusqu’à ce que je découvre qu’elles étaient fixées/à leur socle/frustration à son apogée/Je me rabattais alors sur les Majorettes. Filice a de la mémoire et il tient les comptes : J’écris depuis le début sur ce qui fait ma vie/depuis désormais 18 bonnes années/14328 trains, 232254 arrêts à quai, 481346 kilomètres,/795282436 traverses.


Spontanéité. II y a quatre ans, Joseph Ponthus publiait À la ligne (Seuil), où il contait déjà en vers libres et à l’ombre formelle de Cendrars son travail en usine, en particulier dans un abattoir qui, ayant reçu le texte, le vira. Mécano ne cache rien non plus de la dureté, des petits chefs, de ces multiples moments où le conducteur, à force de devoir tout contrôler de la machine sans oublier les consignes, est exposé au risque de devenir soit un robot, soit une bête humaine, soit l’allumeur de réverbères ; mais il le fait avec un élan, un humanisme et une poésie ininterrompue, d’une spontanéité et d’une ingénuité si débordantes qu’il donne à son métier ce supplément d’âme qu’aucune retraite, fût-ce à 55 ans, ne pourrait lui donner. Ce supplément d’âme fait finalement songer à un autre poète, Georges Perros, l’auteur d’Une vie ordinaire, qui écrivait : « Le plus beau poème du monde ne sera jamais que le pâle reflet de ce qu’on appelle la poésie, qui est une manière d’être, ou, dirait l’autre, d’habiter; de s’habiter. Toutes les réactions des hommes relèvent de la poésie. Ça ne trompe pas. La poésie, c’est l’indifférence à tout ce qui manque de réalité ».


Philippe Lançon, Libération, février 2023.



Ferrailler contre l’horizon


Culture sur rails (2/7) » La Liberté traverse l’été à fond de train, d’où l’on voit le monde différemment.


A l’heure tu seras, premier commandement du mécanicien, rapide poignée de main et déjà il plonge dans le royaume des entrailles car le train n’attend pas et c’est lui qui le conduit. Une rame déferle du boyau de nuit, un collègue en sort les yeux bouffis de rails. «Belle machine, tout va bien, bon courage!» et l’on prend sa relève au-devant des ailleurs proches.


C’est interdit, évidemment, rigoureusement. Mais personne ne saura que l’on s’est glissé dans la cabine de ce RER le temps d’une traversée de l’incandescente banlieue parisienne aux côtés de Mattia Filice, chantre du ballast. Sa MI09 ahane un peu, s’alarme sans conviction; il en caresse quelques commutateurs numériques, les portes claquent, le train lentement éclôt au grand jour. Et chaque traverse entre Nanterre-Préfecture, 13h42, et Cergy-le-Haut, 14h14, est un vers libre sur les voies de son premier roman, Mécano.


Ballet pendulaire


«J’ai mis trois ans à l’écrire, sans trop savoir quelle forme ça allait prendre. Je voulais un livre indéfinissable qui soit à la fois portrait collectif, épopée, fresque sociale», explique-t-il tandis que son corps conduit, l’œil rivé aux signaux lumineux, l’orteil dansant sur la pédale de l’homme mort qui assure qu’une âme veille, la main droite dosant l’élan pour accueillir le ballet pendulaire. De quai en quai, Sartrouville, Maisons Laffitte, Achères-Ville, Conflans-Fin-d’Oise, les visages brouillardeux traversent ses écrans de surveillance, fragments d’une humanité transhumante, puis le convoi repart comme s’ouvrirait un nouveau chapitre.


On est dans son cockpit comme dans son livre, avec l’étrange impression de le relire, de refaire le trajet de ces pages où pulsent 5475 jours de conduite, tragicomédie initiatique dédiée à un corps de métier en révolution permanente contre le mortel sommeil, la solitude en cadence, la république des petits chefs. Pour y survivre, Mattia Filice a écrit comme on ferraillerait contre l’horizon, trempant sa plume dans l’humour et le drame, installé derrière ce tableau de bord qui est un éminent poste d’observation de la déliquescence périurbaine mais surtout des rapports humains dans la triomphante Entreprise.


Extrait de l’article de Thierry Raboud, La Liberté, 15 juillet 2023


Agenda

Samedi 6 avril
Mattia Filice au Festival du Premier Roman de Laval

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Samedi 8 juin
Mattia Filice à la Librairie La Petite Gare (Rezé)

Librairie La Petite Gare
Rue de la Gare
44400 Rezé

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Vidéolecture


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Son

Mattia Filice, Mécano , Mattia Filice Lea Salamé France Inter 14/02/2023