— Paul Otchakovsky-Laurens

Pascal

Tombeau pour un ordre
#formatpoche

Marianne Alphant

La première édition de ce livre est parue en 1998 aux éditions Hachette Littératures. Épuisé depuis de nombreuses années, cet essai est réédité à l’occasion du 400ème anniversaire de la naissance de Pascal, à Clermont, en 1623. De nombreuses célébrations sont prévues.


« Lire les Pensées de Pascal, c’est faire l’expérience d’un désordre dont nous sommes inconsolables », écrivait Marianne Alphant. En s’intéressant aux variantes de ce texte prodigieux, à son désordre et sa lecture fragmentaire, Marianne Alphant fait apparaître sa modernité. En même...

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La presse


Entre grâce et néant


Vouloir lire les Pensées de Pascal en évitant le vertige, c’est vouloir lire autre chose que les Pensées. Marianne Alphant en fait l’expérience au fil d’une lecture aventureuse tout en rapport d’écoute et de quasi-dialogue


On ne sait jamais où nous emmène un livre surtout quand il s’agit d’un livre resté à l’état d’ébauche, d’une suite de pièces et de morceaux, de fulgurances et d’éclairs géniaux – le roseau pensant, l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie, qui veut faire l’ange fait la bête, le nez de Cléopâtre... – et quand leur auteur est, avec Rimbaud, l’un des écrivains les plus manipulés de la littérature française. Marianne Alphant, qui aime voyager dans le temps, les lieux et les objets (Ces choses-là, P.O.L, 2013) ne pouvait qu’être fascinée par la singularité – c’est même un cas unique – des Pensées, un texte qui relève d’un usage étonnant de l’écriture et de la pensée.


Un livre écrit sans vouloir faire un livre, ça ressemble à quoi ? C’est à l’exploration de cet objet à lire, à la découverte de son histoire et de sa troublante aptitude à se réagencer sans fin, que se livre ici Marianne Alphant (dans un livre initialement paru en 1998). Elle le fait au fil d’une lecture multipliant digressions et bifurcations, et mêlant gestes de fouille et gestes dignes d’un déchiffrement musical. C’est que les Pensées tiennent d’un chantier, d’un atelier, d’un site où l’on pourrait se servir librement, « comme dans un champ de fouille à ciel ouvert ». Tout commence par la mort de Pascal, le 19 août 1662, à 39 ans, et la découverte d’un ensemble hétérogène déconcertant fait de pensées détachées, de paperoles proustiennes avec ratures, ajouts et ajouts d’ajouts, de liasses de notes reliées par un gros fil. Des réflexions, des pensées qui devaient servir à une apologie de la religion chrétienne. Les messieurs de Port-Royal en proposèrent une première édition, en 1670, qui donnait un texte altéré et reconstruit. Ce fut la première étape d’une aventure éditoriale qui - avec la redécouverte du Recueil original (constitué par un neveu de Pascal qui avait collé, sans ordre, les autographes), et plus tard, la prise en compte de deux copies des papiers de Pascal, effectuées par ses proches au lendemain de sa mort – allait connaître une série d’éditions donnant à lire un texte intégral. Mais demeurait, et demeure toujours, le problème de l’ordre, lui-même tributaire de ce que Pascal voulait faire de ses pensées. « J’écrirai mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. » D’où une dizaine d’éditions rivales proposant chacune leur numérotation et leur interprétation de l’ensemble.


Cette question – très moderne – du manuscrit, Marianne Alphant l’aborde avec fascination. On ne traverse pas cette longue succession d’éditions – avec leurs altérations, leurs remaniements, leurs éloges ou leurs blâmes, leurs divers partis pris de restauration – sans une sorte de jouissance. Mais par-delà ces éditions, qu’elle collectionne, la taraude le problème de l’ordre. Parce qu’il entraîne des choix essentiels, comme celui de l’incipit, qui va donner son tempo et sa tonalité à la lecture, ou celui de la pensée sur laquelle se referme le livre. Parce qu’il existe peut-être un centre, un point de vue « secret et surplombant » à découvrir et qui permettrait d’embrasser l’ensemble. Et puis ne cesse de l’émouvoir cette rédaction « brisée en centaines de morceaux ». « Ce qui tient ces éclats disjoints est à jamais plus fort que notre besoin d’ordre. » Ces fragments sont peut-être une recherche d’ordre qui n’a pas réussi. Mais comment imaginer Pascal manquant de méthode quand on connaît ses traités de mathématiques et de physique, sa capacité à organiser de spectaculaires expériences scientifiques ? Alors, cette esthétique du fragment aurait-elle un rapport avec sa vie, qui n’est qu’une suite de ruptures, de sauts dans l’inconnaissable ? Une passion des contraires inconciliables qui le conduisit des aises du « grand monde » à la conversion de novembre 1654, à la suite de laquelle il se mit à noter les tours et détours d’une pensée qui procède par ellipses bonds, effets de symétrie et de chiasme. Le contraire d’un flux. II écrit à la hâte, découpe ses mots dans son angoisse. Des pensées écrites pour lui seul autant que pour agir sur la sensibilité du lecteur. « Traverser le vide sur une planche », écrit-il pour mettre en scène l’effroi de vivre. Marianne Alphant pointe cette dimension théâtrale, liste les personnages cités, s’intéresse aux objets – instruments délaissés d’une Mélancolie ? –, s’attache à la « grâce énigmatique » de certains fragments et loue cette géométrie du hasard qui fait des Pensées un texte qui n’a jamais fini de parler.


Richard Blin, Le Matricule des anges, juin 2023

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