— Paul Otchakovsky-Laurens

Il écrit

Mathieu Lindon

Lodo Marc est écrivain. Un matin, la police fait irruption chez lui, il est alors pris en flagrant-délit d’écriture. Il sera déféré à une juge qui lui posera la question du délit : « Pourquoi écrivez-vous ? » S’ensuit un irrésistible et fantaisiste dialogue dans lequel plus l’écrivain cherche à se justifier plus il aggrave son cas. C’est finalement la littérature qui est l’objet du délit, et sa raison d’être. Lodo Marc, qui « ne souhaite pas faire éclater son innocence au tribunal, ni son innocence ni sa culpabilité », est à chaque fois poussé dans ses retranchements par...

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La presse

L’écriture en procès


IL ÉCRIT SEMBLE LITTÉRALEMENT SORTI d’une phrase du livre précédent de Mathieu Lindon, Une archive (P.O.L, comme tous ses livres, paru en janvier). Alors qu’il se demande pourquoi et pour qui il écrit ce livre sur les rapports qu’il a entretenus enfant puis adolescent avec son père, Jérôme (1925-2001), le patron des Editions de Minuit, il évacue toutes sortes de raisons aussi peu valables les unes que les autres, pour répondre finalement : « J’écris ce texte parce que j’écris ce texte parce que j’écris ce texte. » La tautologie est la réponse. C’est la seule que Lodo Marc, le personnage principal d’Il écrit, peut donner à ses juges qui le somment de répondre à la question : il écrit, « Pourquoi écrivez-vous ? » Et c’est de Mathieu Lindon, aussi la raison pour laquelle le procès contre l’écrivain et, au-delà de lui, contre toute la littérature, est interminable. Sans raison autre qu’elle-même, l’écriture considérée comme un crime ne peut être ni lavée, ni atténuée, ni pardonnée.
Un matin, Lodo Marc est brutalement arraché de chez lui par quatre policiers armés. Jugé en comparution immédiate, il affronte une première magistrate qui ne se satisfait d’aucune des réponses de circonstance que lui fournit l’écrivain. En vrac : par nécessité, pour gagner sa vie, pour s’amuser, pour briller en société, pour emmerder le monde... A cette juge intraitable, qui maintient l’écrivain en détention provisoire dans l’attente d’une explication valable, succède une juge bienveillante. Celle-ci ne veut plus entendre parler de détention et cherche à susciter les aveux, non plus de façon ironique et brutale, mais douce et compréhensive. C’est en apparence un peu plus confortable pour Lodo Marc et son avocat, Me Jean, mais le résultat est exactement le même : les réponses ne sont pas estimées meilleures, et la juge trouve finalement comique d’avoir devant elle un écrivain qui ne comprend rien à ce qu’est écrire et à ce qu’est être écrivain.
Ce roman dialogué met en scène des langues incompatibles, qui ne se rencontrent jamais. II devient un théâtre absurde, tragi-comique, où la relation de chacun aux mots fait qu’ils n’entendent pas la même chose. Lodo Marc se pose ainsi en double de Joseph K, dans Le Procès (1925), mais dans sa version comique, car il n’est pas dominé, comme chez Franz Kafka, par une puissance et un système qui l’écrasent. La langue seule est coupable.
Les circonstances du procès ne sont pas données. II semble néanmoins se tenir à une époque récente, dans un pays où la censure ne s’exerce que très modérément. Dans une envolée surprenante, la deuxième juge dit à Lodo Marc que son travail serait justifié d’être produit dans le cadre d’un régime répressif où l’on jugerait ses écrits comme des crimes. « Mais, dans un pays où la liberté d’expression est de mise, pourquoi en user ? Pour faire joli, pour se mettre en avant ? »Le paradoxe est alors de ne justifier l’écriture que par la censure. La littérature ne serait autorisée que par le procès qu’on lui fait, même si la justice s’oppose à l’écriture parce qu’elle n’y entend rien. Mathieu Lindon puise dans son expérience. II a été condamné en 1999 par le tribunal de grande instance de Paris pour diffamation envers le chef du Front national à la suite de la publication du Procès de Jean-Marie Le Pen (1998), puis débouté en 2007 par la Cour européenne des droits de l’homme de sa requête pour violation du droit à la liberté d’expression. Son père éditeur a vu la censure frapper plusieurs des livres qu’il a publiés, notamment La Question, d’Henri Alleg (Minuit, 1958), témoignage implacable sur la torture, interdit en pleine guerre d’Algérie. Et pourtant, la question reste celle-ci : qu’est-ce que l’on risque en écrivant ? Qu’est-ce que l’on risque quand on ne risque rien ?
II écrit résonne d’ailleurs avec plusieurs œuvres publiées aux Editions de Minuit, L’Inquisitoire, de Robert Pinget (1962), et l’ensemble du théâtre de Samuel Beckett (1906-1989), dont Mathieu Lindon reprend l’enchaînement absurde de certaines répliques et l’humour qui en résulte. Dans ce qui devient une véritable compilation de toutes les réponses données par les écrivains à toutes les époques à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », il cite évidemment celle, fameuse, de Samuel Beckett : « Bon qu’à ça. » « J’écris parce que je ne suis bon qu’à ça. J’écris parce que j’adore ça. J’écris parce que personne d’autre ne peut le faire à ma place, débite-t-il à la vitesse d’une mitraillette en pleine activité en reprenant les réponses qui le touchent d’écrivains à qui ce n’était pas la magistrature qui posait la question. » Mathieu Lindon fournit un catalogue complet de ces raisons possibles reprenant à d’autres des formules qu’il joue à lancer à la cantonade dans son texte pour mieux démontrer l’idiotie de la question.
Son roman prend la forme de l’inventaire drolatique de tous les clichés associés à la création, de la subversion à la responsabilité, du génie à l’expertise, de l’impunité aux postures d’éternels incompris des écrivains. Cela pourrait paraître à première vue un peu léger par rapport aux situations réelles où la littérature est effectivement considérée comme une menace, où elle est censurée et ses auteurs condamnés et assassinés, mais ce décalage, bien dans la manière de l’auteur, les réfléchit en fait constamment. Ce qu’il met à distance de façon réjouissante, c’est bien l’impossibilité de répondre à la question.


Tiphaine Samoyault, Le Monde des livres, 3 novembre 2023