— Paul Otchakovsky-Laurens

Salopes

Traduit de l’américain par Jean-René Etienne
Prix Sade 2007

Dennis Cooper

Il semble que jamais Dennis Cooper ne soit allé si loin : bareback, jeux sadomasochistes, necrophilie, snuff… tout ce qui fait la matière de la plupart de ses livres se retrouve ici comme dans une anthologie systématique et radicale. C’est la recherche d’un escort boy disparu, et l’évocation de son itinéraire, qui fournit la trame de ce roman que le brouillage des identités et la déréalisation introduite par l’utilisation du cyberspace portent à un point d’intensité où recherche esthétique et fantasme se conjuguent avec une rare violence.

 

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La presse

Chef-d’œuvre.com


Tout tourne autour du splendide cul de Brad, escort boy de soi-disant 18 ans. 1,78 m, 60 kg, blond, monté 15 cm, embrasse, oui, non, ça dépend, il se fait parfois appeler Kevin, ou Steve, c’est selon le type qui raconte sur le site comment c’était avec lui, si ça valait le coup de lâcher 200 dollars, ou pas.

C’est comme sur Ebay où les enchérisseurs, peuvent laisser une évaluation du vendeur : les clients de Brad commentent les défauts et les mérites de leur proie coûteuse. De site en forum, d’e-mail en fax, on a une vision kaléidoscopique de notre héros soumis à tous vos fantasmes, mais qui peut aussi se révolter : « Ne le croyez pas. Ce mec est un connard… Je n’ai pas besoin d’aide. C’est sur son ordinateur que je tape. Vous en concluez quoi ? Les comme lui c’est les pires » Mais qui écrit ces messages ? Qui triche, délire, manipule ? Qui a seulement couché avec Brad ? Est-ce qu’il a réellement envie de mourir dans un snuff movie, comme le prétend Brian, son dealer maquereau infirmier ? Une chose est sûre, Brad est malade, il est dingue, est-ce que c’est de naissance, une tumeur, est-ce qu’il a besoin d’argent pour acheter ses médocs, ou un mélo de ce genre ? En fait, tout ça est bidon, je suppose. Pourtant, à un moment ça devient vrai, à cause des internautes qui se sont mis à y croire, et qui ont payé.

Si c’est bien Marcel Proust (Le Côté de Guermantes) qui, le premier, a introduit le téléphone dans le champ littéraire, et si c’est Cocteau (La Voix humaine) qui en a fait le cœur de sa tragédie, nul doute que Cooper restera comme l’auteur du premier roman internétique. Mais ça n’a pas plus d’importance que ça, être le premier dans l’histoire de la littérature à avoir fait ceci ou cela. L’exploit réside dans la manière. Dennis Cooper est une immensité littéraire comme on aura du mal à en trouver avant longtemps. Il faut en profiter avant qu’il ne devienne fou, pourri ou mort. Il a l’oreille tellement juste qu’il peut traverser tous les genres, porno, trash, gore, journal, pulp ou autofiction, même dans le vidéoludique, son précédent roman (Le Monde 2 n°139), il écarte d’instinct ou d’intelligence tous les clichés, tics et coquetteries, connivences et allusions, rien ne résiste à son génie du verbe : « Merci pour les compliments sur mon physique. Ça fait toujours plaisir. Il y a longtemps que je me serais tué si je ne ressemblais pas à ça.»

Toute l’œuvre de Cooper consiste à édifier un personnage sublime, jeune de corps et d’âme, assailli pas des démons. Depuis Closer, telles des variations, chacun de ses onze livres fut une audace, un risque, une plongée dans le dur, l’indicible. Salopes est le roman le plus actuel qui soit, et paradoxalement celui qui nous laisse deviner la sculpture morale que les onze flèches ont ciselée sur le corps de saint@club-sébastien.com.

Alors bien sûr qu’il va devenir fou, Cooper, pourrir et mourir, mais en se détachant peu à peu de l’ange qu’il fut, il s’enfoncera dans les tentations prédatrices de la sagesse, et grâce à lui nous en saurons toujours davantage sur le sexe, comme étymologie de la section, du séparé tragique, et du désir de s’unir. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus à la littérature ? Moi, rien.

Dans cette chasse au pervers, amateurs d’intrigues et professeurs de lettres, tous transis d’effroi, vont se croiser, ravis serrant comme un missel ces Liaisons dangereuses dont ce Salopes est l’avatar électronique : la marquise de Merteuil en webmaîtresse pédérastique. Trop cool.


Christophe Donner, Le Monde 2, mai 2007


Publié un an seulement après Dieu Jr (voir notre entretien fleuve dansChronic’art 27, Salopes (The Sluts en v.o.) est indiscutablement le roman le plus glauque et dégueulasse de Dennis Cooper, qui avait pourtant placé la barre très haut dans certains tomes du cycle « George Miles » ; d’un autre côté, c’est surtout le thriller psychologique le plus éprouvant et astucieux qu’on ait lu depuis longtemps : plus habile que jamais (la construction et les ressorts narratifs sont un modèle d’ingéniosité), Cooper utilise toutes les ressources du couple fantasme / réalité et toutes celles du couple virtuel / réel pour brouiller les pistes et composer une ode scabreuse et géniale au mythe et au mensonge.

Concrètement, Salopes se déroule dans le milieu de l’homosexualité SM américaine et des prostitués gays (que les âmes sensibles le sachent, tout le roman ne parle que de pratiques sexuelles extrêmes : fist-fucking, coups, baise sans capote, humiliation, pédophilie, snuff et fantasmes meurtriers, entre autres.) La première partie est composée des fiches de satisfaction que les clients des tapins gays écrivent et postent sur un site spécialisé : comment s’est passée la séance, l’escort a-t-il tenu ses promesses, combien a-t-il coûté, etc. Toutes concernent un certain Brad Gordon, jeune tapin de 18 ans dont tout le monde dit le plus grand bien, même si les témoignages laissent entendre qu’il est malade. À mesure que les fiches défilent, des doutes se font jour : tous les récits de baise qu’elles rapportent sont-ils vrais ? Brad est-il un si bon coup que ça ? Qui est-il vraiment ? Où le trouver ? D’emblée, Cooper joue avec nos nerfs : dans cet univers virtuel où tout le monde est anonyme (les fiches sont postée sous pseudo) et où tout le monde fantasme à pleins tubes (les clients, adeptes des jeux de rôles sexuels, se montent des films en permanence), il devient vite impossible de départager le vrai du faux – incertitude d’autant plus insupportable que les pratiques et sévices infligés à Brad par ses soi-disant clients sont à la limite de l’ignoble.

Le jeu se poursuit dans la seconde partie, transcription d’un forum Internet où chacun y va de son témoignage sur Brad, de son anecdote, de sa rumeur ou de son fake. Fasciné, le lecteur se perd au milieu de récits infâmes jusqu’au délire, se demandant sans cesse si tout est vrai ou si tout est fantasme, et si un seul et unique mythomane fou ne se cache pas derrière tous les pseudos. Brad a-t-il vraiment décidé de se laisser démolir jusqu’à la mort (et devant caméra) par ceux qui le baisent ? Ceux qui disent l’avoir baisé récemment ne l’ont-ils pas confondu avec un autre ? Le dénommé Brian joue-t-il vraiment le rôle de manager en acceptant pour Brad les demandes les plus atroces (les uns veulent lui péter les jambes à la batte, les autres le castrer au bistouri, et ainsi de suite) ? Brad et Brian existent-ils ? AvecSalopes, Cooper pousse au maximum la réflexion sur les frontières (entre le fantasme et la vérité, le désir sexuel et le désir meurtrier) qui sont au cœur de sa littérature et, surtout, offre un extraordinaire roman sur le thème du mensonge, du mythe, de la manière dont il se construit et de celle dont il se propage. Si vous avez le cœur suffisamment bien accroché pour le lire d’une traite, faites-le. Sa puissance jouera au maximum, et vous en viendrez sans doute à la même conclusion que nous : Salopes est le meilleur roman de Dennis Cooper.


Chronic’art, juin 2007.


Mecs plus ultra.


Ça fait peur. Le nouvel opus du très trash Dennis Cooper (père de différents sévices mélancoliques, dont Guide et Dieu Jr.) s’inspire d’un truc que certains gays non français connaissent couramment, à savoir les escorts. Autrement dit les prostitués masculins. En 2007, on ne les ramasse presque plus dans la rue, mais à la pelle sur Internet, sur des sites spécialisés, voire très professionnels comme en Allemagne ou en Suisse, en toute légalité. On y trouve des photos, une description complète du garçon, ce qu’il fait et ne fait pas, avec quelle compétence. Et l’on peut se fier aux comptes rendus des autres clients pour louer ou non la marchandise et faire son choix.

Le dispositif se prête donc à un roman épistolaire électronique. C’est ce que fait ici Cooper, en poussant le principe à ses bornes, aussi bien sexuelles que stylistiques. Il utilise les différents moyens d’Internet (fiches sur un site d’escorts avec « posts » des clients, forums, e-mails) et quelques extras comme le fax ou le téléphone. Une seule fois, un dialogue semble se passer en vrai, mais il acquiert du coup un tour volontiers comique, puisque les fantasmes sexuels de B., «horrible pédophile, la 30aine, sado, violent, riche », comme il se décrit lui-même, deviennent très Grand-Guignol. En particulier quand un père, lui ayant vendu son enfant demeuré, conseille à ce dernier : « Tu obéis au monsieur, Felix. » Il faut dire que Salopes joue du virtuel avec maestria . L’intrigue tourne autour de Brad, 18 ans, prostitué apparemment d’accord pour tout, y compris mourir contre argent. Sauf qu’on ne connaît ses aventures que par des récits croisés. Est-il malade mental, malade tout court et mourant, père de famille comme l’affirme une certaine Elaine, qui prétend être enceinte de lui ? Ou simplement un immense canular ? Ceux qui ne s’intéressent pas à l’histoire de Brad sont d’ailleurs conviés à s’inscrire plutôt sur le groupe de discussion « À mort Nick Carter » où l’on fantasme grave sur les tortures auxquelles on pourrait soumettre le chanteur des Backstreet Boys !

Il y a aussi Brian, qui écrit : « Brad m’a brisé le cœur. Brad a piétiné mon âme et tordu mon esprit. Je l’aimais, ce petit con magnifique, égoïste, menteur, manipulateur et psychotique. Si je suis encore capable de ressentir quoi que ce soit, c’est de l’amour pour lui. Je tue des mecs parce que je leur en veux à mort de n’être pas lui. La haine que j’éprouve quand je viole, quand j’humilie, quand je torture, quand je bats, quand je démembre leurs corps et que je massacre leur belle petite gueule, c’est ce que je peux éprouver de plus proche de l’amour dévastateur que j’éprouvais pour Brad.
» Mais on ignore s’il est aussi un mytho ou si les prétendues preuves que d’autres donnent de ses forfaits sont réelles. Évidemment, l’intérêt de Cooper se porte sur la circulation du fantasme et les régions noires du désir humain. Si ce n’est certes pas une apologie du snuff movie, il faut penser à mettre un bob en cas de plage, car avec toutes ces scènes de tison et de sang, on risque assez vite l’évaporation sous le soleil, exactement.


Éric Loret, Libération, jeudi 28 juin 2007