— Paul Otchakovsky-Laurens

Suicide

Edouard Levé

Édouard Levé, écrivain, photographe, artiste, est mort le 15 octobre 2007, à quarante-deux ans. Il évoque dans ce livre le suicide d’un ami cher, voici plus de vingt ans. Il y interroge l’acte qu’il allait lui-même commettre.


« Des regrets ? Tu en eus pour la tristesse de ceux qui te pleureraient, pour l’amour qu’ils t’avaient porté, et que tu leur avais rendu. Tu en eus pour la solitude dans laquelle tu laissais ta femme, et pour le vide qu’éprouveraient tes proches. Mais ces regrets, tu ne les ressentais que par anticipation. Ils disparaîtraient avec toi-même : tes survivants seraient les seuls à porter la douleur de ta mort. Cet...

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La presse

L’ami en abyme


Posthume. Édouard Levé évoque le suicide d’un proche, avant de commettre le sien.


Comment lire le texte posthume d’un homme qui, comme Édouard Levé, a décidé sa mort avec tant de soin : faire-part, testament, post-scriptum ou simplement texte de plus – le dernier ? C’est une question que pose et met en scène Suicide, manuscrit que l’écrivain et artiste rendit trois jours avant le sien. Dans Richard II, espérant que sa fin donnera à ses paroles le poids qui leur a jusqu’ici manqué, Jean de Gand dit que « les langues de ceux qui meurent forcent l’attention/Comme une harmonie profonde ». Que dire alors de la langue de ceux qui se tuent ? On l’écoute malgré soi, malgré tout, comme un message rétrospectif. Elle paraît donner sens à l’acte qui nous inquiète et cohérence à une vie qui en a peu. On a peut-être tort, peut-être pas. On est souvent pompeux ou exaspéré, interpréter rend si bête, mais on ne peut pas s’en empêcher : la mort volontaire n’est pas une signature comme une autre. C’est généralement un abus de pouvoir envers ceux qui survivent. Ce qu’Édouard Levé résume assez bien : « Tu seras toujours juste, puisque tu ne parles plus. […] À toi les vérités, à nous les erreurs. »


Dispositif.


Édouard Levé s’est pendu à 42 ans, le 15 octobre 2007. Sa femme l’a trouvé dans leur appartement. Suicide semble faire partie du dispositif de son acte. L’écrivain s’adresse en le tutoyant à un ami d’enfance et de jeunesse, qui s’est tué à 25 ans. Le livre commence par la description de sa mort. La femme était dans le jardin, elle entend une détonation et se précipite. Édouard Levé écrit : « Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message. »L’écrivain n’a pas pris ce risque. Photographe, il créait des installations. Son suicide a été une installation de plus, la dernière, aussi précise et distanciée que les autres. On a trouvé des lettres près de lui, l’éditeur avait ce manuscrit. Il a réussi ce que l’autre a en partie raté à cause de cette bande dessinée refermée. Le père de son ami mort n’a ensuite cessé de la lire pour y trouver le dernier message de son fils. Enfer du chagrin, de la culpabilité, des interprétations qui suivent : « A toi la vérité, à nous les erreurs. »


Autoportrait, le précédent livre d’Edouard Levé, était paru en 2005. Dans cette collection de traits autobiographiques épinglés, cette confession objectivée par le procédé littéraire, Levé faisait inventaire de lui-même, une phrase après l’autre, chacune étant un constat que rien, sinon l’automatisme de l’inconscient ou le hasard du moment, ne reliait à la précédente et à la suivante. Les commentaires et l’émotion étaient laissés aux lecteurs. Il écrit dans Suicide : « En art, retirer est parfaire. Disparaître t’a figé dans ta beauté négative. » Écrire, pour Levé, est une manière de disparaître dans la blancheur détachée de chaque phrase. Et mourir finit par devenir un art de vivre. À l’avant-dernière page d’Autoportrait, une phrase se distingue des autres par sa longueur, son émotivité apparente. Il faut la citer, car elle annonce Suicide : « Mes plus belles conversations remontent à mon adolescence, avec un ami chez qui nous buvions des cocktails que nous concevions en mélangeant au hasard les alcools de sa mère, nous parlions jusqu’au lever du soleil dans le salon de cette grande maison qu’avait fréquentée Mallarmé, au cours de ces nuits, j’ai formulé des discours sur l’amour, la politique, Dieu et la mort dont je ne retire aucun mot, même si je les ai parfois conçus en me roulant à terre, des années plus tard, cet ami a dit à sa femme qu’il avait oublié quelque chose dans la maison au moment où ils partaient jouer au tennis, il est descendu à la cave et s’est tiré une balle dans la tête avec le fusil qu’il avait soigneusement préparé. » Autoportrait se termine ainsi : « Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir : « Je meurs. » Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. » Et le meilleur ami également, comme si c’était le meilleur de soi-même.


Avec la précision d’Autoportrait, Suicide accompagne cet ami, de souvenir en souvenir, sans jamais dire son nom. Apparaît peu à peu l’image d’un chevalier stoïque, délicat et sensible, qui ressemble beaucoup à Édouard Levé. Il aime se promener seul dans les villes inconnues (magnifique errance dans Bordeaux). Il ne veut ni décevoir ni être déçu. Il est trop désemparé, trop nu, pour imaginer qu’il peut avoir un enfant. Il ne lit que des auteurs morts et réfléchit dans sa chambre comme certains philosophes, avec humour, jusqu’à la panique : « Tu croyais qu’en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d’être triste. » Levé commente : « Les bonheurs que tu connus furent des grâces. Tu pouvais en comprendre les causes, mais pas les reproduire. » Bonne définition du bonheur : des moments, plus qu’un état.À l’ami disparu, Levé pose également des questions : « Aimer quelqu’un à partir de sa mort, est-ce l’amitié ? » Sans doute, si le dialogue continue. Chemin faisant, il recense dans la vie du mort, dans les textes et lettres de lui qu’il a lus, les présages de sa fin : c’est la chronique d’une mort annoncée.


Pour qui les cherche, les présages sont généreux. À l’oral d’admission de l’épreuve de culture générale d’une grande école, l’ami doit traiter le sujet suivant : « Doit-on redouter de vivre avec sa mort ? » Il a 20 ans. Il note des phrases comme : « La mort est un pays dont on ne sait rien, personne n’en est revenu pour le décrire. » Après son exposé, il ne sait quoi répondre à la question peu compréhensible de l’examinateur : « La mort est à la vie ce que la naissance est à l’absence de vie ? » Il se croit recalé, on l’accepte : « Ton discours sur la mort t’avait valu une des meilleures notes. Tu refusas d’intégrer l’école. »


Accalmie


Plus Levé parle de son ami, plus il semble parler de lui-même. Il rejoint peu à peu un éclaireur, un modèle, un double, lui déjà mort, préparant sa propre fin en réfléchissant celle de l’autre. Suicide devient un nouvel Autoportrait – aussi réussi, à sa façon, que le précédent. Il arrive d’ailleurs que Levé définisse son ami comme il se définissait lui-même. Dans Autoportrait : « Je préfère le désir au plaisir. » Dans Suicide : « Tu préférais le commencement, parce que le désir l’y emportait sur le plaisir. » Et, quand il remarque : « Ton suicide fut d’une beauté scandaleuse », on dirait qu’il croit que c’est ce qu’on dira du sien. Il perçoit bien l’égoïsme et la violence narcissique de l’acte, « mais dans la balance, l’accalmie de ta mort l’emporta sur l’agitation douloureuse de ta vie ». Le livre s’achève sur des tercets de stoïcien, sujet et verbe réflexif, médaillons pour la stèle, que, lit-on, « ta femme découvrit après ta mort dans le tiroir de ton bureau ». Voici le dernier : « Le bonheur me précède/La tristesse me suit/La mort m’attend. » À qui Levé s’adresse-t-il, sinon à lui-même ?


Philippe Lançon, Libération, 6 mars 2008



Les lettres et le néant


Certains textes sont inséparables de leur histoire, du contexte de leur genèse et de leur publication. Ainsi de Suicide, qu’Édouard Levé remit à son éditeur dix jours tout juste avant de se tuer, en octobre dernier. À 42 ans. " Il me l’a donné le 5, précise Paul Otchakovsky-Laurens lors de notre entretien dans les bureaux de la maison P.O.L. Je lui ai téléphoné le 8 pour lui dire que j’avais été complètement saisi par le livre ; nous avons pris rendez-vous pour le 18 afin de discuter de sa parution ; il s’est suicidé le 15. " À la lumière des travaux d’Édouard Levé, qui n’eut de cesse de faire entrer le champ de l’art conceptuel dans celui de la littérature, on aurait pu voir dans sa mort une sorte de performance artistique ultime. Il n’en est rien : si le geste esthétique a rejoint le geste existentiel, ce n’est que coïncidence. Une coïncidence évidemment frappante, mais en aucun cas préméditée. Édouard Levé était hanté par cette question - voilà tout ce qu’on peut déduire de ses textes. Mais son suicide, comme tous les suicides, reste une énigme. C’est d’ailleurs le sujet même de son dernier ouvrage, où l’écrivain parle d’un ami qui s’est supprimé de manière aussi brutale qu’inattendue. Un mystère que l’auteur tente de circonscrire et de cerner à coups de phrases claires, nettes, incisives. Sans aucune illusion pourtant sur la possibilité de l’élucider. " Après coup, observe son éditeur, je me suis aperçu que dans Suicide, il y a beaucoup de choses qui appartiennent à Édouard Levé. Ainsi l’expérience des trois jours de " vacance" dans Bordeaux - " vacance" au sens fort du terme, non au sens de loisir - est bien la sienne. " Tombeau d’un intime, adresse sans destinataire, Suicide est aussi une manière d’autoportrait. Une projection d’expériences et de préoccupations propres à l’artiste, mais qui se mêlent inextricablement aux souvenirs et aux idées qu’il a du disparu. Jusqu’à fusionner, peut-être : " Ton suicide n’a pas été précédé de tentatives ratées. Tu ne craignais pas la mort. Tu l’as devancée, mais sans vraiment la désirer : comment désirer ce qu’on ne connaît pas ? Tu n’as pas nié la vie, mais affirmé ton goût pour l’inconnu en pariant que si, de l’autre côté, quelque chose existait, ce serait mieux qu’ici. "


Plus narratif que ses autres récits, Suicide s’achève cependant sur une suite de tercets dont l’esprit n’est pas sans rappeler Autoportrait : " La règle serre/La contrainte me stimule/L’obligation m’éteint "… Autoportrait jouait également, la poésie en moins, de la juxtaposition de constats physiques, esthétiques, psychiques ou moraux. dditionnant les jugements, attitudes, réflexes et petits faits qui mis à bout constituent littéralement une façon d’être au monde, usant d’une langue, précise et sobre, aussi " blanche " que possible, le livre se voulait autant un dévoilement de la mécanique de soi que de sa mécanique à lui : " Je n’aime pas plus le cinéma narratif que le roman. "Je n’aime pas le roman" ne signifie pas que je n’aime pas la littérature, "je n’aime pas le cinéma narratif"ne signifie pas que je n’aime pas le cinéma. Les arts qui se déploient dans le temps me plaisent moins que ceux qui l’arrêtent. "Contrairement au Je me souviens de Perec (qui influença Levé au même titre qu’un Raymond Roussel ou un Robert Bresson), l’autoportrait est ici déconnecté de tout contexte extérieur, sans lien avec la mémoire d’une époque. Mais à l’instar de l’auteur de La Vie mode d’emploi, Édouard Levé fait imploser le genre autobiographique : Autoportrait ni récit, ni mise en scène de soi, et les coq-à-l’âne parfois comiques sont le seul liant permettant de réunir les bribes d’un Moi revisité à la manière cubiste. Comme s’il en avait fini par atteindre - on retrouve là Perec - une forme d’objectivité à force de subjectivité… Un processus de dépersonnalisation paradoxale, de désacralisation et de mise à nu qu’on retrouve à l’œuvre dans Journal, collage d’articles de presse dont l’artiste avait préalablement gommé les noms de personnes et de lieux, les dates - bref tout ce qui " fait " l’information afin de révéler la façon dont on la fait.


Bien des travaux d’Édouard Levé portent la marque de son intérêt pour le modèle générique, l’archétype, le stéréotype - le squelette des choses. Ainsi de ses séries photographiques de " pornographie habillée " ou de joueurs de rugby - sans terrain, sans tenues et… sans ballon - où ne subsistent que les postures propres à ces " activités ", dont le sens semble cependant s’être égaré. Entre imaginaire pur et pur documentaire, Édouard Levé n’aimait rien tant que s’attaquer aux images mentales préexistantes. Qu’on songe à sa première série, datant de 1999 : des photographies d’homonymes de personnalité artistiques et littéraires. Armé d’un annuaire et d’un téléphone, il dégotta ainsi " André Breton ", " Henri Michaux ", ou encore " Yves Klein ". De grands noms pour des visages totalement anonymes… De même il partit pour les Etats-Unis pour photographier des villes telles que " Berlin ", " Stockholm ", " Paris " ou " Bagdad ". Certains de ses projets avaient été présentés dans Œuvres, le premier ouvrage qu’il avait publié chez P.O.L. Un livre qui " décrit des œuvres dont l’auteur a l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées. " Chaque proposition est numérotée. Exemple : " 158. Un plan-séquence vidéo tourné en voiture relie deux villages : Angoisse et Prozac. " Ou encore : " 525. Sur un planisphère subjectif n’apparaissent que les pays dans lequel l’auteur s’est rendu. " Ce fabuleux " catalogue de tout ce qu’il est possible d’imaginer aujourd’hui dans l’art conceptuel ou presque ", pour reprendre les mots de Paul Otchakovsky-Laurens, avait profondément impressionné ce dernier.


L’écrivain Olivier Cadiot, qui fut l’ami d’Édouard Levé, partage son admiration : " Il y a pas mal d’auteurs qui veulent sortir de la littérature pour aller vers d’autres disciplines, le cinéma, les arts plastiques, les performances. Édouard a fait l’inverse. Pour moi, son travail incarnait jusqu’au déchirement les paradoxes de la littérature contemporaine, prise entre le narratif et le conceptuel. À quel moment, à quel niveau l’idée va-t-elle être digérée dans l’œuvre ? C’est une question, très moderne, que beaucoup d’écrivains se sont posée. Lui l’avait mise en scène - et mise à nu. " Et d’évoquer le dernier séminaire de Barthes articulant Proust et les haïkus, avec cette idée qu’un haïku renferme deux mille pages en germe, que le minuscule contient l’immense, qu’un simple mot concentre un monde. Comme la première phrase d’Autoportrait (" Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide, mode d’emploi, à mourir "), qui semble le pendant de la dernière phrase de Suicide : " Le bonheur me précède/La tristesse me suit/La mort m’attend. "


Minh Tran Huy Le Magazine littéraire, avril 2008



La lumière noire


Son livre, Suicide, Édouard Levé l’a envoyé à son éditeur quelques jours avant de se donner la mort, en octobre 2007. Il laisse une œuvre insensée, tout en paradoxe. À son image.


Suicide n’est pas un livre comme les autres. On le dit de beaucoup de livres mais cette fois c’est justifié. D’ailleurs, est-ce encore un livre ? À la lecture des premiers mots résonne bien une voix d’écrivain. Mais qui vient d’outre-tombe. Le 15 octobre dernier, Édouard Levé s’est pendu, quelques jours après avoir remis son manuscrit à Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur. Un geste terrible, bouleversant, indissociable, qu’on le veuille ou non, de l’ouvrage lui-même, dont la mort volontaire est le centre. En mettant brutalement fin à ses jours, Levé a provoqué une sorte de fracture temporelle qui brouille la chronologie, l’avant, l’après, ce qui est antérieur, ce qui est posthume. Que son geste ait été prémédité ou non, nul ne le saura. Reste qu’il donne à son œuvre un caractère insensé, sans équivalent dans l’histoire de la littérature. Comme si Levé était parvenu à fusionner vie, écriture et art dans un geste esthétique absolu mais calme. Célébrer la vie malgré tout, voilà en effet l’ambition paradoxale du livre. Dans Suicide, stèle curieusement sourde au pathos, le narrateur s’adresse à un ami suicidé une vingtaine d’années plus tôt. Le " tu " employé instaure une chaleur que la langue " blanche " et nette tempère aussitôt. On y retrouve ce monochrome en mots qui avait tant marqué dans Autoportrait (2005), ce catalogue raisonné d’assertions concises où l’auteur se décrivait sobrement sous toutes les coutures du quotidien. Cette fois, le narrateur sonde l’ami, ses humeurs, ses goûts, son détachement ou sa forte présence au monde. Au fil des pages, il apparaît de plus en plus clairement que cet ami est un alter ego, un miroir tendu. À travers cet ami disparu, Levé continue de parler de lui-même et, de fait, aussi de son… suicide. " Ton suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. Si l’ennui les menace, ou si l’absurdité de leur vie jaillit au détour d’un miroir cruel, qu’ils se souviennent de toi, et la douleur d’exister leur semble préférable à l’inquiétude de ne plus être. Ce que tu ne vois plus, ils le regardent. Ce que tu n’entends plus, ils l’écoutent. […] Tu es cette lumière noire mais intense qui, depuis ta nuit, éclaire à nouveau le jour qu’ils ne voyaient plus. "


Il y a bien de la souffrance dans ses pages, mais elle est mise à distance. Elle serait bien trop complaisante et sans doute trompeuse. " Ta vie fut moins triste que ton suicide le laisse penser ", assure le narrateur. Si Levé enquête dans ce livre, ce n’est pas pour trouver des raisons au suicide, mais pour éclairer le mystère même de l’existence. Suicide est un cheminement autour d’un noyau dur, qui serait moins une vérité intime qu’une vérité universelle. Nul égotisme ici, c’est le tour de force magistral. Levé ne cesse de parler de lui comme d’un autre, cet inconnu, cet étranger inépuisable, ce gouffre sans fond. On l’avait rencontré il y a trois ans, au moment de son Autoportrait. Des détails, après coup glaçant, nous reviennent, comme ce long mannequin qui trônait dans son atelier et dont Levé nous avait dit sur un ton bonhomme : " Il est moulé à ma taille, c’est pour faire un pendu. " On avait pris ce propos pour une excentricité. Car Levé n’avait rien d’une personne sinistre, au contraire. Il nous avait paru drôle, fin, affable, tout comme son travail, qui n’avait rien d’intimidant. C’est aussi ce qui faisait le prix de cet auteur, à l’origine plasticien : il était l’un des rares à suivre une voie assez conceptuelle et exigeante tout en parlant à tout le monde. Après des études à l’Essec, il avait soudain bifurqué vers les arts plastiques. Et avait alors choisi la photographie comme moyen d’expression. Sa première pièce est une série autour d’inconnus portant le même nom que des artistes célèbres défunts. Contactés par téléphone, Fernand Léger, Henri Michaux, Eugène Delacroix viennent poser pour lui. La simple apposition du nom et des portraits produit aussitôt une impression de troubles identitaires.


Les autres sont-ils comme moi ? Et moi, qui suis-je vraiment ? Vieilles hantises que Levé a mise totalement à plat, sans émotion, avec un regard froid mais très précis. Cette méthode, appliquée pareillement dans les livres et dans les photos, a produit des univers pleins d’une inquiétante étrangeté, des imaginaires proches du rêve. " La première œuvre d’art qu’on voit, ce sont nos rêves ", nous avait confié Levé. Sa singularité est d’avoir créé des rêves impersonnels. Des mises en scène impassibles comme Fictions, cette série assez funèbre de photos en noir et blanc où des personnes accomplissent des rituels incongrus dont le sens nous échappe. Ou comme Pornographie, son travail photographique le plus fameux, où l’on voit des couples habillés mimer des scènes de film porno. Curieuses postures là aussi, entre danse grotesque et culte de l’entreprise libérale. Absurde et curieusement excitant ; en recouvrant la chair, Levé la renforce. L’obscénité n’était pas son fort. Levé préférait épurer, aplanir, effacer - il avait supprimé tous les noms propres et les dates dans des articles de presse pour composer un readymade ouvert à toutes les fictions (Journal). Il dépassait la mode, le narcissisme ou le name-dropping, ce " jeu " qui consiste à glisser des noms de célébrités dans un texte, une discussion. Il était à la fois de son temps et décalé, d’une autre époque, plus classique, plus spirituelle - on peut trouver des traces de sacré dans son travail. Même Œuvres, catalogue incroyable de cent trente-trois projets d’œuvres d’art (performances, peintures, installations, etc.), tient parfois du traité scientifique de la Renaissance, alors même que tout l’art contemporain y semble répertorié !


Levé est resté artiste dans ses livres. Mais avec Suicide, il est passé à autre chose, au récit qu’on ne lui connaissait pas, lui qui était plus attaché à une forme de poésie non poétique. On connaît pas mal d’écrivains expérimentateurs qui s’approchent de l’art conceptuel, mais l’inverse est moins vrai. Levé est devenu écrivain à part entière avec Suicide, livre promis à ne pas disparaître, livre trop perturbant pour être un jour caduc. Durer, voilà curieusement ce que Levé a réussi à faire, lui qui a toujours joué à cache-cache, avec le spectateur, avec le lecteur, avec lui-même, les trois se confondant souvent. Qui était-il au fond ? On ne le saura jamais, même si des milliers de signes étoilés nous guident. Levé a avancé sur un chemin qu’il n’a cessé d’obscurcir à mesure qu’il le clarifiait.


Jacques Morice, Télérama, Le Tour d’une œuvre, 28 mai 2008