— Paul Otchakovsky-Laurens

D’autres vies que la mienne

Prix Cresus 2009
Prix Marie Claire du roman d’émotion 2009
Prix des lecteurs de L’Express 2009
Globe de Cristal 2010

Emmanuel Carrère

À quelques mois d’intervalle, la vie m’a rendu témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari.
Quelqu’un m’a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n’écris-tu pas notre histoire ?
C’était une commande, je l’ai acceptée. C’est ainsi que je me suis retrouvé à raconter l’amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d’un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s’occupaient d’affaires de surendettement au tribunal d’instance de Vienne (Isère).
Il est question dans ce...

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La presse

Dans un livre poignant, écrit avec des mots simples, Emmanuel Carrère reprend son rôle de provocateur littéraire. Cette fois il parcourt les chemins du malheur, de l’Asie à l’Isère, du tsunami au surendettement, et se redécouvre lui-même.

Est-ce la baraka du dilettante ? Le flair du journaliste ? Le génie du romancier ? Toujours est-il qu’Emmanuel Carrère a le don de se trouver là où ça se passe. Il y a quatre ans, en vacances au Sri Lanka, il échappe à la plus grande catastrophe naturelle des dernières décennies, le tsunami. Peu de temps après, il se passionne pour la croisade de deux petits juges de province contre les banques, accusées, à travers leurs organismes de crédit, d’essorer les plus démunis. Le rapport entre ces deux événements ? Lui-même et sa vie minuscule, tournant autour de ses petites misères personnelles. Dans la douleur des autres, il découvre un itinéraire insoupçonnable, une aventure humaine qui le fait sortir du moi.
À l’heure où les ravages de la crise financière commencent à affecter chacun de nous,D’autres vies que la mienne semble paraître à point nommé. Ajustés façon « copier-coller », les thèmes porteurs de ce livre auraient pu servir de trame à une version papier d’Envoyé Spécial ou deZone Interdite. Grâce à la force des sentiments, la justesse d’observation et la sobriété stylistique de cette « fiction de soi » marquent une nouvelle étape dans ces récits bruts de décoffrage, en prise direct avec le tissu sociétal, qu’affectionne notre époque. Le lecteur, lui, est emporté comme par une vague et déposé 300 pages plus loin, sonné, ému, changé.
Ce récit ne se prête guère au « pitch ». Le 26 décembre 2004, le narrateur de ce roman vrai, Emmanuel Carrère, en vacances au Sri Lanka avec sa compagne, est témoin de la mort d’une petite fille, Juliette, emportée par le raz de marée. De retour en France, il est confronté à la mort d’une autre Juliette, sa belle-sœur, qu’il connaît mal. Juge de premier échelon dans un tribunal d’instance, elle menait la croisade en faveur des surendettés avec un autre juge, lui aussi éprouvé par la maladie, Étienne Rigal. Occasion de narrer le combat de ces deux magistrats contre l’injustice, l’avidité des institutions financières, mais aussi – le lien est indissociable – contre la maladie. Dans un style vrai, D’autres vies que la mienne décortique les ravages qu’exercent les banques, à travers leurs filiales et autres organismes de crédit. Sofinco, Cofidis, Finaref passent dans ces pages un très mauvais quart d’heure.
Abjurant le nombrilisme, Carrère s’immerge dans ces existences banales, la routine des gens de Province, les vieux soixante-huitards, la vie Auchan, les MJC et les barbecues entre voisins, les petits bonheurs et leur grande souffrance, la déveine avec un grand D de se voir mourir à 33 ans, l’héroïsme qui donne envie de se battre pour les autres plus encore que pour soi. Au rendez-vous de la misère viennent s’inviter le cancer et l’amputation d’une jambe subie par le juge. Carrère raconte l’amour conjugal et la solitude radicale face à la mort, la précarité de la condition humaine et les mains qui se joignent jusqu’au dernier instant. Comme le tsunami, le cancer dévaste et ravage, mais il construit sur la fatalité une autre communauté humaine, tellement plus solidaire. Trop fin ou trop habile pour faire pleure Margot, Carrère évite l’« écueil du tire larmes », comme il dit, pour viser un ordre de sentiments plus élevé. Avec juste ce qu’il faut de vibration sociale et d’accents de gauche, il construit un discours postmoderne, compatissant, sobre et économe, que ne renierait pas le Syndicat de la magistrature. Du Sri Lanka à l’Isère, la mort et l’injustice, la perte d’un enfant et l’extrême pauvreté, l’inhumanité bancaire et la chimiothérapie slaloment étrangement pour laisser, dans leur sillage, la semence de l’amour. Si elles ne s’emboîtent guère, ces histoires parlent des gens de bonne volonté confrontés à la douleur et à la dureté. L’écrivain qui a découvert la vie des autres comme un nouveau ciel, noie son narcissisme dans cet héroïsme quotidien. Il ressoude ainsi son couple au lieu de saccager sa relation.
C’est que le dandydestroy a trouvé un intercesseur en Étienne Rigal, personnage très fou et très sage, Robin des bois, juge courage, capable de sortir de son chapeau une directive européenne pour sauver une famille à la rue. C’est cet homme, lui-même terriblement diminué par la maladie, qui donne à Emmanuel Carrère l’impulsion de départ, l’idée même de cette aventure d’écriture. Jusque dans son fonctionnement, ce beau livre empathique, baignant dans une lumière résiliente, doit beaucoup à la beauté salvatrice de ce juge, à sa manière d’avancer par libres associations, de se mettre à l’écoute de l’inconscient.
On peut penser que cette littérature en prise avec le présent, avec les peurs de notre société, ferme autant de portes qu’elle n’en ouvre. Une chose est sûre : noyant son narcissisme dans la vie des autres, Emmanuel Carrère, rescapé, lui aussi, de ses naufrages intérieurs, fait l’éloge des « hommes de bonne volonté », essaie d’en devenir un. Avec ce livre dramatique et serein, la non-fiction novel à la française a trouvé son maître.

François Dufay, L’Express, 12 mars 2009

Dans un livre bouleversant, Emmanuel Carrère s’approche au plus près de la condition humaine.

Presque toujours, écrire signifie prendre un risque. Et un risque énorme : celui de s’exposer, de partager son intimité, de dire la vérité, même sous le couvert de la fiction. La vérité : révolutionnaire ! Tous les romans, tous les récits, pourvu qu’ils soient nécessaires, peuvent entraîner leurs auteurs dans ce genre de périls. Mais certains d’entre eux font, en quelque sorte, « sauter la banque ». Ceux-là s’aventurent très loin. Ils s’en vont dans des régions obscures, là où la peur et le souci de bienséance ont fait reculer le plus grand nombre. À la force du langage, ils fouillent et fouillent encore, creusent au plus profond de ce qui fait l’être humain. Comme ceux d’Emmanuel Carrère, qui appartient à cette espèce audacieuse, ils évoluent sur une corde raide : un pas de trop, à gauche ou à droite, et crac ! c’est le pathos ou le ridicule. La dégringolade. Dans ses précédents livres, déjà, cet écrivain de 52 ans, s’était déplacé, avec force et succès, sur des terrains dangereux : la vie d’un assassin (L’Adversaire, P.O.L, 2000) ou celle de sa famille (Un roman russe, P.O.L, 2007), sans jouer avec des identités de façade. Et voici qu’avec D’autres vies que la mienne, c’est la même histoire, mais en plus téméraire. Non par la matière, pourtant brûlante (il s’agit une fois encore, de l’existence réelle de personnes réelles), mais par le ton : à rebrousse-poil de son époque et de tout un pan de la littérature, Emmanuel Carrère ose quitter l’abri d’une certaine forme de cynisme. Loin de l’ironie, de la froideur, du désespoir, il a l’incroyable prétention de vouloir cerner la vie dans son entier : ce qui sépare les individus, mais aussi et peut-être avant tout ce qui les tient ensemble – ce qui en fait une seule humanité. Pour citer l’expression du psychanalyste Pierre Cazenave (que l’auteur aimerait, dit-il, « être digne » de reprendre à son compte), il s’agit d’éprouver « une solidarité inconditionnelle avec ce que la condition d’homme comporte d’insondable détresse. » Le désir inouï de sauver quelque chose, par la littérature. Et le talent d’y parvenir, dans un livre bouleversant. Une scène donne les contours de cette entreprise, au début du récit. Le narrateur (lui se définit comme écrivain mais n’est pas nommé, tandis que les autres protagonistes le sont, au moins par leurs prénoms) se trouve sur une plage du Sri Lanka, un jour de décembre 2004. Le tsunami, qui vient de ravager les côtes, a laissé sur la grève des centaines de victimes hagardes, en plus des cadavres qui gisent ici et là. Parmi les rescapés, une femme, une Anglaise appelée Ruth, qui refuse obstinément de quitter les lieux. Elle attend Tom, son jeune époux, qui a été emporté par la vague. Et ne pourra partir tant qu’elle n’aura pas constaté sa mort, de ses propres yeux – elle ne veut même pas prononcer le mot. Autour d’elle des inconnus compatissants tentent de la raisonner, mais rien à faire. Eux, pourtant, insistent ils s’acharnent : « Nous sommes tous autour de Ruth, écrit Carrère, réunis par l’idée que pour elle, il y a encore moyen de faire quelque chose. De l’arracher au vide devant lequel elle se tient immobile, sans nous voir, de la sauver. » Cette expression « arracher au vide » est peut-être ce qui définit le mieux l’entreprise d’Emmanuel Carrère. En approchant de très près « D’autres vies » que la sienne, l’écriture les « sauve » – et la sienne avec. Pas seulement celle de Ruth, mais celle de Juliette, la sœur de sa propre compagne, morte d’un cancer à 33 ans. Celle de Patrice, le mari de Juliette, et d’Etienne, son ami et collègue au tribunal de Vienne, où elle était juge. Celles de ses parents, de ses trois petites filles qui, peut-être, ne se souviendront pas d’elle, et même celle de ses voisins dans le village sans grâce où elle habitait. Pour comprendre, l’auteur a écouté les survivants. Des heures durant. Et leur a laissé, ensuite, le droit (fort inhabituel pour un écrivain) de relire son texte avant parution, puis de le modifier, s’ils le jugeaient nécessaire. Quitte à inclure, entre parenthèses, certaines des notes ajoutées dans la marge par Étienne, son principal interlocuteur. C’est dire l’aspect proprement extraordinaire de ce livre, qui vise pourtant à saisir l’essence même de l’ordinaire. Car, en dehors de l’imprévu, le tsunami, la maladie, l’accident, Carrère attrape avec minutie la matière la plus banale, la plus quotidienne. Son souci de « sauver » ne s’applique pas seulement à la partie remarquable des vies. Il ne fait donc pas l’impasse sur des descriptions minuscules, sur certains lieux communs (quitte, une fois ou deux, à basculer tout de même dans le pathos, notamment quand il évoque sa toute petite fille) et même sur le caractère technique de l’existence à la fois dans le domaine médical et juridique. Il faut avoir un certain courage, quand on est romancier, pour entrer dans le détail des lois sur le surendettement (Scrivener, Niertz, Borloo…), dont Étienne et Juliette se servaient pour sauver, à leur tour des pauvres de la faillite. Du courage mais surtout de la puissance et une formidable vitalité narrative. Car D’autres vies que la mienne est l’inverse d’un livre ennuyeux – c’est même une sorte de « page turner », comme disent les Anglais : un ouvrage qu’on ne peut lâcher avant le dernier mot, quelle que soit l’heure. Au fil de ses observations, de ses réflexions (sur la maladie et l’influence du psychisme, par exemple), de son affinité avec les sujets qu’il aborde et finalement de sa merveilleuse porosité, Emmanuel Carrère fait beaucoup plus que de raconter. Il transforme le monde en littérature. Comme un excellent portraitiste, il restitue mieux que le reflet exact d’une personne ou d’une situation : son image vraie. « Il y a des trucs avec lesquels je ne suis absolument pas d’accord, mais je me garderais bien de te dire lesquels de peur que tu y touches, lui dit Étienne à la fin du livre. J’aime que ce soit ton livre et, globalement, j’aime aussi le type qui porte mon nom dans ton livre. » La bonne littérature, c’est un poncif, ne se fait pas avec de bons sentiments. Pas plus qu’avec de la générosité. Mais pas non plus sans elle – pas complètement.

Raphaëlle Rérolle, Le Monde des Livres, 21 mars 2009.

Comment les « autres » peuvent réapprendre à vivre avec leurs manques. Comment peut-on, soi-même, apprendre à exister avec sa névrose. Un récit puissant signé Emmanuel Carrère, où « tout est vrai ».

Ce qu’il y a de bien avec Emmanuel Carrère, c’est que lorsqu’il raconte d’autres vies que la sienne, c’est toujours de son existence à lui qu’il s’agit : n’étant pas journaliste mais écrivain, le réel chez lui sera toujours saisi par le prisme d’une vision subjective, intimiste. Comme la vie Jean-Claude Romand dans L’Adversaire traduisait de biais ses propres démons et autres pathologies, comme les événements passés et présents d’Un roman russe accompagnaient son propre délitement – incapacité à vivre en couple, obsessions pouvant mener au chaos interne proche de la folie –, D’autres vies que la mienne explore d’autres trajectoires pour mieux accompagner le mouvement intérieur d’une âme, celle de l’homme Emmanuel Carrère. L’écrivain Carrère sera celui qui lit (qui lie) la vie comme un récit avant même de la décrire, pour mieux incarner ce mouvement intérieur à travers ces matériaux choisis consciemment ou instinctivement : certaines vies, pas n’importe lesquelles. Les « autres » vies de ce nouveau texte puissant comportent toutes une perte : perte d’un conjoint ou d’un enfant quand le livre s’ouvre sur les vacances au Sri Lanka vite frappées par l’horreur du tsunami ; perte d’une sœur dans le cas de la compagne de l’auteur, Hélène, dont la sœur Juliette décède d’un cancer, laissant son mari veuf et ses trois petites filles orphelines de mère ; perte d’une jambe dans le cas du juge Étienne, collègue et proche de la disparue Juliette, amputé très jeune à la suite d’un cancer ; perte de leurs maigres moyens de subsistance dans le cas de ces familles surendettées défendues par le juge contre les organismes de crédit qui en abusent (ce passage édifiant est sans contexte l’un des plus forts du livre, où Carrère, jamais démago, use de plusieurs filtres pour aborder cette réalité au scalpel). Certes, mais pas seulement : à travers les divers portraits que dresse Emmanuel Carrère, il est à chaque fois question de personnes qui, à la suite d’une perte grave, vont refaire surface, vivant avec cette perte, l’apprivoisant, la transformant en une forme de victoire sur la vie. Comme ces juges boiteux, Juliette et Étienne, qui ont choisis d’avancer. Et c’est ce mouvement qu’Emmanuel Carrère va appliquer à lui-même : de l’homme incapable de se tenir droit face à l’autre (la femme aimée), il va se muer en être capable d’apprécier le lien qui l’unit à sa compagne et aux autres. D’autres vies que la mienne témoigne de la confrontation des malheurs intérieurs, névrotiques, générés par lui-même, aux malheurs extérieurs, réelles, des autres. Tout est vrai dans ce récit – Emmanuel Carrère y tient (voir la quatrième de couverture) –, pour mieux relever les œillères de la fiction névrotique et laisser toute la place au réel tel qu’il est. Ce n’est pas un hasard si le point de départ du livre est un juge, si les meilleures pages du roman racontent sa façon de rendre justice aux plus démunis –  D’autres vies que la mienneest un grand et beau livre sur la justice, la justesse, la juste place à occuper dans sa vie, par rapport à soi, et par rapport aux autres, et le geste entier de rendre justice à ce que la vie vous a apporté de plus beau. Quand Étienne lui parle de son cancer qui lui a fait perdre une jambe, il lui dit : « Ma maladie fait partie de moi. C’est moi. Je ne peux donc pas la haïr. » Et c’est comme si Carrère traduisait pour lui-même, pour nous tous, que cette tumeur qu’est la névrose, c’est soi aussi, qu’il ne faut pas la haïr mais en avoir conscience, en lui donnant sa « juste » place, pas plus. Toute la vie est affaire de narration, nous dit Carrère de livre en livre. Et le bonheur aussi : d’une femme qu’il s’apprêtait à quitter il fait ici une héroïne du quotidien à aimer pour toujours. Le bonheur relèverait, au fond, autant d’une fiction que le malheur, et ne serait que le parti pris de voir les choses sous un certain angle – positif et bienveillant – plutôt qu’un autre – négatif et peu généreux. C’est ce parti pris qu’a enfin choisi l’auteur. Parce que c’est le seul qui maintient absolument vivant.

Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 10 mars 2009.

Emmanuel Carrère déroule les vies d’êtres meurtris. Une méditation intense sur l’ouverture aux autres.

D’autres vies que la mienne : d’emblée, le titre rayonne d’une énigmatique beauté, mais ce n’est qu’après la lecture du livre qu’on en mesure la justesse et la profondeur, qu’on est à même de saisir l’essence de cette beauté évidente, dans un premier temps demeurée insaisissable. D’autres vies que la mienne, ou la décision prise, par un écrivain non sans raison réputé narcissique, Emmanuel Carrère, de prêter littéralement sa plume à d’autres individus, des hommes, des femmes croisés sur son chemin ; le choix de se faire le modeste scribe de leurs existences marquées par la maladie, le handicap, la perte, le deuil. D’autres vies que la mienne, ou la méditation du même écrivain sur sa propre existence, sa façon d’être au monde et aux autres, ou plutôt de s’être longtemps refusé aux autres, pour demeurer confiné dans une sorte de huis clos mental hanté par la folie, bâti sur une fêlure originelle, un mal-être hérité de l’enfance – et peut-être même antérieur. Méditation qui, menée tout au long du livre, de façon tantôt explicite tantôt plus secrète, débouche sur l’aveu confiant, presque radieux, d’une sérénité inédite : une capacité nouvelle au bonheur, à laquelle cette ouverture aux autres est tout sauf étrangère. Cette trajectoire d’Emmanuel Carrère, qui le voit peu à peu prendre ses distances avec ses démons familiers, non pas les oublier mais s’employer à les tenir au loin, constitue le mouvement profond de ce livre admirable. Mais la chair de l’ouvrage, sa matière vive et émouvante, c’est donc hors de lui-même que l’écrivain la puise : dans d’autres vies que la sienne – avec lesquelles sa propre vie s’est trouvée d’abord simplement en contact, par le jeu des circonstances et de hasards, avant de se révéler inextricablement liée. Ces vies, ce sont celles de Philippe, Jérôme et Delphine, le grand-père et les parents de la petite Juliette, 4 ans, morte au Sri Lanka en décembre 2004, victime de l’énorme et meurtrière vague du tsunami. Celle aussi d’une autre Juliette, une jeune femme de 30 ans, sœur de la compagne d’Emmanuel Carrère, morte d’un cancer au cours de l’année 2005. Celles également de Patrice, le mari de Juliette, d’Emilie, de Clara et de Diane, leurs trois petites filles. Celle encore d’Étienne, qui fut l’ami de Juliette, partageant avec elle un handicap physique lié au cancer – une jambe amputée pour lui, une jambe inerte pour elle –, ainsi qu’une aspiration aiguë à la justice qui les avait fait tous deux entrer dans la magistrature et se vouer à défendre notamment des personnes et des ménages surendettés, en situation de grande précarité sociale et morale. À Emmanuel Carrère, Philippe, le grand-père de la petite Juliette, au lendemain de la noyade de l’enfant, avait dit : « Toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça ? […] Tu devrais. Si je savais écrire, moi, je le ferais. » Le récit donne à ressentir l’évolution de l’écrivain. Il est dubitatif dans un premier temps, face à cet ouvrage qu’il entreprend presque malgré lui, accaparé bientôt par la rédaction d’un autre livre (Un roman russe, paru en 2006), hanté encore intensément par la figure de Jean-Claude Romand, le mythomane assassin de L’Adversaire (2000), en qui il reconnaît avec trop d’évidence « une part de [lui]-même. » En dépit de tout cela, le projet de livre fait son chemin dans l’esprit de Carrère, dont le récit laisse en filigrane sentir que les défenses pourtant solidement établies – la crainte du pathos et de l’empathie, de la mise en danger de soi que constitue l’acte de compassion – cèdent peu à peu face à l’intensité des rencontres. Comme si se révélait à lui, tandis qu’il déroule avec une infinie dignité les vies et les épreuves de Juliette, Étienne, Patrice…, le fait que ces vies, qui a priori ne sont pas les siennes, le constituent pourtant bel et bien. Parce que, simplement, l’homme est fait de relations et de liens. Parce qu’à tout homme rien de ce qui est humain ne saurait être indifférent ou étranger.

Nathalie Crom, Telerama, n° 3087, 14 mars 2009

Emmanuel Carrère après la vague

Étonnant d’émotion et de pertinence, le nouveau livre d’Emmanuel Carrère est une réflexion sur l’amour conjugal, la transmission, la justice et la confrontation avec la mort. Le livre de toute vie.

Pour raconter la vie, la peindre telle qu’elle est, âpre, joyeuse ou riche, et telle qu’elle n’est pas, fantasque, déchirante ou banale (et vice versa), pour la commenter, l’étirer, la renverser, Emmanuel Carrère a développé livre après livre un mode à lui, que d’aucuns nomment autofiction, d’autres biographie fictive. Quel que fût ce genre, Carrère le pulvérise ici, s’en tenant au récit seul, déplaçant la focale du « je » vers le « ils », en disant tout autant sur lui-même. Outre une forme de maturation littéraire, c’est une conversion qui semble s’opérer au long de ce livre bouleversant, un adieu aux armes qui sonne paradoxalement comme une victoire. Carrère ne s’est ni affadi ni amolli, mais densifié, complexifié comme écrivain en même temps qu’il avoue s’être pacifié comme homme. « La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avons parlé de nous séparer. » Il y aura donc un après, et la vague sera double : celle du cancer qui emporte sa belle-sœur ; et celle, au sens propre, du tsunami de 2004, auquel Carrère assiste alors qu’il est en vacances au Sri Lanka avec sa compagne et leurs fils respectifs. Ils sont épargnés ; Delphine et Jérôme n’ont pas cette chance : leur fille Juliette a été tuée. Commence l’attente, dans une ambiance surréelle où de nouveaux rôles se dessinent. Ce couple frappé par le malheur est comme un miroir tendu à son insolent bonheur à lui, dont il n’avait pas conscience quelques heures auparavant : « Il y a nous, propres et nets, épargnés, et autour de nous le cercle des lépreux, des irradiés […]. Nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » Carrère prend conscience et fait vœu : « Il ne cessait de regarder Delphine et je me rappelle avoir pensé : c’est cela, aimer vraiment, et il n’y a rien de plus beau que cela, un homme qui aime vraiment sa femme. » L’écrivain a souvent évoqué l’amour conjugal, son pessimisme quant à sa durabilité, ses espoirs, il n’avait jamais pointé avec autant de précision ni de tendresse les gestes, les regards, la complicité des silences et les ajustements à l’œuvre au sein du couple. Après ce premier drame, c’est une autre mort qui lui offrira cette clairvoyance : de retour en France, sa compagne Hélène apprend que sa sœur (elle aussi prénommée Juliette) est atteinte d’un cancer. Commence alors un second livre dans le livre, centré autour de cette femme, de sa famille (son mari Patrice et ses trois petites filles), et de son meilleur ami Étienne, lui aussi juge d’instance et rescapé d’un cancer. Étienne, par son envie de raconter « sa » Juliette, est celui qui va autoriser le romancier à faire sujet de ces vies. Avec une patience de biographe (ou de psychanalyste), Carrère écoute son récit, duquel il développe le portrait passionnant d’un homme engagé autant qu’une réflexion sur la justice, dans les tribunaux, trop souvent favorables aux organismes de crédit, et, plus largement, dans la vie : est-il juste de mourir quand tout sourit à d’autres ? Le bonheur a-t-il un prix ? Autant que de mort et de renaissance, c’est de transmission et de filiation qu’il est question ici. De son Roman russe l’auteur avait dit l’avoir écrit pour combler un vide entre sa mère et lui, « pour avoir moins peur de l’amour entre nous ». Il apparaît aujourd’hui comme le livre qui lui a permis de franchir bien des ponts. Quand ce dernier était hanté par la crainte de l’échec, D’autres vies que la mienne semble propulsé de bout en bout par une énergie vitale. Carrère regarde les maris, les femmes, les mères et les pères, les enfants et tout ce qui fait la famille, rendant palpables tous les fluides qui circulent ici. De Patrice, plus que son courage le frappe sa simplicité : « Il était là, il tenait dans ses bras sa femme en train de mourir et, quel que soit le temps qu’elle y mettrait, on pouvait être sûr qu’il la tiendrait jusqu’au bout, que Juliette dans ses bras mourrait en sécurité. Rien ne me paraissait plus précieux que cette sécurité-là, cette certitude de pouvoir se reposer jusqu’au dernier instant dans les bras de quelqu’un qui vous aime entièrement. » Mêmes sentiments à l’égard de Jérôme au Sri Lanka, jusqu’à être jaloux de l’intimité créée avec sa femme Hélène quand ils partent à l’hôpital de la ville voisine chercher le corps de sa petite fille : l’écrivain n’a rien perdu de sa désarmante honnêteté, celle qui lui fait avouer ressentis honteux ou égoïstes. C’est qu’il a compris les vertus expiatoires de la littérature, faisant œuvre du matériau qui lui est donné. Le regard bienveillant qu’il pose sur Patrice pourrait fort bien seoir à l’Emmanuel Carrère qui se dévoile dans ce nouveau livre : « Il ne cherchait pas à se donner le beau rôle, ni d’ailleurs le mauvais. Il ne jouait aucun rôle, n’avait aucun souci de mon opinion. Il n’était pas fier, il n’avait pas honte. Consentir à être sans défense lui donnait une grande force. De lui aussi, Étienne dit avec admiration : il sait où il est ».

Sabine Audrerie, La Croix, 12 mars 2009

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Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, D'autres vies que la mienne - 2010

Son

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne , feuilleton France Culture épisode 1 Tsunami adaptation François Cuel