— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ Absence d’oiseaux d’eau

Emmanuelle Pagano

Ce roman était à l’origine un échange de lettres avec un autre écrivain. Emmanuelle Pagano et lui se l’étaient représenté comme une œuvre de fiction qu’ils construiraient chaque jour, à deux, et dans laquelle ils inventeraient qu’ils s’aimaient. Évidemment, ils ne savaient pas jusqu’où le pouvoir du roman les amènerait. Ils ne connaissaient pas la fin de l’histoire.

Il est sorti de sa vie brutalement, abandonnant ce texte en cours d’écriture.

En partant, il a repris ses lettres.

Il y a donc des vides, des ellipses cruelles dans ce roman, des ellipses dans lesquelles il faut imaginer ces lettres, qu’il publiera peut-être...

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Italie : Barbes

La presse

Emmanuelle Pagano publie sa sulfureuse correspondance amoureuse.

Elle est maligne, Emmanuelle Pagano, 40 ans, révélée par LeTiroir à cheveux en 2005, et prix Wepler 2008 pour Les Mains gamines : au prétexte de s’aventurer pour la première fois sur le terrain de l’autofiction avec son sixième livre, cette romancière atypique, établie de longue date à Aubenas (Ardèche), renouvelle sacrément le roman sentimental. L’Absence d’oiseaux d’eau est un roman épistolaire, né de ses échanges littéraires avec un écrivain, puis nourri par leur histoire d’amour. Mais, précise-t-elle dans une note préliminaire, l’homme est sorti de sa vie brutalement et a récupéré ses lettres. D’où cette correspondance amputée, réduite à une seule voix, qui suffit cependant à restituer l’intensité de leur relation.
Une relation d’abord à distance – elle vit en Ardèche avec mari et enfants, lui dans une ville indéterminée – avant leurs tête-à-tête et leur liaison « pour de vrai », puis leur rupture. Une relation qui repose sur l’écriture et le désir – « Je te tiens par les mots et par le sexe » – le souvenir et le manque. Fidèle à son style organique et charnel, Emmanuelle Pagano sait trouver les mots, crus, hardis, pour dire les corps qui exultent, le coeur qui s’exalte. « Je ne veux pas écrire avec une fleur dans les cheveux, je voudrais écrire comme on mord dans la viande », martèle sa narratrice. Elle va loin dans l’exhibition de cette passion incandescente, pourtant placée sous le signe de l’eau (lui) et de la terre (elle), des fluides corporels (sueur, salive, sperme) à la vase et au « lit sablonneux » de la rivière, où l’on croise parfois les fameux oiseaux…
Difficile de ne pas se laisser entraîner par le courant puissant de ce monologue très intime, d’une obscénité magnifique, notamment dans son final. « Je n’ai pas l’impression de me mettre à nu, confie Emmanuelle Pagano. Cela ne me gêne pas du tout de parler de sexualité. Je trouve bien plus impudique d’évoquer sa psychanalyse, par exemple. Je trouve aussi plus intime d’évoquer l’angoisse de la maternité ou de la perte d’un enfant comme je l’ai fait à d’autres occasions. Dans L’Absence d’oiseaux d’eau, je montre des choses pour en cacher d’autres. »
Fille d’un gendarme et d’une institutrice, cette agrégée d’arts plastiques, discipline qu’elle enseigne toujours au collège, a toutefois prévenu ses trois enfants, de 18, 14 et 6 ans, assez présents « dans ce roman à la teneur particulière ». « Mais, finalement, ce livre est presque académique : il évoque une hétérosexualité classique, même s’il y a des scènes de sodomie, même si ça déborde un peu de la norme. » L’Absence d’oiseaux d’eau, ou la version X de Laissez-moi, de Marcelle Sauvageot, et de Vingt-quatre heures d’une femme sensible, de Constance de Salm… « Je voulais écrire un livre fleur bleue !, assure Emmanuelle Pagano. Mais je ne conçois pas l’amour sans la sexualité. » Son roman épistolaire est aussi une passionnante mise en abyme de l’axe amour-sexe-littérature : les écrivains ne vivent-ils pas une histoire d’amour pour l’écrire ? Ecrire ne les empêche-t-il pas de vivre ?
« Le papier cousu de lettres est plus résistant que la peau, que la chair […] les phrases publiées sont indélébiles », souligne Emmanuelle Pagano. Permettre au désir de survivre grâce aux mots : tel est le tour de force de ce beau roman.

Delphine Peras, L’Express, 14 janvier 2010

Les jeux de l’amour et de l’écriture

Emmanuelle Pagano consacre des pages d’une rare intensité à une aventure littéraire avec un autre écrivain

Et si on essayait ? Si on essayait de s’envoyer des lettres d’amour qui deviendraient un roman ? Un homme et une femme, écrivains tous les deux, se sont lancés dans l’aventure. Et nous voilà, en fin de compte, avec un livre à une seule voix, celle d’Emmanuelle Pagano, à peine remise d’une rupture amoureuse, et qui s’en explique dès la première page : « Ce roman était à l’origine un échange de lettres avec un autre écrivain. Nous nous l’étions représenté comme une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions. Nous ne savions pas jusqu’où le pouvoir du roman nous amènerait. Nous ne connaissions pas la fin de l’histoire. Il est sorti de ma vie brutalement, abandonnant ce texte en cours d’écriture. En partant, il a repris ses lettres… »
Ce roman épistolaire est loin d’être un demi-livre pour autant. L’une de ses forces réside justement dans l’absence de l’autre voix, présente en creux. On devine les mots, les élans, les hésitations de l’homme dont le nom n’est pas révélé et qui s’est laissé entraîner dans cette aventure.
Le corps, avec ses emportements et ses souffrances, occupe une place centrale dans les romans d’Emmanuelle Pagano, qu’il s’agisse de l’histoire d’un handicap physique (Le Tiroir à cheveux, 2005), d’une femme née dans un corps de garçon (Les Adolescents troglodytes, 2007) ou d’une fillette violée par ses camarades de classe (Les Mains gamines, 2008). D’origine paysanne, exerçant le métier d’enseignante en arts plastiques, cette romancière de 40 ans, mère de trois enfants, a besoin « d’entrer dans ses personnages, par leurs failles, blessures, orifices ». Elle a tenu un blog qui s’appelait « Les corps empêchés » : une sorte d’atelier d’écriture, dans lequel elle exposait ses idées, montrait ses brouillons, et qu’elle a interrompu à l’occasion de ce projet très particulier, pour ne pas y livrer sa vie privée.
Projet d’écriture ou projet amoureux ? La narratrice donne l’impression d’avoir eu dès le départ une très forte attirance pour son complice. C’est elle qui mène le jeu. « N’aie pas peur de moi, lui écrit-elle. Fais-moi confiance. Je ne te ferai aucun mal. » Et, plus loin : « Tu dis que c’est moi qui fais tout. Ce n’est pas ça, c’est juste qu’il y a ce décalage entre toi et moi, cette sorte d’avance que j’ai sur toi, une avance que je garderai peut-être tout le long de notre histoire. » Nulle vantardise ici, mais un constat : elle est réellement amoureuse, elle, ce qui donne plus de force à sa plume.

« Tu risques ton écriture »

L’exercice est donc un peu faussé dès le départ. Faussé à l’envers, si l’on peut dire, puisque les lettres de la femme sont plus sincères qu’elles ne devraient l’être. Mais cela contribue au caractère littéraire de l’entreprise, le réel venant continuellement s’immiscer dans la fiction. Et cela donne un livre à fleur de peau, d’une rare intensité.
Ils s’écrivent, dans les deux sens du terme, s’adressant l’un à l’autre, et fixant sur l’écran leurs propres sentiments. Car nous ne sommes plus à l’ère du facteur, de la feuille glissée dans l’enveloppe et portée jusqu’à la boîte aux lettres. Internet communique les mots instantanément et permet des conversations visuelles, en direct, grâce à la Webcam. « Tu risques ton écriture en la croisant avec la mienne, et moi aussi, je risque la mienne, écrit Emmanuelle Pagano à son interlocuteur. Nos écritures se mélangent, interfèrent l’une avec l’autre. »
Mais, très vite, ce sont le livre et la vie qui vont s’emmêler, « sans couture, sans séparation ». Toujours à distance, elle précise à son compagnon d’écriture : « Je voudrais prendre les mots dans mes mains, et les tordre, les mots, jusqu’à ce qu’ils suivent les contours de ton corps, les malaxer jusqu’à ce qu’ils soient chauds, et qu’ils aient la bonne texture, qu’ils soient suffisamment tendres pour recouvrir ta chair d’une seconde peau. Dans mon écriture, je me donne à toi. » Bientôt, le début de la phrase ne sera plus nécessaire. Elle se donnera tout entière : « Serre-moi plus fort que tu l’écris, je voudrais que tes bras soient plus puissants que tes mots, tes pensées plus fortes que tes phrases. » Lettres d’amoureuse, folle du corps de l’autre, dont le lecteur découvre l’anatomie dans les moindres détails. Lettres impudiques, mais sauvées de la vulgarité ou de la banalité par une écriture magnifique.
« Je peux te lire avec mes mains, mes lèvres, mes yeux, ma langue », écrit-elle à son coauteur et amant. « Maintenant, je sais ce que je voulais, je voulais me glisser dans ta parenthèse. » Ce livre, elle a l’impression de l’habiter avec lui, de le construire comme une maison, de l’aménager lettre par lettre. Elle sent, depuis que leurs corps se sont découverts, que son écriture à lui a gagné en puissance, comme si le souvenir des caresses, déposé sur le clavier, lui donnait une autre dimension. Elle n’est pas entièrement dupe, pourtant : « Je sais parfaitement que tu n’es pas fou de moi. (…) Je sais comment je te tiens, par les mots et par le sexe. » N’écrit-elle pas d’abord pour le séduire, et le garder ? La romancière quitte mari et enfants pour habiter avec le romancier. Et c’est là que les choses commencent à se gâter. Comme si cet exercice littéraire ne supportait pas la cohabitation. Leurs lectures respectives n’ont plus la même qualité. Le compagnon a tendance à se refermer sur ses cahiers, se cloîtrer pour écrire. A vrai dire, il l’a déjà quittée, avant d’être parti. Une fausse couche semble avoir été déterminante dans cette rupture. Emmanuelle Pagano y consacre un chapitre terrible, écrit en lettres de sang. Lecteurs et lectrices sensibles, attention !

Elle a continué à lui écrire. Il n’a répondu que par des courriels « rares, imprécis, d’une cruauté affûtée au déni, à l’oubli ». Elle ne peut plus faire l’amour avec lui que dans ce livre, en le relisant, en ajoutant des pages. Un livre un peu irréel, comme un paysage de carte postale : un lac silencieux, sans oiseaux d’eau. « Le moins réel de tous mes livres », constate, étonnée ou soulagée, Emmanuelle Pagano.

Robert Solé, Le Monde,14 janvier 2010

L’insoutenable légèreté de lettres

Un projet de roman d’amour vire à la passion contrariée. Un livre fin et sensible sur le désir féminin.

« Je t’embrasse. » Ces mots doux terminent presque chacune des lettres qui constituent le nouveau roman d’Emmanuelle Pagano (prix Wepler 2008 pour Les Mains gamines). Enfin, s’agit-il d’un roman ? Et en est-elle tout à fait le seul auteur ? L’absence d’oiseaux d’eau est avant tout l’histoire de son propre projet, expliqué dans une note préliminaire. Au départ, la jeune romancière avait prévu d’écrire un livre expérimental (au sens propre du terme), rédigé à deux mains avec un autre écrivain, basé sur l’échange de leurs missives. « Nous nous l’étions représentés comme une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions. » Les choses ne se sont pas passées comme prévu et l’homme s’est retiré de cette initiative. « En partant, il a repris ses lettres. » Dès lors, l’objet publié sera expurgé de sa moitié, parfaite allégorie du manque ressenti par la narratrice. Ou par Emmanuelle Pagano, on ne sait plus. Jusqu’à quel point se livre-t-elle à travers les mots   Très vite, le lecteur est en effet placé dans une situation très particulière, ne sachant jamais ce qui relève de la réalité des sentiments ou de l’éventuelle invention.

La narratrice vit à la campagne, avec son mari et ses trois enfants. Et il y a cet homme aimé, vivant loin de chez elle, avec qui elle se lance dans un échange épistolaire. Tous deus sont écrivains, se lisent, apprécient le travail de l’autre. Bien vite, la passion va prendre le dessus, et semble réciproque même si les lettres reproduites laissent toutefois planer l’ombre d’un sens unique. La nature a toute sa place – à l’image de la métaphore du lit et de la rivière -, et Pagano surprend par une vision très personnelle de l’érotisme. Ainsi, la narratrice confesse : « Tu es un homme d’eau, tu sais, l’homme le plus liquide et clair que j’ai connu […]. Tu glisses, tu échappes. Toi, tu te déshydratais, tu perdais tout ton sucre, ton eau, tu me la donnais. » Car L’Absence d’oiseaux d’eau, c’est celle de l’être aimé, qu’elle n’arrive pas à détester, et dont on tente, durant près de trois cents pages, à reconstituer les mots. Trouvant un équilibre idéal entre la théorie et le récit d’une passion intime, Emmanuelle Pagano livre un texte émouvant et magnifiquement écrit sur le désir féminin, qui nous interroge au passage sur la nature de nos sentiments envers l’élu(e) de notre coeur. Ou son double de fiction.

Baptiste Liger, Lire, février 2010

À Fleur de peaux

La romancière renouvelle avec maestria le roman d’amour.

On peut dire l’amour, le désir d’amour, ainsi&nsbp;? L’écrire d’une seule voix, féminine, charnelle et si vivante, jusqu’au sang, alors que l’autre est tout&nsbp;? Disons-le d’emblée, avec ce sixième roman, Emmanuelle Pagano est parvenue, avec maestria, à renouveler le roman d’amour, dans une histoire qui ne cesse de grandir, jusqu’à la fêlure. L’auteur a fait le choix, ô combien périlleux, du dialogue à une voix, omettant les missives adressées par l’amant. Au départ, simple relation épistolaire entre deux écrivains, ce projet de livre est devenu en quelque sorte le journal d’une femme « paresseuse pour le réel » et qui voue sa vie à l’écriture. Lui est un homme qui mélange ses propres livres, ses rêves et son histoire passée ; il a également perdu la mémoire des femmes qu’il a aimées.
Rapidement gagnés par la passion, les deux acteurs de cette histoire adultérine vont se consumer, à force de mots et de peaux. La peau partout, entre eux. Et leurs mots, comme une seconde peau. Elle lui écrit : « je te donne le petit espace de mes paumes, je te prête mes mains. Je n’hésite pas à me laisser aller contre toi, à confier ma nuque à ton ventre, mes rêves à ta peau ». Leurs deux corps avec leurs échos, leurs pulsations, leurs miasmes, leurs déchirures ; les corps qui ne mentent plus. « J’aime ce que nous faisons tous les deux, écrire sous le magnétisme, la contrainte du désir. »

Symphonie à quatre mains

L’absence de l’autre est intolérable : « Parfois tu me manques tellement que je pense ne t’avoir jamais vu, que tu n’existes pas. ». Après la rupture, elle lui confie, « amaigrie et pleureuse »: « Tu m’existais… » C’est l’amant qui partira, après une éphémère grossesse. Pour une autre. Alors, lui n’est plus qu’un simple personnage qui avait traversé sa vie, juste un « décor de livre ». Un homme qu’elle va assimiler à une rivière désormais éloignée et dont elle ne sera plus le lit.
La force aussi d’Emmanuelle Pagano, dans ce duo pour voix seule, c’est son écriture douce mais tendue, faite d’une musique difficile à transcrire ; comme une symphonie réduite pour un piano à quatre mains. Rien qu’une histoire d’amour. Quand l’amour n’est que tout, jusqu’à en absorber les marges de la vie.
Le livre refermé, le livre relu, on voudrait entendre chuchoter cette voix de femme, ce son d’amour, nuitamment, les yeux clos, en rêvant de passions.

Thierry Clermont, Le Figaro, 21 Janvier 2010

Un roman épistolaire en solo

Un projet littéraire dont l’orientation se modifie en cours de route, ce n’est pas nécessairement un accident de parcours. Le chemin emprunté par l’écrivain doit parfois épouser les mouvements de l’existence quand le livre est censé être lié à celle-ci. Dans une note préliminaire à L’absence d’oiseaux d’eau, Emmanuelle Pagano explique l’intention de départ : échanger des lettres avec un autre écrivain, « une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions ». Jeu dangereux, puisque l’amour n’est pas resté imaginaire. L’amour est né, a grandi, s’est enfui. Comme s’est enfui l’autre auteur, reparti avec ses propres lettres. Il ne reste donc qu’une voix, l’autre se faisant malgré tout entendre à travers les réponses, en creux, écho affaibli de ce que nous ne lirons pas.

Revendiqué comme une autofiction, le roman nous place au plus prés des sentiments éprouvés par la narratrice. Elle semble plus engagée dans le travail commun que son interlocuteur. Elle use(et abuse?) d’arguments pour le convaincre : « il faudrait que tu me fasses un peu plus confiance. Tu vois, je croyais qu’on écrivait à deux, mais tu me dis non, toi seule écris à deux. » Elle ne s’inquiète pas trop, en apparence, du déséquilibre de la relation, comptant sur sa force pour entraîner l’autre. Le doute qui surgit par instants est balayé à la lettre suivante, comme si la réponse avait été rassurante.

Une chose en entraînant une autre, une sensualité gourmande investit les phrases, le désir se confond avec l’écriture. « Je voudrais prendre les mots dans mes mains, et les tordre, les mots, jusqu’à ce qu’ils suivent les contours de ton corps, les malaxer jusqu’à ce qu’ils soient chauds, et qu’ils aient la bonne texture, qu’ils soient suffisamment tendres pour recouvrir ta chair d’une seconde peau. Dans mon écriture, je me donne à toi. »

Dans l’intervalle de temps qui sépare la première de la deuxième partie, la rencontre physique s’est subsistuée aux mots. Ceux-ci poursuivent un dialogue (pour nous, un monologue, rappelons-le ) dont les données sont modifiées. Le verbe s’est fait chair, en quelque sorte. Il court à la poursuite de ce qui est arrivé, ou à la rencontre de ce qui arrivera encore. Ce sont les pages les plus fortes. Elles sont habitées par une plénitude qui crée l’harmonie et conduit les gestes à leur tension extrême.

Entre la partie centrale et la dernière, beaucoup d’évènements se sont produits, eux aussi en creux, dont les conséquences habitent la fin du livre. Et lui donnent une énergie paradoxale, de quoi mener jusqu’à son terme un projet qui a bien changé depuis les premières lignes.

Emmanuelle Pagano fait peur pendant une centaine de pages. On se dit qu’elle ne va pas s’en sortir et que ses lettres sont amenées à tourner en rond. Mais elle rebondit merveilleusement pour nous tirer jusqu’à la fin.

Pierre Maury, Le Soir, 22 Janvier 2010

Emmanuelle Pagano raconte une rivière d’amour où se couler

Un pari entre écrivains qui tourne à la passion puis à la déroute :Emmanuelle Pagano tisse seule un roman épistolaire orphelin, d’une sensualité sauvage

Quel vertige, l’autofiction, ce jeu avec l’intimité dévoilée, déguisée, exhibée, travestie. Après la « biographie magique » de Jean-Jacques Schuhl, les chagrins professionnels et les déboires amoureux de Camille Laurens, voici une belle rivière de passion signée Emmanuelle Pagano.

Comme les deux autres, mais dans un registre bien différent, elle navigue sur l’ambiguïté d’un aveu qui s’autorise les arrangements avec la « vraie vie » où il déclare prendre sa source. Et comme pour eux, c’est l’écriture qui transcende ce que l’exposition de soi peut avoir d’indécent ou d’ennuyeux.

L’Absence d’oiseaux d’eau est né d’un défi entre deux écrivains, « une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions », écrit Emmanuelle Pagano en exergue. L’homme est sorti de sa vie, ajoute-t-elle, abandonnant la femme et le projet. On ne lit donc que ses lettres à elle qui constituent ce qu’elle appelle « roman ». L’écrivain existe-t-il dans la vraie vie ou fait-il partie d’un dispositif littéraire? Les lettres d’Emmanuelle Pagano répondent-elles à quelque chose? Dans les interviews, la romancière assure qu’il s’agissait bien d’un projet à quatre mains, mais que, par la suite, elle s’est accordé la liberté, parfois, de dialoguer avec des messages inexistants. Mais nous, lecteurs, n’entendons que le flux de sa voix, amoureuse, heureuse, désolée.

La contrainte justifiait-elle un désir préexistant? Ils tombent amoureux. Elle, pour de bon, c’est même l’avance qu’elle a sur lui. Elle s’engage tout entière dans cette relation, avec une passion si enveloppante qu’on imagine qu’un homme ait pu prendre peur. Ce portrait en creux donne peu à savoir de celui-ci, sinon qu’il aime les filles-fleurs alors que son amoureuse vient de la terre, de la boue, du contact sensuel avec les éléments. C’est un homme d’eau - sueur, sperme, larmes - , une rivière où elle se coule, filant tout au long la métaphore liquide. Il semble aussi très soucieux de protéger son espace, son écriture. Leur entente physique transcende un temps leurs différences, mais le désir ne tient pas le choc de la vie quotidienne.

Une histoire triviale, sauvée par l’écriture. « Je te tiens par le sexe et par les mots », lui écrit-elle. Et aussi : « Je sais que mes mots ont un pouvoir sur toi, je l’utilise, peut-être même que j’en abuse. »

Il part, avec ses lettres, reprenant son cours, la laissant sur le rivage, dévastée, desséchée, pleine de larmes intérieures. « Tu n’es pas là, tu n’as jamais été là », pas plus que les oiseaux, étrangement absents sur le lac, à la fin de l’histoire.

Leurs messages tissent la relation par e-mails, chats, avec webcam. Des médias modernes pour une liaison romantique et sensuelle. Emmanuelle Pagano a toujours écrit sur le corps. Handicapé (Le Tiroir à cheveux, 2005), en déséquilibre par rapport à lui-même (Les Adolescents troglodytes, 2007), violé (Les Mains gamines, 2008). Son atelier d’écriture s’appelait Les Corps empêchés.

Ici aussi, le corps est omniprésent, mais glorieux. Celui de cet homme, qu’elle « lit », dessine, sculpte, explore avec des mots précis, impudiques, d’un lyrisme émouvant quand elle évoque leurs jeux. Elle n’a plus de frontière, vit dans l’autour de l’homme: « je te deviens », « tu m’existais ».

Qu’elle parle d’elle, de ses désirs, de sa vie organique, de ses enfants, témoins troublés de ces désordres, d’une fausse couche, de la pluie, du vent, de la neige, c’est la même audace, précise, sincère. Contrairement à ce qu’elle reproche une fois à son partenaire, elle n’emploie jamais de mots plus grands que les choses. Et ne s’interdit pas les banalités de l’amour : « Tu me manques. Je t’embrasse. » Un livre courageux, troublant, dérangeant.

Isabelle Rüf, Le Temps, 6 Février 2010

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"Saufs riverains" d'Emmanuelle Pagano premier prix du roman d’écologie

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Son

Emmanuelle Pagano, L’ Absence d’oiseaux d’eau , L'Absence d'oiseaux d'eau - entretien avec Alain Veinstein - Du jour au lendemain - France Culture 7 mai 2010