Le chantier du mur érigé par la Wild French Réserve (WFR), entre les espèces protégées et le reste du territoire, est achevé. En se confrontant à ce mur, les trois protagonistes du roman, en proie chacun à des bouleversements personnels, racontent trois expériences sensibles de la crise écologique et de la sauvagerie capitaliste. Arnaud, marginal, s’est donné les moyens de vivre la vie qu’il désirait, une vie d’autosuffisance et de solitude. Un avis d’expulsion met brutalement fin à ses rêves. Arnaud ne revient pas en arrière. Il se fond dans le territoire et l’état sauvage. Nassim, journaliste, relate le combat de la...

Le chantier du mur érigé par la Wild French Réserve (WFR), entre les espèces protégées et le reste du territoire, est achevé. En se confrontant à ce mur, les trois protagonistes du roman, en proie chacun à des bouleversements personnels, racontent trois expériences sensibles de la crise écologique et de la sauvagerie capitaliste. Arnaud, marginal, s’est donné les moyens de vivre la vie qu’il désirait, une vie d’autosuffisance et de solitude. Un avis d’expulsion met brutalement fin à ses rêves. Arnaud ne revient pas en arrière. Il se fond dans le territoire et l’état sauvage. Nassim, journaliste, relate le combat de la résistance écologique, mais quand sa compagne, Solveig, lui annonce qu’elle veut faire un enfant seule alors que grandit son désir de paternité, la nouvelle est une déflagration. À la fin de son service civique, Eva-Lou décide de quitter sa coloc’ pour faire une pause chez sa mère. La tendresse du foyer la maintient dans une posture de post-adolescente avec laquelle elle rompt brutalement en s’engageant comme éco-sentinelle à la WFR. Ce contrat passé avec la société militaire privée la pousse à une émancipation vertigineuse. Elle se voit catapultée dans une mission spéciale. Une bête autrement plus sauvage que les bisons et les loups a franchi le mur.

Dans la réserve est un roman sur le capitalisme vert, la militarisation des espaces naturels et la résistance écologique. Projection fictive des conditions d’émergence de la privatisation de la nature, s’inspirant de différents modèles de gestion des réserves naturelles existants, le livre nous confronte aux questions sociales actuelles : la paternité, la propriété, le partage des ressources, la précarité salariale.

Sauvage capitalisme

Troisième roman d’Hélène Zimmer après Fairy Tale et Vairon (P.O.L ,2017 et 2019), Dans la réserve est une dystopie qui interroge la frontière et la marge. Elle tresse trois vies : celles d’Arnaud, solitaire qui vit en autosuffisance sur un terrain agricole dont il se fera expulser ; de Nassim, journaliste spécialisé dans les questions écologiques ; d’Eva-Lou, jeune fille qui se fond à reculons dans la norme du travail et du couple. Leurs destins se jouent autour de l’immense mur qu’érige une entreprise privée aux intentions opaques : la Wild French Réserve (WFR), qui prétend vouloir préserver les espèces menacées au cœur d’un parc naturel. Arnaud franchira néanmoins son enceinte. Quant à Nassim, il se fait chroniqueur du conflit qui oppose la WFR et sa milice privée, dont Eva-Lou est l’un des bras armés, aux militants écologistes qui tentent d’empêcher le chantier. La destruction de la nature, pour ces trois personnages, fait écho à une redéfinition de leurs contours personnels et de leur place dans la société. Roman intrigant, dont le style clinique fait ressortir la crudité de ce qu’il met en scène – la violence, les désirs, la révolte ou le désespoir –, Dans la réserve est une projection de la tyrannie à laquelle pourraient aboutir, dans un avenir pas si lointain, le « greenwashing » et la privatisation de la nature.

Virginie François, Le Monde des Livres, avril 2023

Hélène Zimmer, bol de vert

Des écolos en guerre contre un parc naturel capitaliste

Le projet est on ne peut plus contemporain. II s’agit, avec la Wild French Reserve (WFR), de reconstituer au cœur du Grand Parc national (GPN) « la nature dans sa forme originelle ». Dans cette réserve, destinée à créer une « forêt primaire » unique en son genre, on réintroduit des ours et des loups tout en préservant les espèces existantes. Un partenariat public-privé (PPP) a été signé, qui permet à la collectivité de se désengager, les parcs s’avérant lourdement déficitaires et donc mal entretenus. « Le PPP qui rend possible l’exploitation du cœur du GPN par la WFR inaugure l’ère d’un changement écologique profond, longtemps attendu. C’est un grand moment. » Nous sommes en train d’écouter un député à la radio, dans la voiture de deux militants : « C’est qui ce connard ? fait Solveig. »

« Tree sitting ». Solveig, qui conduit, est photographe. Nassim, le cœur tendre à ses côtés, journaliste. Ils se rendent sur le site où se joue la privatisation de cent mille hectares. Un tree sitting, bientôt délogé, a rameuté des activistes de la France entière pour s’opposer à l’aspect le plus monstrueux de la WFR : le mur. Un mur constitué de torsades métalliques de cinq mètres, enfoncées dans le sol préalablement déboisé. « Les torsades ressemblent à des tiges de mixeur. » On voit très bien.

Trois personnages principaux sont réunis par Hélène Zimmer, tous trois concernés par la WFR. Dans la réserve, son troisième roman, commence avec Arnaud, 40 ans, un maraîcher saisonnier qui, pour la première fois de sa vie, décide de s’installer quelque part. Avec ses économies, trente-six mille euros, il achète un terrain sur la D17 où garer son camion. Ce n’est pas qu’Arnaud s’entend mal avec ses semblables, simplement il préfère vivre sans. Personne ne passe sur la départementale, à part une voisine et sa nombreuse famille, qui ralentit pour le saluer quand il pisse le matin.

Devenir un animal comme les autres, ou un végétal, ce sort lui convient, « mieux, il se sent augmenté ». II gère son stock de conserves et de gaz, défriche, plante, rêve. Le jour où la municipalité décide qu’il n’a pas le droit d’habiter là, il lève le camp. II atterrira dans la réserve. « Arnaud s’est réintroduit lui-même. »

Pour garder la WFR, il faut des « éco-sentinelles ». Voici Eva-Lou, 20 ans, qui répond sur Internet à une recruteuse. « Un soldat de la nature qui s’engage à protéger le coeur du pays pour un avenir résilient », ça lui parle ? Eva-Lou est « nulle en nature », mais un CDD à 1700 euros, c’est le jackpot, « trois fois ses indemnités de service civique ». Elle aime courir, s’occuper de son chien, et elle a fait du judo. Non seulement elle devient éco-sentinelle, avec l’uniforme et ceux qui vont avec, mais elle apprécie d’être « hyper bien encadrée », et d’apprendre le tir, où elle excelle :« Intérieurement, elle exulte de se découvrir hyperdouée pour quelque chose. » Vendons la peau de l’ours : Eva-Lou, bon petit soldat, va-t-elle tenir Arnaud au bout de son fusil ?

Eva-Lou n’a pas le même rapport au travail que sa mère radiologue. Le mot « situation », pour notre héroïne, renvoie à l’influenceuse Léna Situations, pas au métier d’un boyfriend ingénieur. Mais elle ne partage pas non plus le point de vue des recycleurs de déchets, ceux pour qui « le taf c’est de la merde. La bonne vie ça se trouvait sans bosser ».Eva-Lou, qui a un BTS de design graphique et a travaillé pour une société de gestion de parkings, a une très classique volonté d’indépendance. Nassim, le journaliste, le troisième larron, un trentenaire que les miroirs vieillissent, est assez classique également dans son comportement professionnel : il aimerait tenir un scoop.

Dilatation. « Qu’on l’invite à un forum sur la vie sous haute radiation, à une manif contre l’imperméabilisation des sols ou à une partouze pour soutenir le droit à la libre sexualité des animaux domestiques, Nassim y va. II ne sait pas dire non. » Il se rend à la réserve où se tient un second tree sitting. Mais il a un motif de chagrin : Solveig, sa bien-aimée, a eu recours à un donneur de sperme au lieu de lui demander, tout bêtement, d’avoir un enfant ensemble. Hélène Zimmer invente une langue verte sur deux registres. D’un côté, le cheminement dans la nature sauvage, de l’autre la vie des bites. Au moment de l’accouchement, alors qu’il est en train de dîner avec Aurore, une potentielle partenaire, Solveig téléphone : « Je dilate pas. [...] Fais-moi jouir, ça va enclencher le truc. J’en peux plus. Je douille t’imagine pas comment. » Nassim trouve les mots. « C’est terminé ? demande le serveur. – Il me semble, répond Aurore. »

Claire Devarrieux, Libération, janvier 2023

Les voix de la nature

Chez Hélène Zimmer, le théâtre des opérations est à ciel ouvert. C’est la « Wild French Réserve », un lieu fictif, « une promesse de gestion efficace et résiliente de la nature » où des « experts du monde sauvage » exploitent légalement le cœur d’un parc naturel. Mais le projet de la construction d’un mur, voulu par l’État, va transformer les lieux en ZAD. Dans la réserve met en scène Arnaud, un marginal qui a acquis un bout de terrain mitoyen, frappé par un avis d’expulsion à cause du mur. Il décide alors de se cacher dans « son » territoire, et de revenir à l’état sauvage. II est pourchassé par des habitants. Deux autres personnages interviennent : Nassim, un journaliste Web acquis à la cause, et Éva-Lou, recrutée comme « éco-sentinelle » par la WFR, dont la sécurité est gérée par une société privée. Après avoir lancé ces trois personnages sur zone, Hélène Zimmer fait feu. Un coup de fusil a en effet été tiré. Qui est la cible : un animal, un homme ? Employant une langue tendrement radicale, ce troisième roman de la réalisatrice et écrivaine est une battue littéraire.

Hubert Artus, Lire, février 2023