— Paul Otchakovsky-Laurens

La Blancheur de la baleine

Jean Frémon

On se souvient de Moby Dick, la « baleine blanche », insaisissable proie qui renvoie inlassablement le chasseur à l’objet de sa propre obsession et à l’aventure de sa traque. Jean Frémon a rassemblé dans ce nouveau livre des portraits personnels et des textes sur des écrivains et des artistes qu’il a rencontrés et connus à des titres divers. Parmi lesquels Michel Leiris, Francis Bacon, Samuel Beckett, Louise Bourgeois, David Hockney, Etel Adnan, Paul Auster, Jean-Claude Hémery, Marcel Cohen, Roger Laporte, Bernard Noël, Jacques Dupin… Pour lui ce sont tous des « aventuriers de l’impossible », un peu à l’image des personnages de Melville,...

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La presse


Bribes de vie d’artistes


Il y a Etel Adnan, qui peint « des certitudes », Louis Bourgeois, qui donne « une forme plastique élaborée à des désirs et des hantises », et aussi Michel Leiris, Samuel Beckett, David Hockney… Directeur de la galerie Lelong, à Paris et New York, marchand d’art et écrivain, Jean Frémon raconte les « bribes de vie » des peintres, sculpteurs, écrivains, qu’il a croisés sur son chemin, ces « aventuriers de l’impossible » comme il les nomme, « tous des chercheurs davantage que des trouveurs » poursuivant « ce qui toujours se dérobe ». Décidément, « la grâce est une fieffée baleine blanche ».


Beaux Arts, mars 2023



Aventuriers de l’impossible


Est-ce parce qu’il travaille avec des artistes qu’il a choisis pour les représenter dans sa galerie, que Jean Frémon parle si bien de ce que poursuivent obstinément les artistes et écrivains qu’il connut et admira ?


Melville, dans Moby Dick, évoquant la blancheur de la baleine que traque le capitaine Achab, voyait, dans l’idée de cette couleur, une sorte de peur mystérieuse, quelque chose qui, bien plus que le rouge effrayant du sang, saisit l’âme d’une terreur panique. C’est ce « quelque chose » que Jean Frémon traque à sa façon chez ceux qu’il appelle des aventuriers de l’impossible, des chercheurs davantage que des trouveurs , des obstinés qui se sont jetés à corps perdu dans des projets plus ou moins extrêmes et qui sont souvent des amoureux du silence. Les œuvres qui toujours nous auront touchés le plus sont celles où le besoin de se taire est au moins égal au besoin de se dire.


C’est donc fort de quelques rencontres essentielles – Jacques Dupin, Giacometti, Michel Leiris, Samuel Beckett, David Sylvester – et en tant que témoin et acteur que parle Jean Frémon, directeur de la galerie Lelong à Paris et à New York (Robert Ryman, Louise Bourgeois, David Hockney, Jannis Kounellis). On les retrouve tous dans ce livre où il cherche à rendre claire l’intention de l’artiste ou du poète. Au fil d’une écriture limpide, et tout en jouant de la distance et de la proximité, il a l’art d’aller au plus près de l’attente, de la recherche, voire du drame de ces artistes qui ont farouchement embrassé leur destin. Une approche qui passe par des anecdotes qui n’ont rien de fortuites, des petits faits vrais qui font sens. C’est Beckett, à Paris, à la fin des années 20, s’ingéniant à imiter en tout son mentor, James Joyce, jusqu’à porter le même modèle de chaussures et dans la même pointure. Or, Joyce avait le pied petit et il en était fier ; conséquemment, les chaussures que Beckett s’obligeait à porter lui causaient moult cors, durillons, ampoules et le ridicule de claudiquer dans la douleur. Il faut souffrir pour être Joyce. Jusqu’à cette nuit d’orage, en Irlande, où il a soudain la révélation que, là où Joyce allait vers l’addition, sa voix à lui était d’aller vers le moins, la soustraction ; que là où Joyce aspirait à l’omniscience et l’omnipotence, il aurait lui à travailler avec l’impuissance et l’ignorance, qu’il lui faudrait donc continuer à marcher avec des souliers trop petits, ceux de Joyce, mais pour aller à l’envers de lui, passer du statut d’admirateur à celui de rateur intégral. D’où la complicité et l’affection qui le lièrent à Bram van Velde, le peintre de l’empêchement, le premier à admettre qu’être un artiste est échouer comme nul autre n’ose échouer, que l’échec constitue son univers, tant ce qu’il poursuivait était inaccessible. Un rapport à l’échec que l’on retrouve chez Giacometti. II détruit et recommence, inlassablement, et ne s’intéresse guère au résultat final qui n’est jamais pour lui, que provisoire et par nature inférieur à l’idéal qu’il poursuit. Un sentiment largement partagé par Francis Bacon tant, tous, avaient conscience de tenter quelque chose de pratiquement impossible, de quêter ce qui ne cesse de se dérober, une forme de présence, immédiate, intense, qu’il s’agisse de l’inaccessible baleine blanche que Leiris poursuivait inlassablement sous le nom de Poésie, ou qu’il s’agisse du dialogue vide/plein qui requiert les personnages toujours au bord de l’être – des candidats à la présence mais hésitants à quitter le statut d’ombres disait Gabriel Bounoure – qui peuplent les livres d’Edmond Jabès. Une présence qui, à sa façon, est celle aussi qui a manqué à Marcel Cohen dont la famille fut exécutée à Auschwitz, et dont le grain de la voix écrite est fait de détachement apparent, d’objectivité chargée d’une émotion réprimée.


Qu’il évoque Bernard Noël, Anne-Marie Albiach, Roger Laporte dont la plume comme le coup de crayon de Giacometti, divague autour de son sujet, s’en éloigne, y revient, le contredit, l’interroge, le reprend, Louise Bourgeois mobilisant toutes les stratégies dont l’inaptitude est capable pour donner une forme plastique à des hantises personnelles, ou qu’il s’attache aux mondes d’Etel Adnan, c’est l’intime compréhension dont fait preuve Jean Frémon, qui frappe. Et ce en nous livrant des bribes d’autoportrait, depuis ses études de droit menées de concert avec Paul Otchakovsky-Laurens jusqu’à son attachement aux dédicaces. La dédicace d’un livre et les lettres qui peuvent avoir été serrées dedans jouent un rôle très particulier dans la relation que j’entretiens avec la présence de l’œuvre.


Richard Blin, Le Matricule des anges, mai 2023

Vidéolecture


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