— Paul Otchakovsky-Laurens

La Fracture et autres textes

Charles Juliet

Pendant 20 ans, Charles Juliet a traversé une crise existentielle profonde : « Dans les nombreuses causes qui l’ont provoquée, écrit-il, je ne saurais démêler ce qui revenait à la fracture survenue dans ma petite enfance et ce qui pouvait être imputé soit aux années où je fus enfant de troupe, soit aux multiples problèmes que me posaient mon aventure et mon travail d’écrivain, soit encore à ce besoin que j’avais eu de me détruire pour me reconstruire en fonction de certaines exigences. »

Voici cinq textes magnifiques de Charles Juliet, certains épuisés, et rassemblés pour la première fois dans ce petit volume, qui...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage La Fracture et autres textes

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse


Récit – La Fracture

D’où vient que cet opuscule d’une centaine de pages semble en compter mille ? De cette étoffe d’extracteur qui tapisse l’âme de Charles Juliet, écrivain à l’affût de l’essence de chaque mot, de chaque pensée, de chaque expérience. Son forage intérieur se caractérise par une extrême exigence, doublée d’une irréductible simplicité, ce qui donne à ses livres la douceur et la fluidité d’un filet d’eau, irriguant obstinément sa propre terre comme celle du lecteur. Voilà sans doute pourquoi, constitué de quatre textes très différents dans leur forme, déjà parus séparément de manière parfois confidentielle, le livre qui parait aujourd’hui impressionne par sa cohésion.

Le premier revient sur la fracture originelle d’où jaillit la source de son écriture, et qui donna lieu au splendide Lambeaux, consacré à la perte de sa mère, internée pour dépression à sa naissance, puis emportée dans un au- delà de l’entendement lourd de conséquences. Charles Juliet prend un nouveau recul sur les raisons qui l’ont mené à s’adonner tout entier à la littérature, dans un « travail de démantèlement et de refonte, afin d’engendrer un être autre ». La précision de sa langue, son authenticité, font de la lecture une expérience immédiate, portée par une urgence dilatée dans le temps, chaque phrase prodiguant des soins de survie.

Vient ensuite une nouvelle, Le Déclic, où un avocat renaît à lui-même, au gré d’une impulsion d’errance solitaire, un soir de Noël. Une fiction – genre minoritaire mais certainement pas mineur dans l’œuvre de Charles Juliet – frappée du même sceau de la nécessité absolue, avec des scènes propres à imprimer longuement la mémoire. Justement dédiés aux traces durables que deux écrivains, Albert Camus et Robert Margerit, ont laissées en lui, les deux derniers textes s’ouvrent ainsi: «Il n’est guère possible d’analyser ce qui se passe en nous quand un livre nous chavire, nous laisse étourdi. » Qui lit et aime Charles Juliet ne peut que reprendre à son compte ce constat et lui exprimer profonde reconnaissance.

Marine Landrot, Télérama, le 02 mars 2024



Le moi de Juliet

Tout est dit, en peu de pages, lumineuses. Cinq textes courts, glissés comme des apostilles, en marge d’une œuvre de haute portée et d’une vie obstinément humble. L’auteur de « l’Année de l’éveil » et de « Lambeaux », bientôt nonagénaire, raconte une fois encore la mort de sa mère suicidaire dans un asile pendant l’Occupation, son placement dans une famille d’accueil paysanne, ses huit années militaires d’enfant de troupe, et puis l’abandon des études de médecine pour l’entrée dans l’affolante, intimidante littérature. Charles Juliet ne cache rien de ses longues phases de dépression, de ses souffrances, qui remontent à la séparation d’avec la mère, à l’« agonie primitive », de ses doutes et de sa permanente aspiration à la fuite. Il l’exprime ici dans une manière de conte, où un père de famille quitte sa vie rangée et prospère pour trouver, un soir de Noël et de neige, un peu de chaleur humaine dans une ferme isolée de haute montagne. Dans ce texte, il remet au jour un mot ancien, la « contentesse », ce sentiment de joie très pur, qui est donné à celles et ceux qui ont rompu avec l’ordre social et fait vœu de simplicité. La lecture de Charles Juliet mène aussi à la contentesse.

Jérôme Garcin, L’Obs, le 21 mars 2024



Charles Juliet, entre ombre et lumière

Au seuil de ses 90 ans, Charles Juliet peut enfin écrire : « Mon histoire a eu sa part d’ombre, mais au bout du compte, la lumière a fini par l’emporter. » Cette histoire, singulière et bouleversante, il l’a déjà racontée dans deux récits cardinaux : L’année de l’éveil et Lambeaux. Et voici que, dans un texte bref et comme testamentaire, il la raconte à nouveau. Un écrivain creuse toujours le même sillon.

Un mois après sa naissance, en 1934, à Jujurieux (Ain), sa mère dépressive, après avoir fait une tentative de suicide, fut internée dans un hôpital psychiatrique. Il a été alors placé chez une nourrice, dans une famille de paysans d’origine suisse. On lui a raconté plus tard, mais il en parle comme s’il s’en souvenait, que, bébé, il n’arrêtait pas de pleurer, de hurler. Il était inapaisable. Il vivait la séparation d’avec sa mère comme une "agonie primitive" (le mot est du pédiatre Donald Winnicott). Jusqu’à ses 12 ans, le petit Charles a gardé les vaches, ramassé les pommes de terre, fendu le bois, guidé l’attelage et aimé passionnément sa nourrice, "une femme admirable", désormais sa seconde mère. Il lui a fallu la quitter le jour où l’enfant-paysan est devenu enfant de troupe en entrant, pour huit années d’épreuves et de rigueur, à l’École militaire d’Aix-en-Provence. Il en est sorti à 20 ans et se destinait à la médecine en s’inscrivant à l’École de santé militaire de Lyon. Mais il abandonna ses études en cours de route. Soudain, il ne voulait plus soigner, il voulait écrire.

Ce qui aurait dû être un rêve fut un long cauchemar. Avant de voir paraître son premier livre, Fragments, il fut terrassé par le doute et le sentiment d’échec : "Longues années de ténèbres, de détresse, d’épuisement (...) Les affres de la haine de soi. L’obscur besoin de me supprimer". C’est à ce moment-là qu’il apprit les conditions de la disparition de sa mère biologique. Elle était morte de faim, dans l’asile psychiatrique, dont le Régime de Vichy, sous l’Occupation, avait décidé d’exterminer tous les patients appartenant à une "sous-humanité". Cette nouvelle ajouta au désespoir de Charles Juliet: "La crise que j’ai traversée a duré quelque vingt ans". Écrire sans jamais tricher, faire la paix avec soi-même et revivre sa mère dans Lambeaux l’a délivré. À son tour, avec ses beaux livres, ses compagnonnages avec les peintres (Cézanne, Soulages, Giacometti, Bram van Velde), ses poèmes, les dix volumes de son Journal, Charles Juliet a aidé celles et ceux qui étaient dans le désarroi, réconforté les âmes en peine, et il leur a promis qu’un jour, la lumière finirait par l’emporter.

Dans ce même recueil, on lira un éloge de la fuite, par temps de neige, un soir de Noël, et l’évocation de deux livres, qui ont eu sur lui une portée décisive : L’Étranger, d’Albert Camus, et Le Dieu nu, de Robert Margerit. Il exprime ici à ces deux écrivains sa gratitude. Une gratitude qu’on a aujourd’hui pour Charles Juliet, qui comprend tout, même ce qui n’est pas dit.

La Provence, le 31 mars 2024


Et aussi

Charles Juliet Grand Prix de Littérature de l'Académie Française 2017

voir plus →