Hommages de Julien Perez
Dans ce premier roman brillant, une polyphonie de témoignages dit un incertain Gobain Machin, artiste fameux disparu en montagne. Vacheries, mamours, règlements de compte : une ronde magistrale qui chahute avec humour les grandeurs et misères de l’art contemporain.
Un premier roman, c’est comme un premier amour. II ne faut pas rater la marche, Hommages, premier roman de Julien Perez, ne la rate pas et n’en finit pas de grimper, à la façon d’une ascension qui ne craint pas les précipices. Le dispositif a tout d’une installation d’art moderne menée par un apprenti sorcier, entre Goethe et Mickey, qui se laisse dépasser par les événements qu’il crée tout en désirant, sans pour autant se perdre, qu’ils dégénèrent.
Un homme disparaît lors d’une randonnée dans les Pyrénées. II n’est pas un inconnu mais un artiste célèbre. Pourtant, comme une contrariété de sa notoriété, il s’appelle Machin, prénom Gobain. À qui quelques témoins de sa vie-son œuvre, proches ou lointains, vont rendre hommage à la première personne. Ils se nomment Esi, Gloria, Marilyn, Paul, Tristan, Gaëtan... Comme dans La Ronde de Schnitzler, ils et elles montent tour à tour sur le manège des souvenirs, bons ou calamiteux, armées de leur langage propre : pédant, drôle, sinistre, philosophique, inspiré, rasoir ou trivial. Ce kaléidoscope de fragments est une charge souvent hilarante du microcosme de l’art contemporain, artistes, galeristes, collectionneur.ses, marchand.es, critiques, institutions. II est aussi l’occasion de magnifiques échappées, poétiques ou hyperréalistes : un voyage à Séville, une virée en montagne, une évocation mystérieuse de l’île Bougainville. Mais il agit surtout comme une formidable exploration à la lampe sourde (voir sans être vue) des clairs-obscurs de nos âmes moribondes, travaillées et fracassées par les rapports de force et de jalousie, entre celles et ceux qui adulent le cher Machin disparu et celles et ceux qui sincèrement le détestent, parfois dans la même phrase : “Dingo adoré. Connard de dingo.” “II avait des yeux comme de l’acné." D’où parle-t-on ? D’un improbable “ici” où ils et elles se sont réuni.es. À force de soliloquer, ils et elles finissent, le récit devenant sur le tard et subitement pièce de théâtre, par dialoguer, se supporter sinon s’aimer, frotter entre eux leurs mots qui sont aussi leurs maux, devenir enfin caressantes. Jusqu’à parvenir à la conclusion qui s’impose : se taire. Et laisser Machin devenir une chose. Machin-Chose.
Gérard Lefort, Les Inrockuptibles, janvier 2025
Requiem pour Machin
Un homme est mort, perdu en montagne. Des amis, des ennemis, des parents, des collègues se succèdent pour évoquer Gobain Machin, disparu à l’occasion d’une randonnée dans les Pyrénées. Le défunt était un artiste plasticien renommé. A-t-il formance – magnifiant sa présence par son absence ? Les témoins de sa vie se relayent pour parler de lui. Quel était celui que l’on prenait pour Gobain Machin ? Ana évoque de « petites concessions et atténuations » pour se hisser au sommet de l’estrade. Suzanne, sa mythomanie. Esi, qui l’a rencontré à l’époque où ils étudiaient aux Beaux-Arts de Paris, se réjouit de savoir qu’il a échappé au sort lamentable d’un artiste sans œuvre. « Peut-être qu’il connaissait mieux ses limites que d’autres. Il savait qu’on ne pouvait pas être défoncé H24 et produire un truc potable. » Les autres vois qui résonnent pour évoquer Machin dans le premier roman de Julien Perez sont tour à tour celles des Farah, Kim, Philippe, Hector, José, Frank, Mariam, Simon, Henri, Ugo, Caroline, etc. Il est mort ! « Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu », comme le dit Bossuet dans un fameux sermon. Hommages est un livre assez baroque. C’est une manière d’installation romanesque où les dimensions que constituent le passé et le présent tentent désespérément d’en adjoindre une troisième : le futur. Gobain Machin a été, il a vécu laissé une œuvre. Est-ce assez pour échapper au risque ne pas avoir été ?
Par-là, Hommages s’impose comme une interrogation sur le néant – et d’abord sur celui d’une création contemporaine au si léger sillage. C’est peu dire que le milieu de l’art en prend pour son grade dans ce livre dont la construction polyphonique témoigne d’une grande maturité. Les artistes et leurs marchands, les collectionneurs et leurs lubies, les institutions et leur fonctionnement ; sans oublier « les mécènes, les directeurs de musée, les directeurs de centre d’art, les commissaires, les journalistes ». Né en 1986 à Bordeaux, compositeur, musicien, interprète, Julien Perez a travaillé sur le motif au fil d’expériences personnelles à la croisée des disciplines artistiques. Il n’est sans doute pas de très bon goût d’écrire ici que ce chanteur qui a le don des rythmes subtils et accrocheurs fait son entrée dans la carrière littéraire en fanfare. Il y a de ça, cependant.
Sébastien Lapaque, Le Figaro littéraire, 30 janvier 2025
Cérémonie des adieux
Par un SMS du 4 janvier, un ami me signale ce roman comme étant selon lui « l’un des plus importants de la décennie ». Je plonge dedans aussitôt et, sans mettre autant d’hyperboles que l’ami au SMS, j’admets que c’est un roman brillant et très intéressant. Julien Perez, né en 1986, semble connu dans les milieux de l’art contemporain et de la musique électronique et vocale, où il croise la pop avec le fantastique et la science-fiction. Il est un artiste multivalent, collabore avec de nombreuses stars dans les lieux phares de l’art contemporain et publie cette année son premier roman, Hommages, qui s’appuie sur cette expérience tout en prenant un parti clair pour la fiction.
Une trentaine de personnes sont réunies dans un lieu dont on ne découvrira la vraie nature qu’à la fin, mais qui pourrait être une église ou un théâtre. Elles sont là pour rendre hommage à quelqu’un qu’elles ont toutes connu plus ou moins bien, à des moments différents de son existence, un artiste célèbre qui porte un nom un peu décalé : Gobain Machin, « un nom amusant, voilà ce que j’ai pensé », dit l’une des protagonistes de la séance. Les voix se succèdent, et l’ensemble des « hommages » dessine un portrait contrasté du personnage, à la fois brillant et intéressant, comme le roman lui-même.
Il a disparu en montagne et, malgré d’intenses recherches, son corps n’a pas été retrouvé. Après un mois, on fait comme s’il était mort, même si cette vérité s’effrite, comme bien d’autres dans le livre. Selon les codes du « dernier hommage », l’éloge du défunt s’accompagne de souvenirs qui, croisés et rassemblés, racontent la vie agitée de l’artiste. On apprend qu’il a perdu sa mère encore jeune, qu’il a fait les Beaux-Arts de Paris, qu’il a eu une longue histoire avec Gloria, mais que sa dernière liaison était avec Farah, qu’il n’a pas eu d’enfants, mais beaucoup d’amis, qu’il a fait une exposition importante au Palais de Tokyo, à Paris, que sa cote a monté d’un cran. On croise l’amie de collège, Kim, qui continue de l’accompagner dans tous ses projets, le copain d’enfance, Tristan, devenu militant puis penseur des luttes politiques, le cousin avec qui il ne s’entendait pas, la tante qui le berçait, l’ami critique d’art, la jeune artiste et le moins jeune, la collectionneuse, le curateur, le patron de fondation, le couple d’agents, tout un petit monde social qui dépeint de façon assez juste le milieu de l’art contemporain.
Le tour de force consiste moins à produire un roman choral – car si des éléments de langage caractérisent et différencient les discours, on entend malgré tout l’unisson de la voix narrative – qu’à instiller le trouble, à produire un monde instable qui devient peu à peu très inquiétant. Ambivalent, le personnage principal l’est. Les autres ne cessent de dire de lui qu’il était merveilleux et énervant, qu’il semblait constamment à cheval entre deux réalités, qu’il « cultivait cet art du rebondissement qui faisait qu’à chaque ennui qu’il (…) causait succédait une joie ».
Mais son œuvre surtout, dont cette mise en scène funèbre est peut-être la dernière production, dérange. Pratiquant l’inversion et le faux-semblant, elle finit par tendre vers le terrier, la caverne, le souterrain, le labyrinthe, figures empruntées à la littérature du passé (Dostoïevski, Borges, Kafka) et qui toutes donnent à entendre « notre rapport à l’art comme une bataille entre mémoire et interprétation ». La pratique de Gobain Machin, persuadé que le monde est littéralement en train de se renverser, devient celle du dédoublement, du multivers, d’« une exposition cachée dans une exposition », visant à mettre « tout le monde dans un sous-sol ». Cette déstabilisation des espaces est amplifiée par le surgissement de personnages qui prennent la parole avec les autres, mais semblent appartenir à un monde parallèle. On est à la lisière du fantastique, et le roman bascule.
La peinture un peu sarcastique mais pas caricaturale du milieu de l’art contemporain devient peu à peu un théâtre de la parole distordant la réalité. D’un roman réaliste qui présente un monde suffisamment complexe pour qu’il soit crédible, on verse dans une fable où les coordonnées du réel s’estompent, font douter et manifestent l’impossible. La forme s’emballe. La succession réglée des paroles laisse place à un dialogue théâtral halluciné dont les acteurs ne savent plus s’ils jouent ou s’ils sont des figurines manipulées par un metteur en scène invisible.
Le texte de Julien Perez donne alors toute sa mesure en n’étant pas seulement la chambre d’échos des hommages à un disparu, mais en rendant à son tour hommage à toutes les façons dont l’art s’y prend pour faire voler en éclats les lois naturelles et les codes sociaux. Au cours de cette traversée des apparences, on aura franchi les frontières des genres et connu plusieurs états émotionnels et cognitifs : rire, empathie, crainte et intérêt. Quelques moments inoubliables – un voyage à Séville, l’ascension d’une montagne pyrénéenne, une exploration scientifique de la grotte de Saint-Cirq, en Dordogne – le sont précisément parce qu’ils manient avec une grande habileté cet art du réalisme fantastique, où les points d’apparition et de disparition se confondent.
Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, janvier 2025
Ses vices, son œuvre
Julien Perez met à nu l’art contemporain à travers un héros manipulateur.
Il y avait Antonio Machin, prodigieux chanteur cubain de boléros, mort alcoolique en Espagne, dont la voix inclassable, entre homme et femme, fit rêver les ménagères franquistes. Voici Gobain Machin, artiste conceptuel d’origine bordelaise et sans doute espagnole, expert en « installations » déstabilisantes (à quoi peut bien servir une « installation », sinon à déstabiliser des «installés», lesquels en redemandent ?). Ses œuvres mélangent les textes, les vidéos, les performances. L’une d’elles s’intitule : Terrier oculaire. Son travail et sa personnalité sont sculptés par les réactions, les interprétations, les gloses interminables dont il fait l’objet. Héros et antihéros, Gobain est un fantôme fait de l’étoffe des rêves plus ou moins sociaux des autres. C’est aussi le genre de type capable de partir vers un 3000 mètres sans préparation ni eau ni nourriture, puis de voler dans la nuit leurs sacs à dos à des montagnards endormis dans un refuge. Partout, il semble à la fois improviser et manipuler. Chaque histoire le concernant est racontée par un ami ou une amie qui en fut témoin. Chacun ajoute une facette au portrait de l’artiste contemporain en arlequin fictif et déstructuré.
Fantasmes égocentrique
Gobain aime Goya, Zurbarân, des écrivains comme Juan Rulfo, William Gass ou Tanguy Viel. Ses goûts musicaux ne nous sont pas épargnés, ni ses manières de faire silence devant le verbiage des autres. II lui arrive d’être assez emphatique pour qu’on sente que ce verbiage, il y croit. Créateur sensible, expert formel en air du temps, cœur vide rempli par les fantasmes égocentriques des autres, immature tête à claques ? Un peu tout cela, sans doute. Pour reprendre l’expression contemporaine à la con, il aime se «mettre en danger », et ceux qui l’accompagnent par la même occasion. Ils parlent avec une soumission orgueilleuse de leur travail avec lui. A quoi ressemble Gobain ? Témoignage de Francis : « Certes, il n’égalait pas la prestance glamour et vandale d’un Cyprien Gaillard qui vous transformait n’importe quel collectionneur en chatte en chaleur, mais il avait un indéniable pouvoir de séduction. Carcasse osseuse, grand pif plutôt photographique, élégance un peu débraillée, un peu négligée même, mais toujours une odeur impeccable, chose à laquelle je suis sensible, et puis un art de la parole docte, de l’élucubration pince-sans rire, de l’érudition cryptique qui impressionnait et faisait même un peu peur d’une certaine manière, quand il se mettait à vous prendre à partie pour évoquer la matière de ses œuvres », lesquelles sont « des rébus inviolables autour desquels il tissait avec aisance des discours comme des lassos ». Julien Perez, dont c’est le premier roman, et qui est lui-même compositeur, musicien, artiste et originaire de Bordeaux, restitue fort bien les mots d’une tribu qu’il connaît : ce tissu qui emballe l’œuvre comme des couches de papier autour d’un cadeau vite oublié.
Micros chez ses hôtes
Un jour, Gobain joue un tour pendable à un couple de collectionneurs importants, les époux Messner, qui ont contribué à le faire connaître et à l’enrichir. C’est Gaël qui raconte sur dix pages. Extrait du monologue : « On était dans une épicerie chinoise du boulevard de Belleville et au-dessus de la caisse il y avait un écran avec une mosaïque des vidéos de surveillance. C’est ça qui lui a donné l’idée des micros espions. II était invité à dîner chez les époux Messner, qui voulaient lui acheter une nouvelle pièce, quelques jours plus tard. C’était l’occasion rêvée. » Gobain se procure du matériel de sécurité perfectionné sur « un site pour paranos et fachos », et parvient à installer les micros chez ses hôtes : « Je ne vais même pas chercher à vous faire croire qu’on s’est posé des questions éthiques. Ce débat n’a jamais eu lieu. » Ensuite, lui et Gaël écoutent les enregistrements. Assez vite, « ils se sont mis à parler d’art, ou plutôt du monde de l’art, du microcosme de l’art contemporain parisien dont ils pensaient assurément être les monarques, à les écouter parler ça ne faisait aucun doute, il ne leur manquait que le sceptre et la couronne, pour eux il n’y avait pas d’ambiguïté quant à leur mainmise sur le microcosme de l’art contemporain parisien, à les écouter parler l’ensemble du monde de l’art contemporain parisien entrait dans leur orbe, un point c’est tout, et ils faisaient preuve d’une grande brutalité, d’une brutalité sans borne envers ceux qu’ils considéraient comme leurs sujets. » Ils se révèlent méprisants, racistes, homophobes, et, soudain, ils sortent d’une pièce une créature qu’ils appellent Maurizio, « quelque chose se met à glisser, à frotter sur le sol, accompagné de gémissements, les gémissements de Christophe Messner ».La scène, grotesque et décrite par les sons, fait écho invisible à un célèbre passage de Pulp Fiction, celui où le boxeur et le gangster sont prisonniers des deux tortionnaires qui se proposent, sous l’œil d’un fou cagoulé, de les sodomiser. Gobain décide de monter une installation avec ce matériel sonore, et d’en faire un piège. Pour éviter toute poursuite judiciaire, les époux Messner ne sont pas identifiés. Mais ils sont invités au vernissage, où se presse tout le milieu, et reconnaissent, avec une fureur rentrée, leurs voix. Ils s’empressent d’acheter l’installation, sans doute à prix d’or, pour la faire disparaître.
Hommages est une succession sans commentaire de témoignages intimes, professionnels, tous rétrospectifs ; de monologues, donc. Gobain a en effet disparu en montagne, dans les Pyrénées. On n’a retrouvé ni son corps, ni ses traces. Ceux qui l’ont connu sont réunis pour l’évoquer. II y a les amis d’enfance, les artistes qui ont travaillé avec lui, les copines, les ex-compagnes, le père, la tante, les galeristes, les collectionneurs (dont les fameux Messner), les intermédiaires culturels, et même les intrus comme Gaël, celui par qui le scandale, sinon la vérité, arrivera peut-être. L’ensemble fait d’abord penser, sur un mode ironique, à l’un de ces livrets parfois édités à l’occasion d’un deuil. On découvre les caractères souvent désagréables, pompeux et prétentieux des participants, le milieu apparemment peu enviable de l’art contemporain, son jargon, son authenticité dévoyée. Comme le dit la tante du disparu, « rendre hommage c’est faire aveu ». Gobain est l’œil d’un petit cyclone artistique, affectif et mondain. Mais, peu à peu, une autre perspective vient perturber la première. Gobain semblait en perte de vitesse, à bout de souffle et d’inspiration. II s’était installé dans un parking souterrain d’Aubervilliers où, sans rien montrer à personne, il travaillait un nouveau projet qui paraissait fumeux à ses rares interlocuteurs, un projet politique incitant les hommes à libérer les sous-sols de la Terre et de la conscience de leur exploitation, et à vivre « comme des rats dans des trous ». Tout le monde semblait accablé. Qu’avait-il derrière la tête ? D’ailleurs, est-il vraiment mort ? N’a-t-il pas plutôt fait en sorte de réunir ici tous ces gens pour créer une nouvelle « installation » dont le roman qu’on vient de lire serait le script ? Hommages rappelle le travail d’Edouard Levé, lui-même édité chez P.O.L, et qui s’est suicidé.
Philippe Lançon, Libération, février 2025
« Les mots roses d’hiver : Quatre premiers romans – Simon Chevrier, Juliet Drouar, Clothilde Salelles, Julien Perez », un article de Baptiste Thery-Guilbert à propos de Hommages, à retrouver sur la page de Diacritik.