Entre la France et le Caucase, quatre générations de Carrère réunies dans une superbe fresque familiale. Forcément singulière, pourtant universelle.
Lorsque leur père, que sa profession amenait à voyager souvent en France, était retenu loin du domicile familial parisien, c’est dans la chambre de leur mère, autour d’elle, que se rassemblaient le soir les trois enfants de la fratrie : « Marina, étant la plus petite, prenait la place dans le lit des parents. Nathalie et moi tirions nos matelas ou simplement des coussins autour du lit. Notre mère avait donné un nom à ce rituel du dortoir: faire kolkhoze. Nous adorions faire kolkhoze. Je ne sais pas jusqu’à quand nous l’avons fait -je dirais : bien après que nous avons cessé de croire au père Noël », raconte Emmanuel Carrère, livrant, à la faveur de ce tendre souvenir d’enfance, la clé du choix du titre de cet admirable récit familial. Qui ne commence pas dans ce relativement modeste trois pièces du 16earrondissement, où l’écrivain et ses sœurs cadettes ont grandi, mais bien en amont dans le temps, bien ailleurs dans l’espace, du côté du Caucase, lieu d’origine de « l’obscure famille Zourabichvili. Famille de prêtres (on est chez les orthodoxes, les prêtres peuvent se marier) dont le berceau était la Kakhétie, région pastorale et vinicole où abondent les merveilleux paysages et les occasions de se torcher. » Famille dont est issue la mère de l’écrivain, avec sa mère Hélène Carrère d’Encausse (1929-2023).
De la fin du XIXe siècle à nos jours, côté maternel mais aussi paternel, quatre générations vont se succéder, en partie cohabiter - dont Hélène Carrère d’Encausse, historienne spécialiste de l’URSS, secrétaire perpétuelle de l’Académie française pendant près d’un quart de siècle, incontestablement la captivante héroïne principale du livre. Mais au-delà de ce portrait, tout sauf hagiographique, si juste et toujours aimant, la beauté et la profondeur de Kolkhoze tiennent à l’amplitude chronologique qu’a choisi d’embrasser l’écrivain. Désireux par là, si ce n’est de tutoyer, au moins d’approcher ses modèles, ainsi définis au fil de l’ouvrage : « Les livres, les films, les récits qui me touchent le plus sont ceux qui montrent en même temps les dimensions horizontale et verticale de la vie. Horizontale : l’amour, l’amitié, les alliances qu’on noue en faisant la traversée dans les mêmes eaux, dans le même temps. Verticale: les relations entre les générations. Parents et enfants, aïeux et descendants, qui ont habité des mondes différents, partagé d’autres récits collectifs, d’autres valeurs, d’autres évidences [...]. J’aime qu’on me donne accès à ces deux dimensions à la fois de l’expérience humaine, je pense que c’est le secret des grands livres, Guerre et paix, Les Buddenbrook, Kristin Lavransdatter...» . Carrère ajoutant: « Mais en réalité, à mesure que je deviens vieux, ce qui m’intéresse le plus c’est la dimension verticale. Plus tant mesamis et mes amours que mes parents, mes enfants, l’enfant que j’ai moi-même été. C’est sur cela aujourd’hui que j’ai envie d’écrire. »
On ne saurait évidemment mieux dire que l’écrivain lui-même ce qui attache et bouleverse à la lecture de ce récit familial, dans lequel la particularité extrême des destins n’entrave jamais l’appréhension par le lecteur de cette « verticalité », mais aussi de cette « horizontalité » de l’expérience humaine, qui nous sont à tous communes. Ce qui fait de Kolkhoze, où le passé côtoie le présent, où il est question d’amour et de guerre, où s’enlacent la vie et la mort, un livre dont la grandeur s’habille de limpidité, de simplicité, d’humanité.
Nathalie Crom, Télérama , août 2025
Dans Kolkhoze, Emmanuel Carrère devient le fils de sa mère
Dans son nouveau livre, en librairie le 28 août, l’écrivain se rappelle sa mère, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, décédée en 2023, et cherche dans leur relation, jamais facile, ce qu’il lui doit. La mort, l’amour, l’écriture, tout y est : un grand Carrère.
Au fond, on s’en moque pas mal qu’Emmanuel Carrère dise ou non la vérité. Depuis toujours il jure que c’est le cas, se présente comme un « écrivain documentaire », martèle que bonne littérature ne saurait mentir… Il en fait toute une histoire et pourtant cela importe peu. En tout cas pour nous, lecteurs. Du point de vue de son entourage, c’est autre chose, il y a de la blessure dans l’air. Mais on aimerait ses livres même si tout y était faux, cela fait belle lurette qu’on s’identifie éperdument non pas à Carrère mais au personnage qui dit « je » dans ses textes, et tant pis si ce « je » n’est pas complètement lui. Tout ce qu’on lui demande, c’est de continuer à nous émouvoir, à nous faire rire et pleurer, à nous happer. Ce personnage-là nous concerne personnellement, nous attendons la suite, qu’il nous raconte encore sa vie, son angoisse de la mort, ses amours mal barrées, sa difficulté d’écrire.
La mort, l’amour, l’écriture, ces trois motifs s’entremêlent à nouveau dans Kolkhoze. Revenant sur la disparition de sa mère, la célèbre historienne de la Russie et secrétaire perpétuelle de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse (1929-2023), avec laquelle les relations n’ont jamais été faciles, le narrateur part à la recherche de l’amour qui a pu les lier, malgré tout ; il se demande à quel point ce lien a orienté son œuvre d’écrivain, ou plutôt l’a désorientée, offerte à la mélancolie chancelante, à la clairvoyance déprimée, bref à tout ce que nous aimons chez lui et prenons plaisir à retrouver, livre après livre.
Cet effet de reconnaissance joue à plein dans Kolkhoze , récit qui en prolonge d’autres, à commencer par Un roman russe (P.O.L, 2007). Il y était déjà question d’Hélène Carrère d’Encausse, de son histoire familiale et en particulier de son père, Georges Zourabichvili, né en Géorgie, exilé en France dans les années 1920, collabo sous l’Occupation, probablement exécuté à la Libération. Quand on évoque avec lui cet aspect redondant, Carrère semble en faire un problème : « Ce qui était abordé dans Un roman russe, il fallait bien que j’y revienne pour la compréhension. C’est une difficulté technique. Lorsqu’on fait des récits autobiographiques, comme moi, on se demande ce qui est le pire, se répéter ou faire comme si le lecteur avait déjà lu. Alors j’essaie de me répéter avec des variations… » , confie-t-il au « Monde des livres ».
Or, la répétition n’alourdit pas la lecture, elle l’intensifie. Carrère le sait bien, d’ailleurs il souligne lui-même les échos internes à son livre et plus généralement à son œuvre. « Rappelez-vous » est une formule insistante et à la fin on comprend que sa fonction est moins pédagogique que ludique. Comme si le narrateur nous invitait à le suivre, à replonger dans cet état de la petite enfance où on se rappelle, oui, on ne sait plus trop quoi, on se rappelle tout court, et cette exaltation du souvenir absolu suffit à nous combler.
L’allure presque sereine de l’écriture
Parmi les réminiscences, ici, un ensemble de figures et de circonstances. Ainsi de cette scène qui venait clore Un roman russe, où l’enfant Carrère, soutenu par le bras d’un maître-nageur, traversait doucement la piscine pour rejoindre sa mère. Kolkhoze déploie ce moment, point d’ancrage d’une enquête généalogique plus vaste, qui embrasse désormais la famille paternelle du narrateur, et couvre quatre générations. Toutefois, la variation touche moins au sujet qu’au tempo du récit. Alors qu’Un roman russe était un livre de débâcle et de dépression, Kolkhoze frappe par l’allure solide, presque sereine, de son écriture.
La mort de la mère peut réduire à l’impuissance. « Pleine mer de chagrin, l’écriture n’est plus possible » , notait Roland Barthes dans son Journal de deuil (Seuil, 2009). Carrère, lui, en fait un coup d’envoi. « La mort de ma mère n’a eu aucun caractère paralysant, j’ai commencé à écrire dans les dix jours qui ont suivi, précise l’auteur. J’ai ressenti de la tristesse, bien sûr. Mais une tristesse assez douce. Sa mort m’a paru admirable, j’y ai vu une sorte de grandeur, le couronnement de sa vie, toujours le même désir de contrôle et en même temps une forme d’abandon. »
Parmi d’autres scènes hautes en couleur, mais qui ne grandissent pas cette mère, il y a une intervention sur Radio Classique, au cours de laquelle lui vint un lapsus prodigieusement vénéneux. Elle qui détestait la musique, au point d’interdire à son mari tout contact avec un piano, avait néanmoins accepté d’évoquer ses goûts en la matière. A un moment de l’émission, elle dit « sur un ton pensif, embué de mystère, que c’était tout de même étonnant, cet amour tellement profond et inné, chez elle, pour la musique, alors qu’il n’y avait aucun musicien dans sa famille »… Un propos particulièrement délicat pour son frère, sa belle-sœur et ses beaux-parents, tous musiciens professionnels. Ici, le narrateur ne commente pas, même l’antiphrase serait de trop.
On l’interroge : n’y va-t-il pas un peu fort ? « J’ai pu me poser la question à propos de telle ou telle chose désagréable, répond-il. Mais cela ne m’a pas énormément tourmenté. Ma mère n’était pas une sainte de vitrail et, dans un portrait, il faut toujours des zones d’ombre. Ce livre ne lui aurait pas plu du tout, j’en suis conscient, je n’ai pas pour autant le sentiment d’avoir commis une mauvaise action à son égard. Une des choses qui m’ont touché, en écrivant, c’était de repérer, au milieu de cette vie adulte, sérieuse, compliquée, une forme de joie et de candeur. Au fond raconter tout ça, c’était une manière de l’honorer. »
Dans Kolkhoze, cette grande explication avec la mère entre en résonance avec la guerre en Ukraine, à laquelle l’écrivain a consacré un article dans Le Nouvel Obs et un documentaire. En lisant les chapitres où il raconte ses reportages là-bas, on songe que Carrère avait besoin d’aller sur le terrain d’Hélène, et même de lancer contre elle, ou contre ce qu’on croyait savoir d’elle, une vaste offensive. Et c’est en ce point précis, là où détruire et reconstruire forment un seul geste, que la littérature surgit.
Le grand amour de sa vie
Au fil des pages, le narrateur devient cet enfant qui voudrait qu’on voie sa mère comme il l’a connue, ou plutôt comme celle qu’elle aurait pu être « si » : si Hélène avait été moins dure ; si elle s’était autorisée à dire « je » dans ses livres ; si elle s’était interdit d’écraser son mari, Louis, relégué au fond d’un couloir, dans les marges de l’existence, et auquel ce livre offre une poignante réhabilitation ; si elle était restée la jeune femme déclassée, apatride, optimiste et aimante contre laquelle Emmanuel et ses deux sœurs se serraient la nuit – elle appelait ça « faire kolkhoze » .
Cette mère-là, qui en réalité ne fait qu’une avec l’autre, l’auteur affirme qu’elle aura été le grand amour de sa vie. D’un seul et même élan, il dépeint sa froideur et sa générosité, nomme les manques et dit tout ce qu’il lui doit, à commencer par l’amour des livres et de leur exégèse – La Montagne magique , de Thomas Mann (1924 ; Fayard, 2016), et Oncle Vania, d’Anton Tchekhov (1897), font l’objet de lectures bouleversantes.
« Je suis le fils de ma mère », constate Carrère, qui souligne leurs multiples points communs. Lisant ces mots, on repense au fameux problème qui n’en est pas un, mais qui chez cet auteur tient lieu d’obsession : la vérité, etc. Car, parmi les traits qui distinguaient Hélène, il insiste beaucoup sur la mauvaise foi. « Ma mère, tu lui demandes l’heure, elle te ment », ironisait-il de son vivant. Son propre livre étant peuplé de personnages extraordinaires et de coïncidences ébouriffantes, on se demande s’il n’aurait pas hérité d’elle, aussi, la passion d’imaginer, le goût de forcer le trait. « Les coïncidences dont vous parlez, je pense que c’est la vie, tout simplement, c’est la vie quand on fait attention, observe-t-il. Mais c’est vrai qu’il y a là un talent que j’ai hérité de ma mère. Pas dans ses livres, mais dans la vie, elle avait l’art d’embellir et d’agrandir les choses ».
Quand elle était toute jeune, Hélène veillait à ce que son petit frère Nicolas (88 ans aujourd’hui) ne sache pas que leur père était mort : il était parti en voyage, il reviendrait. A la fin de sa vie, elle voulut cacher à son fils qu’elle souffrait d’un cancer généralisé. Elle croyait mentir pour leur bien. Telle mère, tel fils : l’auteur de Kolkhoze admet s’être autorisé « quelques » licences poétiques. Il est effectivement possible qu’il prenne une certaine liberté vis-à-vis du réel, ou au moins qu’il ne nous dise pas tout, que son art du montage préserve un vaste hors champ. A son tour, prétendrait-il que c’est pour notre bien ? Peut-être, mais lui dirait vrai.
Jean Birnbaum, Le Monde des livres, août 2025
Une déclaration d’amour absolu
Emmanuel Carrère a écrit un très beau livre d’amour pour sa mère, Hélène, puissante et bienveillante. Dix-huit ans après les turbulences d’ « Un roman russe », qui les avait brouillés, « Kolkhoze » est un récit familial et de deuil apaisé.
Le titre est rébarbatif, mais son secret est presque dévoilé en quatrième de couverture. Aussi peut-on le révéler complètement. «Faire kolkhoze » , chez les enfants Carrère d’Encausse, c’est - quand papa était en voyage d’affaires - coucher dans le lit de maman ou tout autour. La secrétaire perpétuelle (je féminise son titre contre ses vœux) de l’Académie française, surnommée, « la Tzarine », pour son autorité, était, en fait, une mère poule ! Et comme dirait Françoise Dolto : une mère « nidante » ! Emmanuel est son petit Helenou, qui écrit cette déclaration d’amour absolu : «J’ai aimé ma mère dans mon enfance comme je n’ai jamais aimé et n’aimerai personne dans ma vie. » Et cet amour, car tout est là, fut réciproque, fusionnel quand elle emmène son petit garçon de 10 ans pour un congrès en Russie. Cet enfant comblé côté mère et côté père, le veinard !, fut un adulte très emmerdé par lui-même et emmerdant pour ceux qui l’aimaient. Un écrivain aux pointes d’exaltation et aux catastrophes dépressives inexplicables. Il évoque sa maladie bipolaire, de celles qui résistent si bien à une psychanalyse plus efficace avec la névrose ordinaire.
Quelques jours avant la mort de sa mère dans un centre de soins palliatifs, il lui fait raconter en l’enregistrant l’histoire du « pilote afghan ». Lors d’une mission scientifique à destination de Téhéran à laquelle participe Hélène, un pilote afghan superbe a le toupet de faire atterrir la petite délégation à Kaboul. Il a trouvé la jeune femme très belle, veut la garder auprès de lui, l’épouser avec ou contre son gré. Grâce à l’intervention furtive d’Américains, on échappe de justesse au mâle alpha afghan.
Ces révélations qui m’ont frappé ne sont pas racontées par Carrère dans cet ordre-là. En fait, il retrace la généalogie familiale d’une façon plus chronologique tout en l’égayant de digressions, d’anecdotes ironiques ou comiques, on apprend ainsi qu’il ne vote pas de peur de voter à droite ! Sa mère, elle, est à droite toute. Elle a une ascendance géorgienne, les arrière-grands-parents d’Emmanuel sont un couple merveilleux de Géorgiens débonnaires, Vano et Nino, des intellectuels bourgeois. Nino est sénateur. Trois enfants dont Georges, le père d’Hélène et de Nicolas. Le couple originel quittera la Géorgie en 1921, à cause de cette foutue révolution bolchevique que ma génération, en 1968, adorait encore et sans moi ! L’autre côté de la famille d’Hélène est russo-prussien, Victor von Pelten, qui a épousé une ineffable Olga Komarovsky. Ces Russes blancs flamboyants émigrent à leur tour pour occuper des fonctions minuscules en France. Et c’est dans un immeuble modeste que Georges, le fils de Vano et de Nino, rencontre Nathalie, la fille de von Pelten et de l’aventureuse Olga. Ils se marient. Hélène est leur fille, née d’immigrants forcés par la convulsion soviétique. Emmanuel Carrère semble préférer le côté menchevik libéral de la révolution que le coup d’État bolchevique.
Hélène passe une jeunesse studieuse, entre à Sciences Po, occupe différents petits postes, devient une spécialiste de l’Union soviétique orientale. Elle a rencontré Louis Carrère en allant chercher son petit frère Nicolas chez Georges et Paule Carrère. Cette dernière lui donnait des cours de piano. Le beau-père Carrère d’Hélène, écrit son fils, est « un queutard effréné » qui délaisse sa femme. « Queutard » ne figure pas dans le grand dictionnaire Robert de la langue française. Faudrait-il l’introduire dans notre grand dictionnaire de l’Académie après un âpre et long débat entre les pro-queutard et les anti-queutard? L’emploi d’Emmanuel devrait-il l’imposer? Louis Carrère rajoute à son nom d’Encausse pour faire joli, c’est le nom d’un petit village des Pyrénées-Orientales. Toute sa vie il sera un passionné de généalogie, surtout obsédé par les fastueux pittoresques des ascendants d’Hélène. Ce fondé de pouvoir d’une société d’assurances est fasciné par ce Panine, un parent d’Hélène, qui a participé à l’assassinat du tsar Paul. Et cette cousine d’Emmanuel, Salomé, immigrée elle aussi et qu’il ira revoir en Géorgie, où elle est devenue présidente d’une république fragile sous la menace russe. Mais ce n’est pas le beau-père Georges Carrère, l’as du billard, qui va faire tourner la mayonnaise familiale, c’est Georges, le père d’Hélène.
Il a collaboré pendant l’Occupation nazie à des niveaux modérés... Relaxé après interrogatoire du deuxième bureau, il est enlevé et sans doute exécuté par les francs-tireurs et partisans plus zélés. Secret de famille verrouillé que Nicolas, le frère d’Hélène, ne pardonne pas à sa soeur. Ce Nicolas de gauche et libertaire aura autant d’importance dans la formation d’Emmanuel que sa mère. C’est Emmanuel qui révèle le pot aux roses dans Roman russe. Le grand-père collabo ! Hélène ne voit plus son fils pendant deux ans. Elle se sent déshonorée, mais, bien sûr, personne ne lui reprochera la faute de son père.
La petite tribu a cessé un jour de faire kolkhoze. Il semble qu’autour de la quarantaine Hélène ait connu une passion extrême pour un diplomate russe. Elle lui téléphone tout le temps et délaisse ou rejette son Helenou jaloux qui vient écouter. C’en est fini du paradis fusionnel. Louis, qui l’adore, veut se suicider, elle renonce à cet amour et en voudra toujours à son mari. Emmanuel ébruite une liaison qui ne m’a pas étonné. On voyait qu’Hélène était une passionnée de la vie. Protocolaire et prodigue. Empathique et impérieuse!
Je me souviens de son retour fringant, au pas de charge, cosaque en diable, nonagénaire en robe rose, à l’Académie, après quelques semaines d’arrêt dues au Covid, dont elle se moquait (oui, le Covid, c’est l’usage qui prime et pas la réformette décidée en douce). Emmanuel Carrère raconte les derniers jours de sa mère atteinte d’un cancer dans un centre de soins palliatifs. La décision d’arrêter l’agonie en accord avec la volonté de la bonne reine. Oui, bonne ! J’ai eu avec elle un assez rude différend sur le choix de qui devait m’accueillir à l’Académie française. Tranchante, elle me fit savoir que ce n’était pas à moi de décider ! Mais je m’étais engagé avec mon amie Dominique Bona. J’ai dû imposer avec force mon choix qu’Hélène a finalement accepté. Elle ne m’en a jamais voulu. À l’Académie, j’étais au pied de sa tribune, à sa gauche. Les derniers mots qu’elle m’a dits du haut de ce trône en tendant le bras et en attrapant ma main lancée vers elle furent : « Vous êtes un ami ! ». Car je lui avais assuré que sa candidate allait être élue, l’instant suivant, l’épouse philosophe d’un homme d’État connu. C’était juste l’été de la mort d’Hélène. Emmanuel Carrère a écrit un très beau livre d’amour et d’humour envers sa mère puissante et bienveillante.
Grainville, Patrick, Le Figaro littéraire, août 2025
Emmanuel Carrère, dans un roman d’une vérité criante, trace un portrait bouleversant d’Hélène Carrère d’Encausse. L’histoire s’invite au sein de la sphère familiale.
Emmanuel Carrère marque la rentrée littéraire avec un roman de deuil bouleversant, d’une vérité criante. Il commence par sa généalogie, avant d’en venir à sa mère, Hélène Carrère d’Encausse (1929-2023), née pauvre, Russe blanche exilée, historienne, première femme secrétaire perpétuelle de l’Académie française, à laquelle il fut puissamment lié en son enfance ; l’être le plus important de sa vie, malgré « la croûte de rancune et de malentendus stratifiés depuis plus de cinquante ans ».
L’auteur accumule les focales sur les aristocrates russes et géorgiens, balayés par la révolution rouge. Il rejoue les destins des grands-parents, des cousins, de l’oncle Nicolas. Il use de raccourcis, de digressions, de traits d’ironie masquant l’émotion. L’histoire a fracassé la parentèle. Certains s’en sont tirés (Hélène mais aussi Salomé, sa cousine qui deviendra présidente de la Géorgie). Chaque personnage est un roman. Quant à sa mère, il déboulonne la statue, malgré la « piété filiale » énoncée. Il révèle son amitié avec Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach. « Il ne m’enchante pas, écrit-il, de dire que ma mère, à vingt ans, a frayé avec cette société de proscrits. »
La Russie citée à comparaître
Elle fera sa thèse avec le marxiste Maxime Rodinson, bien qu’elle soit « devenue ce qu’on appelle une intellectuelle de droite ». Le fils relève « son génie de la raillerie ». Spartiate en ses façons (quai Conti, elle dort sur un canapé), vraie tsarine du quotidien, monstre d’intelligence et de volonté, génie de la mauvaise foi, travailleuse acharnée, Hélène Carrère d’Encausse prenait toute la lumière. Carrère avoue ses propres transgressions. N’a-t-il pas rompu sa promesse de ne pas écrire sur le père d’Hélène, soupçonné de collaborationnisme, abattu par la Résistance ?
Le père est évoqué avec une infinie tendresse ; blagueur, très gentil, amoureux de sa femme et du monde de l’aristocratie russe déchue. Le portrait est magnifique de cet homme « placardisé ». En soins palliatifs, elle ne le voudra pas à son chevet, malgré l’insistance du fils. L’Ukraine et la Russie sont souvent citées à comparaître. Juste avant l’invasion de l’Ukraine, la mère dit de Poutine qu’il a beau être un « autocrate brutal », il demeure « fiable à sa façon.
Kolkhoze est un roman vrai d’une envergure peu commune, un requiem déchirant à l’adresse d’une femme d’exception, fascinante, qui pouvait être aussi dure avec les autres qu’envers elle-même. Carrère rapporte ses derniers mots à la sortie d’un mauvais rêve sous morphine, au cours duquel « Kylian Mbappé » s’assoit sur son visage « comme une chimère de Füssli ». Les enfants, Nathalie, Marina, Emmanuel, dorment au sol sur des matelas, à côté de son lit, comme lorsqu’ils étaient petits et qu’ « ils faisaient kolkhoze » (expression inventée par elle). Viennent les derniers instants (« elle est encore dans le couloir, elle n’a pas trouvé la sortie ») avant qu’Emmanuel ne lui ferme les yeux « de son mieux », sans y bien parvenir.
Muriel Steinmetz, Humanité, août 2025