Jean-Benoît Puech a consacré la plupart de ses livres à Benjamin Jordane, un écrivain imaginaire (1947-1994), ainsi qu’à son œuvre, aux critiques, aux expositions, aux colloques qu’il imagine lui avoir été consacrés. Sous le pseudonyme d’Yves Savigny, un universitaire, il a même écrit sa biographie (P.O.L, 2010). Avec Le Dernier des Jordane, il clôt le cycle. Il aurait bien connu l’écrivain dans sa jeunesse, et Savigny s’est d’ailleurs servi de son témoignage. Mais aujourd’hui, à un âge avancé, Jean-Benoît Puech s’autorise certaines révélations. Il prétend avoir souvent arrangé les...
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Jean-Benoît Puech a consacré la plupart de ses livres à Benjamin Jordane, un écrivain imaginaire (1947-1994), ainsi qu’à son œuvre, aux critiques, aux expositions, aux colloques qu’il imagine lui avoir été consacrés. Sous le pseudonyme d’Yves Savigny, un universitaire, il a même écrit sa biographie (P.O.L, 2010). Avec Le Dernier des Jordane, il clôt le cycle. Il aurait bien connu l’écrivain dans sa jeunesse, et Savigny s’est d’ailleurs servi de son témoignage. Mais aujourd’hui, à un âge avancé, Jean-Benoît Puech s’autorise certaines révélations. Il prétend avoir souvent arrangé les faits pour faire valoir notre grand homme et ses familiers. Il décide, cette fois, de rétablir la « vérité vraie » en vue d’une « Vie » revue, corrigée et définitive. En revenant notamment sur l’histoire de leur brouille, et comment ils se sont finalement réconciliés, par miracle si l’on peut dire. Car peu après la mort de Jordane, son fantôme lui est apparu à l’étage à l’hôtel de Ligné, à Aurillac, et l’a emporté à bord d’une bulle volante invraisemblable. Épisode fantastique qui lui permet enfin de s’expliquer sur son projet.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Le créateur d’une oeuvre, mais aussi la créature de médiateurs divers et variés. Jean-Benoît Puech contourne de façon merveilleuse, et dans un exceptionnel jeu de miroirs littéraires, l’impossibilité de l’autobiographie par le recours à un double imaginaire. Même s’il nous échappe dans des fabulations qu’il faut sans cesse décomposer, sans doute pour parvenir à parler de soi.
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Le retour du dandy : deux obsédés de fictions par Jean-Benoît Puech
Le Dernier des Jordane annonce-t-il la fin du cycle imaginé par Jean-Benoît Puech à l’époque où il faisait sa thèse avec Gérard Genette à l’Ecole pratique des hautes études ? On peut parier que non. C’est l’auteur qui ferait plutôt figure de dernier des Mohicans en écrivant, autant que faire se peut, sa littérature à l’écart. On retient généralement de Puech ses livres pleins de miroirs et de labyrinthes, il est certes un inventeur d’écrivains imaginaires dont le plus important est Benjamin Jordane qui, par un effet de symétrie, est d’ailleurs lui-même un créateur d’auteurs supposés... Mais, dans cette régression à l’infini, deux miroirs se faisant face, Puech ne serait-il pas lui-même l’invention de Jordane, un hétéronyme qui lui aurait servi à passer à l’acte, c’est-à-dire à se faire écrivain en un moment où les avant-gardes ouvraient une génération aux sciences humaines mais intimidaient aussi les apprentis de la fiction ? Puech a conçu son œuvre autour du personnage de Jordane (1947-1994), jeune dandy des années 70 souffrant d’un mal mystérieux, écartelé entre désir et amour et cherchant à suturer un monde en miettes par l’invention d’une littérature diagonale qu’il se refusera longtemps à publier. Au fil de ses livres, Puech a enveloppé Jordane et ses œuvres de tout l’appareil critique moderne, édition annotée, colloque, biographie, catalogue d’exposition post mortem, il a même imaginé un « Jordane-Club » chargé de perpétuer la mémoire de l’écrivain. Mais Puech n’avait pas encore affronté le genre des mémoires intimes, celles que laisse à la postérité et avec autorité tout « ami d’écrivain ».
Le narrateur du Dernier des Jordane rapporte leur rencontre à La Houssaye, un établissement antipsychiatrique qu’on imagine conçu par Félix Guattari. Provinciaux tous deux, ils sympathisent et se promènent à bicyclette dans une Ile-de-France aux résonances nervaliennes et aux châteaux embrumés dignes d’Alain Fournier. Le lecteur pénètre dans une époque où les jeunes gens, comme disait Barthes, avaient l’air de « petits messieurs », ils sont obsédés de fictions au sens le plus large, s’inventent et se bricolent aussi des mondes. Mais il y a surtout entre eux deux une jeune femme, Pauline de Changé, d’un magnétisme fascinant qui les conduit à une longue brouille, avant qu’elle ne disparaisse et qu’eux se retrouvent. Après ces années post-68 traversées par le mal de vivre et l’errance, le narrateur est devenu un universitaire et Jordane écrivain. Ils se sont tracé des lignes de fuite. L’un contournant l’écriture par le biais de la théorie, l’autre récrivant compulsivement son histoire en la pastichant en des fictions nombreuses. Atlantis Terrace qui paraît simultanément chez Fata Morgana en est un exemple que le « Jordane-Club » a exhumé des archives de l’écrivain et qui est dûment commenté par des spécialistes. Cette longue nouvelle atypique de science-fiction est emblématique de l’esthétique de Puech puisant à de multiples sources, des fanzines à Henry James, pour produire une composition d’un sauvage bariolage. II y joue avec le mythe d’une Atlantide pour y transposer l’éternelle histoire d’Orphée et d’Eurydice, c’est-à-dire celle des amours perdues de Benjamin Jordane.
Jean-Didier Wagneur, Libération, décembre 2024
« Jean-Benoît Puech : Une communauté de livres », un article de Jan Baetens à propos du Dernier des Jordane, à retrouver sur la page de Collateral.