Pot pourri est un recueil qui obéit au genre annoncé par son titre. Il s’articule en sections qui toutes touchent directement au poème. C’est quoi la poésie ? On la fait avec quoi en dehors des mots ? Ça vient d’où ? Ça traverse quel corps ? Avec des retouches, des morceaux de poèmes morts, des laissés pour compte.
La poétesse entame une conversation avec le temps. Faisant preuve d’une grande liberté de manoeuvre, elle revient en arrière, retrouve les traces du travail du poème, son exécution comme ses échecs. Des documents d’archive (pages de cahiers, dessins, collages, scénarios de films jamais tournés, morceaux de...
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Pot pourri est un recueil qui obéit au genre annoncé par son titre. Il s’articule en sections qui toutes touchent directement au poème. C’est quoi la poésie ? On la fait avec quoi en dehors des mots ? Ça vient d’où ? Ça traverse quel corps ? Avec des retouches, des morceaux de poèmes morts, des laissés pour compte.
La poétesse entame une conversation avec le temps. Faisant preuve d’une grande liberté de manoeuvre, elle revient en arrière, retrouve les traces du travail du poème, son exécution comme ses échecs. Des documents d’archive (pages de cahiers, dessins, collages, scénarios de films jamais tournés, morceaux de théâtre injouables, tentatives projetées ou laissées en plan) s’articulent avec émotion et humour à des travaux achevés plus récents.
Pot pourri peut se lire comme un parcours, en forme d’itinéraire liant l’autobiographie à la poésie, et inséparable de la question commune à tous : « comment habiter le monde ? » Puisque le monde parle à travers le poème, le livre de poésie devient le réceptacle de traces qui s’agencent, poursuivant la traque fantôme d’une forme-mouvement appelée poème.
Le Centre international de poésie Marseille (Cipm) organise une grande exposition consacrée à Liliane Giraudon, à partir du 20 septembre 2025.
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La chiffonnière des mots
Le titre alerte sur les pièges du langage. Un paradoxe du pot-pourri, c’est qu’il sent bon. Des fleurs parfumées comme le chèvrefeuille, la rose, le seringa ou la violette entrent dans sa composition présentée dans des coupelles plus ou moins précieuses et destinée à parfumer l’air. Pourtant, le mot « pourri », même s’il ne sent pas plus que le mot « revolver » ne tue, fait naître une association putride qui aussitôt le dévalue. Et lorsqu’il signifie tout simplement « mélange de choses hétéroclites », le pot-pourri n’est pas non plus à son avantage : il renvoie à l’informe et au mélange. Liliane Giraudon l’écrit sans tiret et avec deux majuscules, pour l’emmener ailleurs, dans son langage à elle, peut-être pour lui donner ses lettres de noblesse, les deux grands « P » pouvant renvoyer à la prose et à la poésie, présentes ensemble dans le livre, mais peut-être aussi pour prolonger le « Pourri » en « Pour rire », car même les sujets graves ne doivent pas être pris trop au sérieux.
Dans un texte écrit en 2021 pour l’exposition « La Rage d’écrire » à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, Liliane Giraudon éclaire toutes les potentialités de son titre. « Vous pouvez commencer à rire, bâtards ! C’est la fin du poème ! Encore quelques années et tous les mots pueront ! » Le pourri n’est pas loin. Dans la suite du texte, elle renseigne sur sa méthode : « A y regarder de près ça commence toujours à la main. Des notations quotidiennes dans des carnets. Guenon je singe. Prélève, rature, stocke, colle, rabats. Compost sous lequel le livre est enterré. Toujours en rapport avec la vie que je mène. Trous et nœuds. Un bouillon de prose où finiront par surnager des morceaux. Carcasse du livre à venir. Si la forme fait le contenu, elle repose sur un tas : ce foutoir. Ma fonction ? chiffonnière. » Que les métaphores soient culinaires, horticoles ou textiles, elles renvoient toutes à l’impur et au désordre.
On trouve ainsi de tout dans Pot pourri : des carnets manuscrits reproduits avec leurs couvertures, des dessins, des photos, une suite de fragments en prose intitulée « Ce qui s’affiche les nuits où tu n’as pas pu dormir », des poèmes, des collages, des indications scéniques « pour un théâtre injouable », des résultats médicaux. La littérature s’expose et, avec elle, le travail préparatoire, les projets abandonnés, parmi lesquels « 99 poèmes publics », toute la cuisine de l’écriture, l’œuvre et son archive. Ce qui relie les morceaux ? Un certain rapport de l’écriture à la ruine. « Comment intégrer dans le livre le fait simple que l’art se nourrit de la destruction ? » Il y a des poèmes en partie écrits puis abandonnés ou déchirés. Recopier des phrases dans des cahiers est une façon de les arracher à un tout. Les collages se font à partir de papiers découpés. Le livre en train de s’écrire aurait pu s’appeler « déchirablement », avant que le poète ami Dominique Fourcade ne titre l’un des siens Magdaléniennement (P.O.L, 2020), donnant à l’adverbe ainsi formé un air de plagiat. Ce sera Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 2021). Et pour celui-ci comme pour Pot pourri, la seule différence entre la notation et le livre de prose tient à « la reliure des fragments ».
La destruction touche aussi l’existence. A côté de soi, des personnes meurent ou sont sur le point de mourir. Les accompagner dans ce chemin est difficile, parfois décourageant. Les pages de prose ont une dimension autobiographique. Celle qui note ses rêves est hantée par les morts violentes : le poète états-unien Frank O’Hara, écrasé par un taxi sur une plage de Fire Island, le musicien Anton Webern, tué par un soldat américain alors qu’il était sorti fumer une cigarette sur son balcon, la mort désolante de Valerie Solanas dans un hôtel de San Francisco… Les corps jeunes, les corps vieillis, les corps malades, tous sont enveloppés dans la même attention. Le poème suggère qu’il y a dans la vie qui va finir quelque chose d’insupportable, mais que chaque instant mérite qu’on le suspende. Liliane Giraudon avait arrêté d’en écrire pendant plus de vingt ans et ne publiait plus que des livres de prose. Elle confie avoir repris la poésie après l’annonce de son premier cancer du sein. La prose accompagne le flux continu de la vie. La poésie, le fragment exposent ce qui le coupe et l’arrête. « Le temps qui passe comme une figue », constate-t-elle dans le plus beau poème, selon moi, de Pot pourri, Chaque lettre est un placard.
Ce qui me touche le plus et rend ce livre finalement joyeux, c’est sa passion des mots. « Avoir attendu soixante-treize ans pour découvrir que le mot “chagrin” a étymologiquement quelque chose à voir avec la croupe du cheval, de l’âne ou du mulet, peau dont on faisait le cuir. » Des mots qui surgissent d’on ne sait quelle enfance, comme « oblat » ou « congre », des expressions qui se ressemblent sans pourtant n’avoir aucun rapport, telles « battre un poulpe » (pour l’attendrir) et « battre sa coulpe » (pour être pardonnée). Ces surprises s’inscrivent dans le quotidien et rappellent tous les jours que même lorsque quelque chose est pourri, ou lorsqu’on reste sans voix devant le malheur ou la destruction, le langage résiste.
Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, octobre 2025
Liliane Giraudon, suite et défunts. Le « Pot pourri » de la « poétasse » marseillaise
Poète, Liliane Giraudon n’écrit pas à base de ciel, de fleurs et de mains. Ou alors coupées, les mains, puis liées derrière le dos, comme dans le conte de la jeune amputée (type 706 dans la classification internationale, pour ceux que ça intéresse). Côté fleurs, la Phocéenne préfère les légumes, « pour t’être vantée dans l’art des épluchures », « l’oignon et l’ail » compris. Quant au ciel, « il y a longtemps » pour elle qu’il « est vide ».
« Pour les chiens »
A 79 ans, Giraudon est une écrivaine énervée, voire explosive, comme le prouve l’exposition « Madame himself et l’humour poétasse » que lui consacre le Centre international de poésie de Marseille jusqu’au 20 décembre. Dessins, vidéos, revues (Banana Split et If avec son complice Jean-Jacques Viton, entre autres), Instagram devenu micro-édition, photographies homoérotiques de son fils MarcAntoine Serra augmentées par ses soins, et partout « la main qui écrit n’arrête pas de dessiner ». Une affiche à l’entrée de l’expo acrostiche le mot « POEME »: le P se décompose en « Pour qui ? Pour les chiens », le O s’effrite en « Ossements », le E en « Ecrivaine » dont le « vaine » se casse la gueule et pointe vers « Ossements », etc.
Beau comme une calavera du jour des morts mexicain, son nouveau recueil Pot pourri est essentiellement consacré aux défunts, sous l’intitulé « Ce qui s’affiche les nuits où tu n’as pas pu dormir». C’est une sorte de journal 2019-2020 en 224 miettes : y meurent Emmanuel Hocquard, Nanni Balestrini, John Giorno ; y sont déjà mortes Josée Lapeyrère ou, bien avant, la tutélaire Mina Loy et vont bientôt y décéder Viton ou Michelle Grangaud… « Que voulaient les morts lorsqu’ils vivaient ? » se demande plusieurs fois Giraudon en trouvant la question idiote. Evidemment, ces histoires de temps enfui et de disparus sont une façon de rénover par contraste la poésie : « Avant on croyait ou voulait croire que le poème plaçait le lecteur en état de catastrophe. Maintenant la formule se dégonfle et dévoile toute sa prétentieuse connerie. Une catastrophe plus précise efface les anciennes croyances. »
Car notre « poétasse » est fracasseuse de poésie à l’aune des horreurs d’aujourd’hui : « nous sommes les parasites / destructeurs de ce monde / poète porc propre / très peu pour moi ». Il y a des choses bien plus importantes, comme « la saison (inlocalisable) où tu as vérifié que le fascisme était une jouissance létale qui pouvait toucher toutes les classes sociales ». Il y a des choses plus jolies, telle « la tactique du swarming chez les black blocs », et surtout des choses qu’il faut redire encore et encore, comme les morts en Méditerranée ou ces « dix-neuf jeunes filles yazidies qui refusaient d’être vendues comme esclaves sexuelles [et] ont été brûlées vives dans des cages. »
« Culture du viol »
Tout ceci est une réponse à la question que pose la quatrième de couverture : « comment ne pas foutre en l’air son livre, inséparable de la question commune à toustes : comment habiter le monde » – comment conjuguer art et activisme. Quand tant de mâles de son âge hululent devant la menace « woke » ou que des écrivaines inventent la « liberté d’importuner », Liliane Giraudon fustige la « culture du viol » et vérifie « que beaucoup de jeunes poètes sont de vrais fils de putes et que pas mal de vieux l’ont été » . En 2021, elle se moquait d’« une poésie patriarcale bien verticale / manifestes comiquement phalliques ». Le recueil s’intitulait Polyphonie Penthésilée, du nom de la célèbre amazone qui défendit Troie.
Dans Pot pourri, Giraudon se demande si elle a bien fait de convoquer cette figure guerrière. En voyant que le recueil se clôt sur une photo du domicile de l’écrivaine, vandalisé en 2024 d’un « ta poésie c’est de la merde » tagué à la peinture, on se dit assurément que oui.
Éric Loret, Libération, novembre 2025
« Un art nourri de destruction », un article de Marie Etienne, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.
« Une question commune, pas une affaire privée », un article d’Éric Houser, à retrouver sur la page de Sitaudis.fr.