Quand le fils s’en va-t-en guerre
A 22 ans, il décide d’entrer dans l’armée. Une décision vécue comme une déflagration pour Mary Dorsan. Romancière, elle écrit à son fils dans un livre bouleversant qui fait découvrir de l’intérieur la vie d’une jeune recrue.
Père et mère, et le fils. Été 2022, ils sont à trois sur l’esplanade de la Défense, à Paris. Le fils, 22 ans, va retirer son billet de train auprès du centre de recrutement de l’armée. Un aller simple, signe d’un engagement sans retour, qui fait froid dans le dos. « Ton engagement est une déflagration, confie la mère. La guerre débarque brusquement chez nous... » Juin 2025, fin de journée à une terrasse de café. La mère de l’aspirant soldat est romancière. Ce cinquième livre – La Déflagration – est écrit avec ses tripes. Volubile, Mary Dorsan dit tout à la fois la peur, la fierté, le questionnement, l’acceptation. C’est par les mots, la parole et l’écriture, que s’impose la réalité.
Dans cette famille du fils unique, on parle, beaucoup. On se raconte, chacun comme il est. Mary Dorsan, née de parents britanniques, est devenue aussi française. Son mari marocain, trop épris de justice pour ne pas risquer quelques soucis outre-Méditerranée, a demandé à son tour la nationalité française. II est aussi devenu anglais par leur mariage. Une petite cellule familiale, à la dimension internationale, sans oublier des engagements militants pour la paix, la justice sociale. Le fils, gaillard aux larges épaules, se voyait bien prof de sport. Une première année de fac en plein Covid, a contrarié les projets. Plus encore, ce sont les images de l’invasion russe en Ukraine, à la télé, dans le petit appartement de banlieue parisien ne, qui ont scellé l’engagement dans l’armée de terre.
La jeune recrue ira faire ses classes dans le sud de la France, à quatre heures de train. Pendant ce temps, le silence s’installe, méditatif. « Entrer dans l’armée, c’est pour faire la guerre... », ressasse Mary Dorsan. Et surprise : le gars est assez souvent en week-end. II raconte, et ses parents, plutôt antimilitaristes, découvrent la grande muette. « II se passe quelque chose », insiste la mère de famille qui, le temps d’une perm’, lave les treillis qui sèchent sur le fil à linge. Durant l’entretien, elle raconte, montre l’ambivalence des réactions. Devant un verre de panaché, et sur le ton de la confidence, reste des points en suspension que Mary Dorsan évoque, comme pour elle-même : « Je l’ai accepté, bien sûr, mais il fallait encore l’assimiler. »
C’est l’écriture qui participera à l’opération. « Écrire me sauve », confie l’autrice des précédents romans nourris de son engagement social auprès des personnes fragiles (Méthode, 2021;Rencontrer Darius, 2019). « Mais cette fois-ci, c’est lui, l’histoire. » Le fils s’engage, et c’est comme un tremblement de terre : « Que des jeunes crèvent au combat, même s’ils luttent pour la liberté, c’est trop tragique. » À chaque retour du fils soldat, elle écoute le récit des exercices militaires, de l’instruction des jeunes gars par des sous-officiers aux tempéraments très divers. « II nous parle de ses copains, de l’esprit de corps, et je le “vois ” avec une arme à la main... »
Quand elle croise une patrouille Sentinelle, Mary Dorsan éprouve une certaine tendresse pour les jeunes militaires. Ce pourrait être son fils. « Quelle mère je peux encore être ? » Au fil des pages, elle prend son fils à témoin; « Tu ne refuses pas d’apprendre à tuer car tu espères défendre des vies. » Se mélangent la fierté de voir son fils qui s’engage et la peur sourde : « Si tu changeais de voie, mon soulagement serait immense, prodigieux. » Plus que jamais, elle se satisfait de n’avoir pas de portable. C’est le père qui reçoit les messages et qui en fait un condensé. Si la famille est soudée, le fils peut prendre son envol : « On lui a transmis les outils pour vivre, il faut qu’il se débrouille », déclare la mère protectrice, dont on se demande si elle est vraiment convaincue. « II est trop heureux et si vivant, je lui fais confiance. » Le long récit, maquillé en roman pour préserver l’anonymat des soldats et mettre en scène la vie militaire, est aussi une déclaration au fils : « Tu sais que je réécris tes expériences, tu le veux bien, et c’est comme si je t’écrivais. »
Ce journal sans date est un exercice d’apprivoisement : l’engagement du fils sous les drapeaux en traîne les parents dans l’aventure. Les échos de la caserne font sourire mais aussi frémir. Certaines recrues renoncent, d’autres se blessent à l’entraînement. Peut-on jamais être prêt pour la guerre? Les yeux embués, la romancière le reconnaît : elle aurait pu écrire huit cents pages et plus encore, comme pour mettre les risques à distance. Trois cents disent déjà les répliques de cette déflagration initiale : « Il faut dire les choses, c’est la seule façon de vivre... »
Christophe Henning, La Croix, juin 2025
Cet « autre » qu’est mon fils
Dans « La Déflagration », intense récit autobiographique à peine romancé, Mary Dorsan cherche à comprendre son unique enfant lorsqu’il s’engage dans l’armée
Dans son formidable premier livre, Le présent infini s’arrête (P.O.L, 2015), comme dans le suivant, Une passion pour le Y (P.O.L, 2018), Mary Dorsan s’appuyait sur son expérience d’infirmière psychiatrique pour « explorer la relation à l’autre et ses étrangetés les plus fantastiques ». Mais elle refusait de se « mettre au centre » du récit, trouvant « dégoûtant », comme elle l’expliquait au « Monde des livres », d’être « le truc qui capte, le truc qui analyse, sent, regarde ». Cela lui semblait être « trop de soi ». L’écrivaine se projetait donc à chaque fois dans un personnage, qui lui permettait d’évoquer, avec la distance permise par la troisième personne, son quotidien avec les patients.
Dans La Déflagration, le « je » est assumé. Seule la mention « roman », ajoutée sous le titre, suggère la réticence de l’autrice à réduire le récit qui s’annonce à un événement de portée strictement personnelle. Sans doute la précision générique veut-elle aussi protéger les différentes parties prenantes des événements qu’elle relate. Tout comme elle autorise les entorses à la chronologie des faits, et la mise en œuvre de procédés narratifs grâce auxquels l’analyse des émotions et des sentiments contradictoires de la narratrice devient possible sans être complaisante ou indécente.
Pour celle qui a toujours fait de l’accompagnement des plus faibles une vocation et qui, devenue assistante sociale de prison, a toujours cru à la possibilité d’une résolution pacifique des conflits comme à la réinsertion, si ce n’est à la rédemption, des délinquants et des criminels, le choix que fait son fils est un coup de tonnerre . Il résonne comme une remise en cause de tout le système de va- leurs que le couple parental pensait avoir transmis à son enfant unique. Une véritable « déflagration, écrit-elle en s’adressant virtuellement au jeune homme, parce que tu as décidé d’entrer dans l’armée, que tu as choisi l’infanterie, que tu veux devenir soldat. Tu t’es engagé ». Ne pouvant faire autrement que respecter un choix qu’elle ne comprend pas, l’écrivaine s’efforce d’assimiler la nouvelle et s’en remet aux mots pour tenter de donner du sens à cette annonce. « Tu vas peut-être tuer et j’y serai pour quelque chose, croit-elle. Car, bien que m’affirmant antimilitariste et pacifiste, je n’ai pas cherché à te dissuader. (...) Tu ne refuses pas d’apprendre à tuer car tu espères défendre des vies. J’essaie d’intégrer ces contradictions. »
Pas moins étrange que les propos tenus par ses patients lorsqu’elle travaillait en hôpital psychiatrique, la décision de son fils appelle, chez Mary Dorsan, une réponse similaire. II lui faut comprendre cet « autre » qu’est son fils. Ecouter et entendre ce qu’il peut vivre de si extraordinaire, pendant les six mois de la période d’aguerrissement, qu’il y trouve à l’évidence ce qu’il était allé y chercher. Admettre que, « depuis que [s]a vie est en jeu », il est « plus vivant que jamais ».Toutefois, comme elle n’est plus, cette fois-ci, en position d’infirmière mais de mère, l’écriture se doit aussi de conjurer la peur de la mort de son enfant. Puisque devenir soldat, c’est peut-être apprendre à tuer, mais c’est surtout être prêt à sacrifier sa vie s’il le faut. Perspective intolérable s’il en est.
La Déflagration est le très beau récit, intense, vivant, contradictoire et nuancé, des sentiments par lesquels la narratrice et son mari sont passés durant les six mois de la période d’aguerrissement des jeunes recrues. Six mois durant lesquels ils ont dû d’abord intégrer l’annonce inattendue de cette vocation militaire, accepter le départ de leur fils du foyer familial, apprivoiser l’idée qu’il puisse trouver du plaisir à courir un danger et supporter le fait qu’il soit prêt à mourir. Six mois durant lesquels, en bons parents, ils devaient souhaiter la réussite de leur fils, tout en espérant malgré tout que les difficultés de l’aguerrissement le contraindraient peut-être à renoncer à la carrière militaire. « Cette histoire, comprend finalement la romancière, est un peu l’histoire de toutes les mères, de tous les pères qui voient leur fils grandir et partir. Pas seulement l’histoire des mères et des pères dont les enfants se préparent à la guerre. ». C’est une fois encore la grande force de l’écriture de Mary Dorsan : acceptant de rendre compte avec sincérité de ses propres émotions, elle réussit, en parlant d’elle-même, à s’adresser à tous.
Florence Bouchy, Le Monde, juin 2025