« C’est compliqué pour moi, parce qu’encore aujourd’hui, après une dizaine d’années de psychanalyse, j’ai l’impression d’être une héroïne de roman, persécutée par un auteur qui lui veut du mal. »
Quand la série télévisée où jouait Louise s’arrête brusquement, l’adolescente de seize ans, qui a jusqu’alors suivi une scolarité à distance, arrive au lycée. Non seulement elle ne comprend rien aux conversations et aux plaisanteries de ses camarades de classe, mais elle a toujours le sentiment désagréable d’être filmée ou espionnée. L’équilibre qu’elle a tant bien que mal réussi à construire se désagrège, et Louise se trouve brutalement projetée dans un univers fantastique.
La première partie du roman se déroule dans l’univers réaliste du lycée : les dialogues adolescents, cruels et joyeux, l’entremêlent aux souvenirs de tournages de Louise, qui a vécu la vie d’une enfant-star et qui peine à se mêler aux autres et à construire des amitiés. Un événement tragique rend brusquement la vie de Louise insoutenable. Elle fuit et arrive dans un autre monde. C’est la deuxième partie du roman, elle se retrouve dans un château qui rappelle celui de Barbe bleue, un couvent ou une université. Des personnages qui semblent venus d’un autre siècle passent leurs journées à analyser la façon dont les gens parlent et interagissent : ils érigent le soupçon et la méfiance en système. « On peut très bien vivre en étant paranoïaque », affirment-ils. Vraiment ? Louise finit par en douter, et elle prend peur.
La vie familiale, amicale et amoureuse, se trouble. On entrevoit des relations dangereuses, voire toxiques, qui se mêlent aux subtilités de l’éloquence et de la morale. Dans ce roman virtuose, l’humour et l’ironie côtoient une inquiétante étrangeté.
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Louise par Lise
Délectablement romanesque, nourri de littérature, aussi malicieux que tragique : le nouveau Lise Charles, Paranoïa, est une belle réussite. Et un des meilleurs romans de cette rentrée.
La trop fameuse « clarté » française – que devient-elle entre les mains d’une romancière supérieurement douée, comme Lise Charles ?
Elle se transforme en un instrument génial - paradoxal et contradictoire. Elle revêt l’aspect d’un motif à la fois amoureusement caressé (La Rochefoucauld, Molière, Bossuet, Mme de Lafayette : ils sont là, coulés plus ou moins visiblement dans la pâte du texte) et joyeusement chahuté. Voici Louise : ex-enfant star de série télé, ado, lycéenne dans un grand lycée parisien, héroïne et narratrice de Paranoïa, sans compter quelques autres caractéristiques, dont la moindre n’est pas d’assister, et même de participer, à une espèce de duel psychique, intellectuel, voire?métaphysique. Qui oppose la volonté de savoir à l’obscurité du monde. Le désir d’intelligibilité à la nature cryptique, fermée, étrange, des faits et des êtres. Duel où, donc, la pénétration prêtée aux maximes de tel duc moraliste sera invoquée et où, on y revient, l’estampille « clarté » française sera quelque peu malmenée.
Le monde de Louise est plus ou moins imperméable à l’intelligence qui cherche à en rendre raison. Elle n’est pas « marginale », notre héroïne, pourtant tout se passe comme s’il y avait un étroit mais infranchissable fossé entre ses camarades et elle : Lise Charles excelle à restituer cet âge où tout est peu ou prou chiffré, soumis à des normes ou des attentes dont on peut toujours douter, comme Louise, qu’on y satisfasse. Et puis il y a ce sentiment d’avancer en permanence masqué ; et la faillite plus ou moins marquée, des discours autorisés – les discours qui devraient élucider – qu’il s’agisse de Copains des bois (ce viatique de l’enfance en plein air, bréviaire de Louise) ou du tout-venant de la provoc réac débitée par le prof d’histoire.Il fallait donc ici des dons d’équilibristes – et Lise Charles les a assurément – pour concilier la chronique et la langue teenage, la maîtrise des ressorts narratifs (ainsi le recours à l’ellipse et à la suggestion) et la masse des références (les grands et gros noms cités plus haut, sans oublier Tintin ou La Belle et la Bête).
Mais l’incompréhensible, ce n’est pas seulement que le monde résiste aux efforts de l’entendement. Il est aussi moral. C’est le scandale – le scandale de la mort d’une jeune fille (ménageons ici au lecteur la surprise, ne dévoilons pas son identité).Alors la raison bascule. Ou, plus exactement s’élargit jusqu’à embrasser l’irrationnel. Et c’est l’extraordinaire (au sens aussi bien courant qu’étymologique du terme) seconde partie. Qui se situe quelque part entre le rêve, la folie, le conte, la projection psychique et l’entreprise d’investigation des moralistes. Car c’est dans un étrange château que se retrouve Louise, et le maître des lieux y enseigne les préceptes d’un désabusement lucide. Qui pourraient permettre à notre héroïne de comprendre si elle est – oui ou non – coupable (en esprit, en intention) de la mort de l’autre jeune fille. Mais ne faut-il pas se méfier des maximes et de leur clarté blessante ?
Damien Aubel, Transfuge, août 2025
Lise Charles cultive de mauvaises pensées
Une ex-enfant actrice à l’adolescence compliquée, un prince, un château ? Paranoïa, brillant et énigmatique
D’un roman à l’autre (tous publiés chez P.O.L), Lise Charles offre à ses personnages réincarnations et métamorphoses. Prenez Marianne Renoir, dont le nom est celui porté par Anna Karina dans le film Pierrot le Fou, de Jean-Luc Godard (1965), et sert par ailleurs de pseudonyme à l’autrice pour ses livres jeunesse : on l’a connue jeune femme en plein désamour dans La Cattiva (2013), objet du désir d’un certain Oscar Milton dans La Demoiselle à cœur ouvert (2020), où elle était la mère d’une petite Louise, dont les carnets intimes constituaient une partie du texte.
Paranoïa voit revenir Marianne Renoir, effacée derrière sa fille de 16 ans, baptisée Louise Milton. Cette dernière, dont le journal est volé en cours de route, est cette fois aux commandes du récit. Elle a une sœur prénommée Jeanne – c’était déjà le cas de Lou, la narratrice de Comme Ulysse (2015). Ces mutations, déplacements et réinventions ne sont probablement pas étrangers à une remarque de Louise, qui explique le titre de Paranoïa : « Encore aujourd’hui, après une dizaine d’années de psychanalyse, j’ai l’impression d’être une héroïne de roman, persécutée par un auteur qui lui veut du mal. »
C’est depuis son existence adulte que Louise écrit, et revient sur son année en classe de première. Elle éprouvait alors la constante sensation d’être filmée ; il faut dire qu’elle sortait de plusieurs saisons à incarner l’héroïne d’une série télévisée.
Utilisation rouée de l’adverbe « déjà »
Le roman s’ouvre après l’arrivée de la jeune fille dans un grand établissement scolaire parisien, alors que sa carrière d’actrice ne lui a pas permis d’apprendre les codes de la sociabilité lycéenne. Le livre déroule la vive chronique d’une vie adolescente, entre les cours, la constitution d’amitiés, les souvenirs de tournage, le quotidien auprès d’un père écrasé par l’éco-anxiété et d’une petite sœur férue des histoires inventées par Louise…
Aux deux tiers du roman, un événement terrible advient, un deuil qu’annonçait la première partie à la souterraine mélancolie, piquetée d’effets d’anticipation (voir l’utilisation rouée de l’adverbe « déjà »). Le récit réaliste bascule alors dans une sorte de conte. Comme l’Alice de Lewis Carroll court après un lapin qui l’entraîne au pays des merveilles, Louise se met sur les traces d’un certain prince de Marsillac, dont le nom n’est pas sans rappeler le Marcillac originel de La Rochefoucauld (1613-1680), et qui dispense ses maximes au fil de conversations tenues dans un immense château.
Paranoïa abonde en citations, explicites ou non, qu’elles soient dudit La Rochefoucauld, de Mme de La Fayette, Perrault ou d’autres écrivains des XVIIe et XVIIIe siècles (dont l’autrice, maîtresse de conférences à la Sorbonne, est une spécialiste) ou qu’elles aient pour source des livres jeunesse, dont le délicieux manuel Copain des bois, de Renée Kayser (Milan, 1994). Elles irriguent avec malice ce roman brillant et énigmatique, tourmenté par les « mauvaises pensées » et leurs éventuels effets autant que par les raisons qui poussent à écrire, et les façons de transformer un même événement dans différentes veines fictionnelles. Tout ce qui amène une autrice à « persécuter » ses personnages, encore et encore.
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, août 2025
Tru(wo)man Show
Un article d’Alexis Buffet à retrouver sur la page de En Attendant Nadeau.
La princesse au petit grain
La vie, cette petite créature perverse, nous offre mille et une raisons de devenir paranoïaque. Pour Louise, 17 ans, longtemps héroïne de la série « Lou y es-tu ? », c’est son passé d’enfant star qui sert de terreau à cette névrose fertile. L’adolescente craint en permanence d’être filmée à son insu, y compris lors de son premier baiser. Quand elle croise un groupe de lycéens penchés sur un portable, elle a la certitude qu’ils regardent une vidéo d’elle. Sans bienveillance. Et elle redoute toujours de voir son visage apparaître à côté de celui de Macaulay Culkin quand elle tape sur internet « ugliest former child actors ».
Le fait que son père souffre d’éco-anxiété et d’une dépression saisonnière qui se traduit par l’usage compulsif d’un franglais à la Jean-Claude Van Damme et que sa mère lui vole ses moindres répliques pour en faire une bande dessinée n’arrange rien. Louise cherche refuge dans « Copains des bois », sorte de « Manuel des Castors Juniors », dans les histoires qu’elle se raconte avec sa jeune sœur Jeanne, et plus généralement dans la littérature – notamment « la Princesse de Clèves ». Des récits qui viennent contrecarrer les films qu’elle se fait. A moins qu’ils ne les alimentent.
Après une tragédie qui survient à mi-chemin du livre, Louise bascule de l’autre côté du miroir, projetée dans un monde onirique – cauchemardesque ? –, entre le conte de fées et le pastiche d’un roman du XVIIe siècle (spécialité de Lise Charles). La jeune fille fait la connaissance du prince de Marsillac – Marcillac, avec un c, était l’un des titres de La Rochefoucauld. Elle erre dans un vaste château et suit des cours ésotériques. Évolue-t-elle dans un rêve ? un hôpital psychiatrique ? une pension ? dans son propre délire ? Toute la virtuosité de Lise Charles s’exerce dans cette incessante partie de saute-mouton entre réalité et fiction – qui pourrait être la définition de la vie même.
On retrouve dans ce savoureux « Paranoïa » des personnages comme Marianne Renoir, qui sont aussi des avatars de l’autrice, déjà présents dans « la Cattiva » ou « la Demoiselle à cœur ouvert ». L’espièglerie et l’érudition coutumières de l’écrivaine se doublent ici d’une mélancolie plus tenace pour dire la sortie de l’enfance, ce moment où l’imagination se fracasse contre le réel. « Encore aujourd’hui, après une dizaine d’années de psychanalyse, dit Louise, j’ai l’impression d’être une héroïne de roman, persécutée par un auteur qui lui veut du mal. » N’en sommes-nous pas tous au même point ?
Elisabeth Philippe, Le Nouvel Obs, octobre 2025
Lise Charles, l’ivresse des maximes. Des lycéen et un moraliste sorti d’« Alice »
L’héroïne de Lise Charles est une ex-enfant star de série télévisée. Elle a 16 ans et après toute une première partie consacrée à sa vie adolescente, la voilà en fuite. C’est le second volet du roman, le meilleur. Après une tragédie familiale, Louise quitte Paris : « Pour être sûre de ne pas tourner en rond, j’ai marché vers le soleil couchant. Quand il se levait, je le laissais derrière moi. Je ne mangeais pas, ou les mûres que je trouvais sur mon chemin. Pendant longtemps, je n’ai eu que deux phrases en tête. Elle est morte, je ne la verrai plus. Je voudrais partir loin de moi. » L’histoire est racontée des années plus tard par la jeune fille devenue adulte. On a alors quitté le réalisme des débuts et plongé dans un monde magique qui fait penser à Alice aux pays des merveilles.
« Paf, on se réveille ». Louise rencontre vite l’un des personnages principaux, le prince de Marsillac, un homme qui parle par maximes comme son quasi-homonyme le prince de Marcillac, soit l’écrivain du XVIIe siècle François de La Rochefoucauld. Voilà ce beau sire, assis en tailleur dans la forêt, aux côtés de la fugitive. Et à travers les mots de la narratrice, il ressemble fort au lapin à gilet et montre à gousset de Lewis Carroll : « A un moment, j’ai cru entendre le son d’une cloche dans le lointain, oui, j’ai dû l’entendre, car il a dit : “Il est l’heure ! Il est l’heure ! Je vais être en retard”, et il est parti en galopant comme un grand cerf. / Le soleil brillait maintenant sur une solitude parfaite, et l’on n’entendait pas même le cri d’une pie. »
L’ex-enfant star va aller vivre au château. Un lieu à la fois inquiétant et familier, tant il ressemble au lycée de la première partie. Il en est une sorte de prolongement universitaire. Des cours y sont dispensés. Une certaine Madeleine y parle aussi par maximes. Et on devine derrière, la marquise de Sablé, philosophe proche de La Rochefoucauld. Le prince veut flirter avec Louise, ne lui est d’aucun secours moral. Alors qu’elle se sent à la fois coupable et menacée, il assène : « On vit très bien en étant paranoïaque ». La jeune fille se sent enfermée dans un cauchemar, une fiction. Elle se rappelle alors ce que lui avait dit son amie Manon : « En rêve, on ne meurt jamais. Au moment où on va mourir, au moment où nos doigts glissent, où la falaise s’effrite, où l’on va tomber dans le vide, paf, on se réveille. On ne peut pas rêver de sa mort. » Faut-il qu’elle se jette dans un puits pour retourner dans sa vie d’avant ? La question rend encore plus puissante l’impression onirique. On était tranquillement en train de lire un livre sur un groupe d’adolescents d’un lycée parisien, rival de Louis le Grand, et nous voilà précipité de façon totalement abrupte dans ce monde ancien où l’on parle la langue du XVIIe siècle et on s’intéresse à l’art de la conversation. La rupture est surprenante, mais les choses se raccordent autour de la personnalité de Louise, qui a beaucoup lu, sait utiliser les imparfaits du subjonctif et n’est pas rebutée par les maximes du prince.
Oncle Charlie. Lise Charles, 38 ans, a écrit des livres pour la jeunesse sous le pseudonyme de Marianne Renoir, emprunté à un personnage de Godard. Ici apparaît aussi comme dans des romans précédents une Marianne Renoir. C’est la mère de Louise, légèrement décevante, le père lui est ravagé par des crises d’éco-anxiété. L’autrice sait attraper dans ses dialogues d’adolescents une drôlerie propre à cet âge. Manon, Maxime et Joseph sont venus répéter Molière chez Louise. Atmosphère : « Les garçons ne m’intéressaient pas du tout, mais rapidement on s’est tous mis à suer comme des veaux, un truc hormonal, et comme il faisait froid dehors, il y a eu de la buée sur la fenêtre […]. »
Outre ces bons élèves, habitués de la cour Descartes et de l’escalier des prophètes (éléments empruntés au lycée Henri-IV), il y a aussi Swann, une fille un peu perverse, Bérengère, fabricante de farces et attrapes maison, et des profs saisis à point, tel Lecomte, fervent proustien. Lise Charles aime les citations, qu’elle multiplie, y compris tirées de la revue pour enfants Copain des bois. Il y a du plaisir à en reconnaître certaines, même si on en rate beaucoup. Elle ne se limite d’ailleurs pas à la littérature, fait des incursions dans le cinéma. Comme chez Hitchcock (l’Ombre d’un doute), on trouve dans Paranoïa un oncle admiré du nom de Charlie. Il offre à la jeune fille une bague en émeraude à la provenance inquiétante, elle restera de l’autre côté du miroir.
Frédérique Fanchette, Libération, novembre 2025