Rue de Phénicie, c’est un livre d’artiste, un livre intime et un livre politique, un roman photo, un roman militant, un tract palestinien, un livre d’images, un livre de mythologie, un catalogue d’exposition, un livre de souvenirs ou de science-fiction.
La rue de Phénicie, c’est la rue où habite l’autrice à Beyrouth. Une rue au coeur de l’intrigue. Parce qu’il y a une intrigue. Le livre débute de nos jours dans un bar de Beyrouth chargé d’âmes brisées. La narratrice y rencontre un étrange inconnu. Il la pousse à partir à la recherche d’un bar légendaire qu’elle ne connait pas, et...
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Rue de Phénicie, c’est un livre d’artiste, un livre intime et un livre politique, un roman photo, un roman militant, un tract palestinien, un livre d’images, un livre de mythologie, un catalogue d’exposition, un livre de souvenirs ou de science-fiction.
La rue de Phénicie, c’est la rue où habite l’autrice à Beyrouth. Une rue au coeur de l’intrigue. Parce qu’il y a une intrigue. Le livre débute de nos jours dans un bar de Beyrouth chargé d’âmes brisées. La narratrice y rencontre un étrange inconnu. Il la pousse à partir à la recherche d’un bar légendaire qu’elle ne connait pas, et « d’où viennent tous les maux du Liban et du monde ». Débute une quête dans Beyrouth plongée dans le noir, qui durera une nuit et ne se terminera qu’à la dernière page du livre, de façon surprenante. Cette errance dans Beyrouth est rythmée de longs flash-backs où la narratrice revient sur sa vie à Paris. Depuis son arrivée à 18 ans, à la fin des années 80, jusqu’à son retour à Beyrouth en octobre 2023. On suit la trajectoire de cette Libanaise en France, de la fascination à la désillusion puis la révolte. Trente années de création artistique originale défilent avec passion. La narratrice passe de la découverte joyeuse de la vie parisienne culturelle, noctambule, libertine, dans le milieu de l’art et de la mode, à une prise de conscience face à la difficulté grandissante d’être Arabe en France, et surtout face à l’incompréhension de l’Occident pour la tragédie palestinienne. Les cabarets de Pigalle, à la Cloche d’or, les nuits blanches et soirées frivoles dans une vie d’insouciance et de plaisirs, font place, au fil des ans, à la déception et la colère face à la politique violente de l’Occident vis-à-vis des Arabes. Les événements de ces 30 dernières années sont vus par ce prisme, entre anecdotes intimes et épisodes historiques. Les scènes les plus amusantes côtoient les sujets les plus graves, dans une mise en page fantasque. Des lectures sur l’histoire du Proche-Orient, de la Palestine, ponctuent la narration, et des scènes racontées de films cultes font irruption dans le récit.
200 reproductions en quadrichromie de dessins originaux et de photographies de l’auteure irradient les pages du livre. La très belle déambulation lyrique dans Beyrouth fantomatique et onirique s’achève. La narratrice a trouvé ce que renferme ce fameux bar, qui pourtant n’existe pas.
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Entre Beyrouth et Paris, une mémoire à vif
Lamia Ziadé déploie son talent protéiforme dans un nouveau roman graphique magistral. Elle y sonde notamment les angles morts du discours occidental sur le feu qui s’abat sans relâche sur le Liban et les pays voisins depuis cinquante ans.
Rue de Phénicie est un grand roman, de ceux que l’on referme en ayant l’impression de revenir d’un long voyage. Depuis dix ans maintenant, Lamia Ziadé, écrivaine et plasticienne, emploie les mots et les dessins, les photos, les collages, pour traduire sa mélancolie et sa colère, son amour et son désespoir, face au feu et au sang qui défigurent depuis trop longtemps le Proche-Orient. Traduits en plusieurs langues, multiprimés, ses recueils sont des tours de force d’écriture, d’illustration, de maquette graphique, qui marient la beauté au tragique, le journal intime au reportage, le témoignage à la recherche documentaire, l’argumentation politique aux souvenirs d’enfance.
Immense succès en 2015, O Nuit, ô mes Yeux. Le Caire, Beyrouth, Damas, Jérusalem redonnait vie aux chanteuses arabophones des années 1930 aux années 1970, ces femmes, Oum Kalthoum, Asmahan, Fayrouz en tête, vibrantes de talent, de liberté et de poésie. Ma très grande mélancolie arabe, en 2017, toujours aux éditions P.O.L, circulait dans le même territoire, du côté de l’abîme des guerres, du cratère des bombes, des femmes, là encore, souvent jeunes, souvent chrétiennes, qui, dans le Liban-Sud, n’hésitaient pas à se faire exploser pour lutter contre l’occupation de l’armée israélienne.
Des bars aux néons éteints
Dans Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975-1979, Lamia Ziadé racontait le basculement de Beyrouth dans la guerre vue par la petite fille qu’elle était alors. En écho poignant, Mon port de Beyrouth retraçait le fracas de l’explosion intime et collective provoqué par l’anéantissement du port et de quartiers entiers de la ville en 2020.
Voici donc aujourd’hui Rue de Phénicie... A Beyrouth, avant la guerre civile, « c’était LA grande rue des bars, des night-clubs et des hôtels ». Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, avec ses bars éteints, faute d’électricité, et ses carcasses de palaces détruits lors de la terrible « bataille des hôtels » il y a 50 ans, jamais reconstruits depuis. La narratrice, double de Lamia Ziadé, affirme y vivre aujourd’hui sans bien savoir pourquoi elle est de retour dans ce « pays de malheurs ».
Un archéologue alcoolique
Dans le black-out beyrouthin, elle passe une nuit d’ivresse au Paradise, seul établissement dont le néon zèbre encore l’obscurité. « C’est un bar de Beyrouth, où je tente d’oublier Beyrouth. » A ses côtés, un inconnu, un « archéologue alcoolique » avec qui elle parle de « ruines et de cimetières. Pas du Sud en ruines, non. Ni même de Gaza. Mais de temples romains, de colonnes grecques, de tombeaux phéniciens, de Palmyre de Nimroud de Césarée. »
Ce récit-cadre est nimbé d’une aura de songe, d’un flou fantastique. Dans la litanie des noms de boîtes de nuit fermées depuis longtemps qu’égrènent les deux insomniaques l’Excelsior, les Caves du Roy, le Quo Vadis, l’EpiClub, le Morocco, Le Paon rouge... - se glisse celui d’un lieu de légende où le personnage de Lamia Ziadé n’est jamais allé. « Cette boîte doit fermer ! C’est de là que viennent tous les maux du Liban ! Et du monde ! » s’exclame son ami d’un soir, tel un Cicéron de roman gothique.
Ainsi s’ouvre une double exploration: retrouver cette fameuse boîte de nuit dans le dédale d’un centre-ville hanté et méconnaissable ; parcourir le chemin artistique, émotionnel, intime de la jeune fille de 18 ans arrivée de Beyrouth en pleine guerre à Paris pour faire des études d’art, qui tiendra long temps le Liban à distance, « à cent milliards d’années-lumière », « physiquement, mentalement », avant d’y revenir, par ses livres, par l’actualité, accablante, atroce, du Proche Orient, de la guerre au Liban jusqu’aux horreurs génocidaires à Gaza aujourd’hui.
L’euphorie new-yorkaise
Récit autobiographique plein d’autodérision, Rue de Phénicie est débordant, comme s’il fallait, pour atteindre cette vérité, cette sensibilité, jouer sur plusieurs tableaux à la fois, plusieurs temporalités, plusieurs focales, plusieurs tons. II y a l’éblouissement de la collégienne d’un lycée de bonnes sœurs à Beyrouth qui découvre Paris ; la volonté de ne jamais évoquer la guerre qu’on a laissée au Liban tout en portant la culpabilité de s’en être éloignée alors que les proches y sont toujours ; les premiers pas dans le monde de la mode, les premières expositions, les œuvres coquines, les fêtes, les bars, l’alcool. « Les années 1990 à Paris, c’est le kif. »
II y aura aussi New York où Lamia Ziadé s’installe avec mari et enfants peu après le 11-Septembre, avec, tout à la fois, l’euphorie d’y être et la difficulté, lors de discussions entre amis, de tenir un discours critique sur la politique de représailles américaines en Afghanistan puis sur la guerre en Irak. Cette difficulté-là, de faire entendre une autre voix, un autre regard que le discours occidental dominant, est un fil rouge du roman.
Trois mille bombes israéliennes
Les représailles israéliennes au Liban à la suite des attaques du Hezbollah pendant l’été 2006 constituent un tournant pour l’autrice : « Israël est déterminé cette fois à faire payer au Liban tout entier cette action de guérilla d’une milice armée à laquelle la moitié des Libanais sont pourtant hostiles. » Pendant un mois, « 3000 bombes par jour » sont larguées sur tout le pays, pour le ramener « cinquante ans en arrière », d’après les mots du chef d’état-major israélien. Dans le silence épais de la communauté internationale, « 1200 civils libanais sont tués, en majorité des enfants ». « S’agissant d’Israël », l’opinion publique « est presque toujours en vacances, à plus forte raison en juillet et en août », cingle Lamia Ziadé. La guerre vécue dans l’enfance, si longtemps refoulée, refait surface à cette occasion. L’écriture s’enclenche alors pour ne plus cesser jusqu’à aujourd’hui. Et, avec elle, la redécouverte de la langue arabe que Lamia Ziadé parle même si le français l’a « recouverte » dès l’adolescence, et de la culture arabophone. On assiste ainsi au « making of » des livres de l’autrice, jalons vibrants de ses prises de conscience successives.
Impossible ici de rendre compte de toute la richesse de Rue de Phénicie, roman total, bluffant dans sa manière de tisser petite et grande histoire, de marier différents registres d’écriture et d’illustration. On aimerait mentionner encore la passion cinéphilique aiguë de l’autrice et les dialogues de films qui sont reproduits à plusieurs reprises dans le livre, comme des respirations, des moyens d’échapper à l’actualité. Et les calligrammes à la Apollinaire qui surgissent dans les pages, comme la matérialisation d’un chagrin éperdu face à l’aveuglement opiniâtre du monde et d’un insatiable besoin de beauté.
Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps, octobre 2025
« La fête est finie », un article de Sonia Dayan-Herzbrun à retrouver sur la page de En Attendant Nadeau.