« Je n’ai jamais pensé que ma propre vie ressemblait à une histoire », écrit Christine Montalbetti. En rencontrant Marie-Thérèse, elle sent au contraire « comme une détermination à ce que sa vie fasse récit ». C’est toute la force de ce livre : se glisser dans le récit d’une autre vie et affronter pour soi-même « cette confiance dans le récit ». Marie-Thérèse a tenu pendant des décennies la célèbre pâtisserie Charlotte Corday de Trouville. Touchée par son histoire, Christine Montalbetti entreprend alors de raconter la vie de Marie-Thérèse, depuis sa naissance pendant la dernière guerre dans une toute petite ferme du pays d’Auge, jusqu’à son amitié avec plusieurs personnalités en villégiature à Trouville, dont Marguerite Duras, qui devient un personnage clé du livre. Qu’est-ce qu’écrire la vie d’une autre sinon chercher dans cette histoire les émotions qui nous sont communes ?
Christine Montalbetti découvre qu’il existe des échos entre la vie de Marie-Thérèse et la sienne. À trente ans d’écart, elles ont toutes les deux passé leur enfance dans les mêmes paysages normands, les mêmes villages. Ces échos sont comme des portes qu’elle peut ouvrir sur sa propre vie. Marie-Thérèse raconte la ferme, l’hôtel-restaurant de ses parents, les marchés, son enfance libre dans les paysages, ses bains dans la rivière. Et plus tard, sa vie de mère, de commerçante, et le salon de thé à Trouville. C’est aussi la traversée d’une époque. L’histoire d’une petite fille née prématurément pendant la guerre, et que sa grand-mère sauve en fabriquant une couveuse de fortune avec une boîte à chaussure. Le livre développe une formidable description des blessures de la guerre, dans les paysages comme dans la mémoire des êtres. Avec au coeur, le célèbre récit de Marguerite Duras sur La Mort du jeune aviateur anglais. « Elle entre dans la pâtisserie, elle dit Marie-Thérèse, ça y est, l’histoire du jeune aviateur mort, c’est fini, et elle lui tombe dans les bras. Le corps de Duras, dans les bras de Marie-Thérèse. » L’Histoire de Marie-Thérèse joue avec notre propre désir d’histoires. « Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, en écrivant, on est obligé d’avouer quelque chose ? Que tel chagrin immense qu’on portait en soi, tel deuil, telle souffrance, trop forte pour être dite, d’un coup, le texte en réclame l’aveu ? »
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Le Bloc-notes de Jérôme Garcin : l’histoire de Marie-Thérèse, confidente de Marguerite Duras
A celle qui régna sur la plus célèbre pâtisserie de Trouville, Christine Montalbetti consacre un livre délectable.
Chère Marie-Thérèse
Voici un livre durassien sur celle qui fut, au début des années 1980, dans le salon de thé trouvillais à l’enseigne de Charlotte Corday où elle lui servait une quiche et une salade verte, la confidente de Marguerite Duras, venue en voisine des Roches noires. Marie-Thérèse n’écoutait pas seulement la romancière de « l’Amant », dont la voix « l’enchantait », lui raconter ses souvenirs, elle lui recommandait aussi, connaissant sa taphophilie, des cimetières à visiter dans le pays d’Auge, parmi lesquels celui de Vauville, dont une tombe de granit devait lui inspirer un texte, « la Mort du jeune aviateur anglais », abattu par les Allemands le dernier jour de la guerre. Les deux femmes, petites et vives, se ressemblaient, alors que tout les opposait. L’une, avantageuse et péremptoire, était la star des lettres, l’autre, modeste et accommodante, la femme du meilleur pâtissier de Trouville. Maintenant que la première a disparu, la seconde est devenue, à 84 ans et à son tour, la vedette de la Côte fleurie. On la courtise, on l’honore, on la salue sur les planches et un livre lui est même consacré. Celui que Duras lui ordonnait d’écrire, mais dont, consciente que ce n’était pas son métier, elle a préféré confier la rédaction à la romancière de « Trouville Casino », Christine Montalbetti. Et comme il n’y a pas de hasard, « l’Histoire de Marie-Thérèse » paraît chez P.O.L., où Duras publia notamment « Yann Andréa Steiner » et « la Douleur ». L’histoire, belle d’être simple, la voici. Née prématurée dans une ferme normande pendant l’Occupation, Marie-Thérèse Chéruel grandit à Montreuil-l’Argillé (Eure), où son père vendait des bêtes sur les marchés et sa mère tenait l’hôtel-restaurant du Cheval blanc. A 18 ans, elle rencontre Michel Gibourdel. Ils s’aiment passionnément, se marient, ouvrent une boulangerie à Saint-Pierre-de-Cernières, puis partent avec leurs deux jeunes enfants confectionner baguettes et croissants à Paris, du côté de la place d’Italie, avant de s’installer, en 1977, à Trouville-sur-Mer, où la pâtisserie Charlotte Corday, sise en face du port, deviendra au fil des ans une adresse de légende et attirera, comme les gâteaux affriolent les guêpes, bon nombre d’artistes gourmands et d’écrivains gourmets. C’est cela, aussi, que raconte si bien, avec tendresse et empathie, Christine Montalbetti : la métamorphose, moelleuse et craquante, d’une fillette de la ferme en femme âgée, que la culture passionne et qui ne manque, aujourd’hui, des deux côtés de la Touques, ni un café philo ni une conférence géopolitique.
Cher Michel
Michel Gibourdel, que Christine Montalbetti dit regretter de n’avoir jamais rencontré et à qui, afin de le maintenir vivant et de ne pas interrompre leur dialogue amoureux, Marie-Thérèse écrit tous les jours dans son journal intime, est mort en juillet 2015. C’était un homme merveilleux, drôle et droit. Dans l’église Notre-Dame-des-Victoires, sur les hauteurs de Trouville, où on lui a dit adieu, le prêtre a rappelé qu’il avait « beaucoup donné aux autres ». Et sans compter. Il aimait le jazz, les livres d’histoire, les débats enfiévrés du « Masque et la Plume » (que sa main d’artiste transforma en gâteau composé d’une pâte à macaron, d’amandes et d’une crème au chocolat blanc parfumée à l’anis), les voitures rapides, la campagne bocagère du pays d’Auge, le tabac et rire devant un grand feu de cheminée, lors de soirées sans fin. Notre amitié féconde, née il y a trente-cinq ans, se prolonge grâce à Marie-Thérèse, qui continue de raconter par le menu à Michel nos déjeuners complices à la brasserie de L’Atelier, face au Casino. Il y a un an, la pâtisserie Charlotte Corday, où Laurent avait pris, avec son talent et son imagination propres, la succession de son père, a baissé le rideau pour toujours. La seule manière de le relever est de lire le récit de Christine Montalbetti, où Marie-Thérèse veille derrière la vitrine aux madeleines et, cette fois plus proustienne que durassienne, retrouve le temps perdu.
Jérôme Garcin, Le Nouvel Obs, octobre 2025
Christine Montalbetti, passeuse de mémoire avec son nouveau livre L’Histoire de Marie-Thérèse
Dans son nouveau livre, Christine Montalbetti redonne souffle et présence à Marie-Thérèse Gibourdel, figure de Trouville et créatrice de la pâtisserie Charlotte Corday.
« Chaque fois que Marie-Thérèse me racontait un épisode de sa vie, je sentais sa tristesse à l’idée que tous ses souvenirs allaient disparaître avec elle. Et ça me bouleversait », confie Christine Montalbetti. C’est ce désarroi qui a été le point de départ du livre. La romancière s’est proposée un jour d’être « le scribe » de cette femme, fondatrice avec son mari de la pâtisserie Charlotte Corday, fermée cette année dans un fracas local.
À ce premier élan s’est ajoutée la découverte d’un lien singulier : « Elle me confiait des choses sur sa relation avec Marguerite Duras que j’ignorais. Et je me suis dit qu’il y avait là aussi un intérêt littéraire, par rapport à Duras, mais aussi à leur inscription dans cette géographie de Trouville. »
Un récit en miroir
L’histoire de Marie-Thérèse se construit comme un récit en miroir. « J’avais toujours associé Marie-Thérèse à Trouville. Mais quand elle m’a raconté son enfance, j’ai découvert qu’elle avait grandi à une soixantaine de kilomètres, dans des paysages où, 30 ans plus tard, je passais mes vacances. Ce point de convergence a déclenché mes fragments autobiographiques. »
Christine Montalbetti revendique ce choix : elle n’écrira sans doute jamais d’autobiographie pure, considérant que « sa vie n’est pas une histoire », contrairement à celle de Marie-Thérèse, qui l’a toujours vécue comme telle. « J’écris des romans pour vivre d’autres existences, pour nous démultiplier. L’autobiographie serait réductrice. Mais ce miroir me permettait d’interroger la question : comment raconter la vie d’une autre ? Comment faire entrer le réel, une personne complexe, dans 150 pages ? »
Le livre s’ouvre sur une phrase de Marguerite Duras : « Il faut écrire, Marie-Thérèse, il faut écrire. » Une injonction qui résonne avec celle de l’auteure elle-même. « Ce qui m’a troublée, c’est que Duras lui avait répété la même phrase que je lui disais moi aussi. J’ai alors pensé : il faut le faire. »
Quand Marie-Thérèse découvre le manuscrit, elle réagit avec élégance : « Elle m’a dit : j’adore votre écriture. C’était beau de sa part, car elle ne parlait pas d’elle, mais de la dimension littéraire. Elle a toujours eu ce regard curieux, attentif à l’art, la littérature, la musique. »
Trouville territoire intime et littéraire
Trouville traverse l’œuvre de Montalbetti comme une ligne de fond. « C’est le seul lieu où je me suis toujours sentie bien. En face, il y a ma ville natale, Le Havre, visible à bonne distance. Et c’est une ville animée par les fantômes : Duras, que j’ai connue vivante, mais aussi Flaubert, Proust. C’est une ville qui inspire, comme sa lumière. »
Cette fidélité se traduit par un travail formel toujours renouvelé : « J’aime changer de champ d’écriture. Là, il s’agissait d’écrire la vie d’une femme vivante, non d’un fantôme. Je n’ai pas enregistré sa parole pour être sûre que ce soit moi qui raconte. Mais j’avais son phrasé à l’oreille. Chaque livre m’oblige à inventer une forme.
Un livre comme un souffle continu
Le texte se déploie sans chapitres. « Au début, j’avais esquissé des titres, mais assez vite j’ai senti que la fluidité était préférable. Le récit avance par séquences : la promesse faite à Marie-Thérèse, sa naissance, un déjeuner ensemble… Cela rend le texte plus mobile, plus vivant. » Le lecteur est embarqué comme sur un tapis roulant sans véritable envie de s’accorder. « C’est formidable si cela entraîne une lecture d’une traite. Mais chacun peut s’interrompre après une séquence » répond l’auteure avec justesse.
À travers cette vie racontée, l’absence est là. « Le scandale de la mort demeure. Mais le livre est un espace fantastique, dans les deux sens du terme : on peut y croiser les morts, faire dialoguer les vivants et les disparus, imaginer des rencontres impossibles. C’est une utopie : une circulation merveilleuse entre vivants et non-vivants. »
Marie-Thérèse, elle, écrit chaque jour à son mari défunt dans des cahiers intimes. « Elle m’a dit qu’elle voulait qu’ils soient détruits après sa mort. C’est un espace secret, qui prolonge leur lien d’amour. Je n’ai jamais demandé à les lire, mais elle m’a montré les couvertures, toutes différentes. C’est un geste très fort, qui l’aide à poursuivre sa vie, protégée comme par un cocon. »
Une femme attachante, un livre vibrant
Curieuse de tout, drôle, pleine d’humour, nostalgique mais toujours tournée vers les autres, Marie-Thérèse apparaît comme une femme rare. « Elle sait écouter. Elle connaît beaucoup de personnalités qui ont fréquenté sa pâtisserie, mais n’a jamais établi de hiérarchie entre célébrités et anonymes. »
Sophie Quesnel, Pays d’Auge, octobre 2025