J’habite sous un plafond au-dessus duquel des gens circulent, et j’ai cette nuit, à force de les entendre, le sentiment de vivre en plein cloaque. Je ne suis pas un sac. Je ne suis pas sale. Mais il n’empêche que je vis depuis trois heures comme un bagage usé. J’entends au-dessus de chez moi des gens qui vont et viennent. Qui sont maintenant en train de déménager. Ils bougent leurs meubles. Ils bougent leurs membres. Ils gardent leurs chaussures. Ils rient souvent.
Malheureusement, j’ai mal interprété leurs déplacements. Ils ne sont pas en train de déménager. Ils vont rester au-dessus de chez moi encore longtemps, et vivre peut-être durant de longues années. Ils sont en train de faire la fête, et moi je suis là, contemporain, vautré dans mon fauteuil en velours rouge depuis la fin de l’après-midi. J’habite au rez-de-chaussée d’un truc de verre et de béton qui compte plus de cent voisins, et c’est sur eux que je suis tombé.
On est samedi. Je ne bouge pas beaucoup le week-end. Je ne sors pas — je suis si nonchalant — et je commande mes courses à Monoprix. Ça pue le renfermé jusqu’au lundi matin, et ce que je suis renvoie pour le moment à un imaginaire de ferme. Le mot auquel je pense est « souille ». Tous les cinq jours, je suis au fond l’équivalent humain d’un sanglier qu’on a traqué. Mais je garde espoir. Je vais finir par me lever, ouvrir la fenêtre, et dire à tous ces cons qu’ils peuvent aller ailleurs. Ou me laisser tranquille, parce que je veux dormir.
Ils sont colocataires et vivent à trois. Je les observe, dès le matin, derrière les interstices de mes volets. Ils sont plutôt âgés. L’un d’eux se trimballe dans la cour avec un téléphone portable. Il parle fort et prend plaisir à faire le planton devant ma fenêtre. Je sais son nom et son prénom. Il s’appelle Gilles Hadori. Il habite là, au-dessus de chez moi depuis trois ans. Je le subis quotidiennement, et je connais ses moindres faits et gestes. Il fait l’amour tous les matins, il se couche tard et fait craquer le parquet en permanence.
Il est très maigre. Il a ce que j’appelle une tête étroite. Je redoute qu’il mette un jour le feu à ma boîte aux lettres, bouche ma serrure ou déchiquette mon paillasson. Ce seraient des gestes de colère et d’intimidation. Pour qu’il s’éloigne de ma fenêtre, je fous toujours ma chaîne à fond. A moi toutes les cantates de Bach.
Pour le moment, ma chaîne et Bach ne me sont d’aucune utilité. Ils sont en force et ils m’acculent. Ils continuent de s’amuser et de danser. Ils écoutent de la musique très fort en boucle, ils poussent les basses au point que j’entends trembler assiettes et verres sur l’égouttoir de la cuisine. Ils sont plus de vingt, peut-être plus de trente, et quand ils marchent c’est un petit peu comme s’ils cherchaient à m’écraser.
Mais je ne suis pas un sac. Il faut que je bouge et que je réagisse, ne serait-ce que pour mon honneur et pour ma dignité. L’endroit que j’habite, je l’ai choisi ; et je l’ai choisi il y a dix ans. J’aime vivre à la hauteur du sol. Me plaît de penser que peu de centimètres me séparent de la terre battue. C’est naturel et ancestral. De toute manière, j’ai peur des escaliers et ils le savent. J’ai également peur de rester coincé dans l’ascenseur et je ne vois donc pas trop comment je pourrais monter.
Une fille vient de hurler. Un verre — ou une bouteille — tombe et se fracasse au sol. Je suis tétanisé par leur vacarme. Ils en rajoutent. Ils pissent dans l’eau de leur W.C. et non sur la faïence pour que les choses deviennent insupportables. Ils n’arrêtent plus, ils se relaient, ou bien ils vident des litres d’eau à tour de rôle pour me rendre fou. Je suis dépossédé ; je ne pense plus qu’à eux. Je les imagine de plus en plus nettement. Les filles qui portent de hauts talons sautent toutes en l’air. Leurs robes sont courtes et colorées et elles se laissent tomber au sol en ricanant. Ils se moquent de moi. C’est une torture. Ils vont me détruire. J’aurais envie de disparaître entre les lames de mon plancher.
J’ouvre la porte. J’enclenche la minuterie du hall, et je crie « Gilles Hadori ». L’ascenseur est sur ma gauche, et l’escalier est devant moi. Je sue et je tremble. Je n’ai pourtant pas d’autre solution. Je pose mon pied sur la première marche. Mais elle n’est pas fichue comme je croyais, car elle descend. Je sue de plus en plus, je me rends compte que mon immeuble non plus n’est pas construit comme je le croyais. Je pose mon deuxième pied sur une autre marche. Je fléchis le genou. Allons. Tout ça n’est qu’une illusion d’optique. Je me gratte la tempe. Tel que ça se passe, je suis encore parti pour me retrouver dans le fond de la cave. Mais ce doit être parce que ça me plaît.