— Paul Otchakovsky-Laurens

Hontalan

02 août 2011, 13h27 par Aiat Fayez

Hontalan

Pour Ilija Jovanovic

Je reste quelques jours à Budapest avant de partir vivre à Vienne. Je dois passer au consulat de mon pays natal pour renouveler mon passeport. J’ai tout mon temps pour me préparer : le consulat n’ouvre que dans l’après-midi. Je me rase le visage avec ma Gillette Fusion (5 lames). Je prends soin de bien suivre les contours. D’éliminer les pattes. Je passe le rasoir à contresens du poil, plusieurs fois. Je veux un rasage parfait. Une photo nette. Une peau blanche, lisse. Je ne veux pas être ce que le passeport de mon pays natal dit que je suis. Je ne veux pas être ce que le passeport de mon pays natal fait que je suis. J’attends quelques minutes, puis j’applique sur mon visage un fond de teint pour masquer les points noirs de la racine des poils. Je me regarde dans la glace. C’est bon. Je peux sortir prendre les photos.
Je suis content du résultat. Les photos sont encore mieux que je ne l’espérais. On dirait qu’elles ont été retouchées. J’ai le visage clair, lisse, blanc. La journée commence : je descends l’avenue Kossuth vers Astoria une gaufre à la main, j’augmente la musique de mon iPod et ça me fait du bien : j’ai l’esprit calme, je me sens en accord avec moi-même.
Vers quatorze heures, je me présente au consulat du pays natal. La porte s’ouvre rapidement. J’entre dans une salle d’attente. Je suis la seule personne. Un écran géant diffuse une émission de la télévision d’État, en direct du pays natal. Le son est au maximum. De derrière la vitre du guichet, un fonctionnaire me fait signe d’avancer. Je lui dis que je viens pour renouveler mon passeport. Je dois parler plus fort pour qu’il m’entende. Je répète, il comprend. Il m’expose les deux possibilités : le document peut être prêt en vingt-quatre heures moyennant une somme ou en vingt minutes si je paie le double. J’opte pour la dernière option : je préfère ne pas remettre les pieds ici. Le type me pose quelques questions sur mon dernier voyage au pays, la façon dont je suis sorti du territoire, ce que je fais dans la vie. Puis il prend mes documents et me demande de patienter.
Il n’y a rien dans cette salle d’attente, à part cette immense télévision. Je regarde des gens qui effectuent des sauts en parachute. Arrivés au sol, il s’avère que ce sont des militaires. Sur fond de musique patriotique, une voix off se met à déclamer les grandeurs de la patrie, les noms de ceux qui ont dédié leur vie à la gloire du pays, les unités d’élite prêtes à défendre cette terre sacrée de jour comme de nuit. Un parachutiste avance vers la caméra et parle, haletant, de la fierté qu’il éprouve pour ce peuple et ce drapeau national. J’essaie de m’éloigner au maximum mais ça ne sert à rien, le son résonne dans la salle. D’autres parachutistes arrivent et j’ai droit à une autre salve. Ça commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Je toque contre la vitre du guichet. Personne ne s’en soucie. Cinq minutes plus tard, le type arrive, avec mon nouveau passeport. Je m’emporte sur le fait qu’il n’y a pas la date d’expiration sur le document. Il ne dit rien, il se fiche éperdument de moi. Le fait qu’il reste silencieux m’incite à élever la voix : je m’énerve, je lui fais la leçon, et plus il garde son calme, plus je m’excite, et derrière moi, la voix off continue de couvrir mes phrases. Quand je m’arrête, exténué, le fonctionnaire reprend mon passeport. Il l’ouvre à la troisième page et me montre la date d’expiration.
En sortant, dans la rue, je vérifie à nouveau mes données. Aucune erreur. Je regarde ma photo scannée sur la première page. Elle est moins bien que tout à l’heure, pourtant c’est la même photo. Je lève un peu la feuille : à la lumière, en filigrane, un dignitaire barbu est superposé à ma photo, de sorte que j’ai une barbe quoique je fasse. Cette cocasserie, ajoutée à la voix off de tout à l’heure, finit par gâcher ma journée.
Je me dirige vers mon café préféré, entre Astoria et Deak Ferenc Ter. Je m’installe sous le grand arbre. Il y a peu de monde. J’essaie de me reprendre. Je traduis un petit poème d’Ilija Jovanovic. J’inverse deux vers et enlève un mot pour rendre le propos plus universel : N’importe où que j’aille / Le vent me crache au visage / M’arrache les cheveux et me dit / Tu es étranger à toi-même / À ta maison / Au pays / Et à tous les autres. / Ne dis simplement jamais / Que tu es chez toi. Je le relis plusieurs fois, avec le sentiment profondément réconfortant d’avoir trouvé un ami.
Un couple arrive, ils ont une petite fille. Ils s’installent juste devant ma table, puis une femme de leur âge les rejoint. Ils commencent à parler en français. Je suis extrêmement gêné de comprendre ce qu’ils disent, même si ce qu’ils disent est sans importance. Le fait de les comprendre et de les voir là devant moi, à un mètre à peine, me perturbe : je ne voudrais pas qu’ils comprennent que je les comprends. Je détourne les yeux, je me crispe. Ils me déconcentrent. Je ne peux plus regarder devant moi dans le vide pour répéter le poème. En même temps, je n’ose pas changer de place, de peur de provoquer des regards indiscrets. Donc je regarde à droite et à gauche, partout sauf dans leur direction, je m’agite, et eux remarquent mon agitation, me regardent, me dévisagent, de sorte que je finis par me lever et partir. Je traverse la fameuse rue piétonne, les Champs-Elysées de Budapest, et me retrouve sur la place où je m’assois d’habitude pour regarder les gens. Mon banc est pris, je m’assois comme d’autres sur les marches de la statue, au milieu du jardin, en attendant qu’une place se libère. Un quart d’heure plus tard, je vois les Français du café se diriger vers la statue. Ils s’installent à côté de moi. Je fais comme si de rien n’était. Eux n’ont pas l’air de m’avoir vu. Je fixe mon banc toujours occupé quand j’entends derrière moi, plus haut sur les marches, deux personnes discuter dans ma langue maternelle. Je décampe. Je m’en vais. Je prends le métro pour rentrer à l’hôtel.
À une station, une grosse dame en burqa noire entre dans le wagon. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai le sentiment qu’elle va se faire exploser. Je sors in extremis à la sonnerie des portes. Je cours vers la sortie. Dehors, le soleil se couche. Le vent s’est levé. Devant moi s’étale une zone industrielle déserte, labourée par des chantiers laissés à l’abandon. Je m’y dirige. Plus j’avance, plus le vent me crache au visage. Il m’arrache les cheveux. Je marche un long moment sans penser à rien. Le vent se calme. On entend la rumeur de la ville au loin. C’est très paisible comme endroit. Je passe à côté d’un bidon d’alcool posé au bord d’un des chantiers. Je rebrousse chemin. Je prends quelques branches sèches. Je verse le bidon d’alcool sur les branches. Je craque une allumette. Le feu prend aussitôt, vigoureux et certain. Je m’assois devant lui. Je le regarde longuement. Puis d’un geste lent, serein, je sors mon passeport. Je le jette au feu.

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