— Paul Otchakovsky-Laurens

METAPHYSIQUE DANS LA RIVIERE

04 septembre 2016, 21h21 par Édith Msika

C'est une femme dont le corps s'est empâté. Elle finit de déjeuner d'un sandre au Reuilly, paye et récupère la bouteille qu'elle a fait remplir d'eau et mettre au frais durant son repas.

Au bout de la terrasse prolongée d'un jardin auquel on accède par une ouverture ménagée dans un muret, la rivière. La femme s'est renseignée pour s'y baigner. Elle n'est pas au pays de Courbet mais de Sand. Les rivières y coulent dans le sens qui leur convient, chacune le leur, chaque lit sa largeur.

Près d'une barque verte qui languit accrochée à une chaîne neuve, la femme installe son sac au pied d'un arbre et entreprend d'enfiler les deux pièces dépareillées formant un maillot de bain plausible.

Le miroitement de la rivière interroge la nécessité de chausser des lunettes de soleil à la place des lunettes de vue. Mais la femme ne veut pas du rosissement des couleurs, de la sorte d'assombrissement légèrement coloré qui dénature le paysage vu.

Deux petits personnages s'avancent dans la rivière, un garçon d'une dizaine d'années et une jeune fille plus âgée, fine et déjà formée. La femme entend la phrase exclamative : oh ! les petits poissons nous chatouillent les chevilles !

Le garçon trouve des cailloux pour faire des ricochets ; ils sont souvent trop lourds et de forme trop ingrate pour ricocher. Parfois le caillou fait plouf dangereusement près de la jeune fille, laquelle renoue constamment son tee-shirt à motifs roses dorénavant un peu mouillé sur le haut de son maillot de bain tandis que son bermuda est déjà totalement trempé.

Une conversation s'engage sur les mérites comparés des cailloux à ricochets et des vêtements sur les maillots de bain. La jeune fille dit : chez nous les gitans, les filles ne se baignent pas en maillot de bain quand elles sont en famille, question de respect. Puis ajoute : mais lorsque les filles sont entre elles, elles se baignent en maillot de bain.

Le garçon poursuit sa quête du ricochet idéal, que la femme encourage sans toutefois conseiller, suivant du coin de l'œil la conversation engagée. Et sans qu'on sache comment, le Seigneur advient dans cette conversation, introduit par le garçon, en tant que parrain du ricochet idéal et des petits poissons chatouilleurs.

La femme relève : le Seigneur ? Oui, sinon qui ? poursuit la jeune fille, qui aurait créé tout ça ? Nos parents ? avance la femme, ce sont eux qui nous ont faits, non ? Oui mais avant, et encore avant, qui ? Il y a bien quelqu'un, continue la jeune fille en essorant machinalement son nœud de tee-shirt au-dessus de son ventre dénudé.

Le garçon a réussi un ricochet valable. Il dit alors très doctement et très gentiment à la femme : si tu ne crois pas qu'il y a le Seigneur, tu vas aller en enfer. Je n'y tiens pas, répond la femme, et d'ailleurs je ne crois pas donc je ne crois pas non plus à l'enfer.

Mais tu crois à quoi alors ? demande le garçon. À rien et c'est bien ennuyeux en effet d'imaginer qu'il n'y a rien après, c'est pourquoi j'évite d'y penser. Je doute, je me pose des questions, je ne sais pas, dit-elle encore, désormais assise sur le bord de la barque en plastique dur et vert bouteille, décorée d'araignées vieillissantes et d'une sandale méduse incolore abandonnée, sa chair plusieurs fois rebondie entre son bas de maillot brun et le haut vert émeraude.

Plus loin, les hommes pêchent. Ce sont un père, un grand-père. Sur la berge, deux femmes corpulentes habillées de couleurs très vives, vert fluo, bleu Nattier en haut, longues jupes à fleurs recouvrant leurs jambes, entament leur descente précautionneuse dans la rivière, ce sont une mère, une grand-mère. Dès qu'elles ont de l'eau jusqu'aux genoux, elles s'éclaboussent en riant. Le soleil mélangé à l'eau ruisselle sur leurs vêtements vifs. Des giclures diagonales de lumière rapide traversent l'air.

Les trois personnages en aval abordent les liens de parenté, ta cousine dit la femme à propos de la jeune fille, ma tante rectifie le garçon. On est tous cousins, elle là-bas – il montre du doigt une autre jeune fille pêchant avec les hommes – c'est ma cousine.

La femme toujours à l'ombre écoute le garçon qui lui explique les évangélistes, comment ils sont différents des catholiques, et il ajoute : je n'entre pas dans une église. Ah, fait la femme. Oui, j'ai peur d'entrer dans une église. Ah, refait la femme. Pourtant c'est beau dedans, dit-elle. Je ne crois pas en qui que ce soit et pourtant j'entre dans les églises parce que c'est beau, ajoute-t-elle.

La femme n'est pas au pays de Courbet mais de Sand. La baignade Sand ne ressemblait pas à la baignade Courbet. Cette autre fois, près de la Loue, la femme s'était garée pour se baigner : une place attendait sa voiture, verte devant l'herbe verte, au-dessus de la rivière, au-dessus des bouquets de gens, familles, filles, garçons en bande, rires. Devant elle, en contrebas d'un talus pentu, dans son large lit, la rivière parsemée de gros rochers fomentait un tumulte aquatique propice aux jeux bousculeurs. Elle avait dégourdi ses jambes, ouvert le coffre, pris une paire de chaussures en caoutchouc jaune vif pour marcher dans les cailloux de la rivière. Baignade pratiquement idéale, pratiquement sans aucun accroc : ciel bleu, soleil jaune brillant, voitures garées au-dessus, garées droites sur le parking jouxtant la guinguette chic vantée à plusieurs kilomètres : une pente, de l'eau, des gens, peu d'éclats de voix, et ainsi de suite sans accroc : baignade.

Un homme un peu court et courbé avait tenté de l'entraîner, alors que la femme se prélassait sur sa grande serviette vert émeraude, à se laisser porter par le courant depuis la pile du pont là-bas, où c'est facile, où de nombreuses femmes le font aussi, avec certitude, dont une Danoise un peu épaisse, dont une amie de la Danoise entièrement vêtue d'une robe légère, façon Ophélie sa robe flottante dans l'onde allongée.

L'homme était accompagné d'un garçon adolescent, dont les poils commençaient à pousser le long des jambes et la voix à muer. Le père ou le frère ou l'oncle. Plutôt l'oncle. Il n'y avait rien eu de plus. Les choses étaient restées en l'état, comme il est de mise dans les rencontres éphémères semi-dénudées : les paroles partent dans l'azur sans que rien ne les retiennent, elles forment des courants ascendants et se dissolvent ensuite plus haut, là où le regard s'est lassé de chercher le sens de ce qui est entendu. La femme ne s'était pas laissée entraîner à se laisser porter par le courant, et d'une manière générale, la femme ne se laissait pas entraîner à quoi que ce soit par qui que ce soit.

Mais revenons au Seigneur, dont la femme n'a pratiquement jamais entendu parler, du moins dans sa version majuscule, capitale, qui semble être différent de Dieu, et qui ne l'a jamais entraînée nulle part. Après le ricochet réussi, le garçon a recommencé à rater ses envois. La jeune fille a alors lancé un caillou tout en continuant à converser, lequel a ricoché un nombre satisfaisant de fois, cinq ou six. La femme a alors émis l'hypothèse que quand on ne pense pas la chose qu'on fait, le résultat d'une action peut être meilleur. La jeune fille regarde la femme, très intéressée par l'hypothèse, et de ses yeux bruns minces étirés sort un regard particulièrement intense mais non flatté, la femme le note. Comme s'il ne fallait pas en conter à la jeune fille : oui, elle a réussi son ricochet, mais elle attend de voir pour ce qui est de l'hypothèse. Laquelle est en effet mince autant que les yeux de la jeune fille.

Avec la promesse du garçon d'aller en enfer, la femme se souvint de deux autres situations dans lesquelles affirmer ne pas croire avaient été menaçantes : l'une, qu'elle situait approximativement au début des années soixante près d'un ru un peu puant parce que visiblement paresseux, d'une motricité vraiment limite statique ; l'autre, récemment sur un boulevard parisien perpendiculaire à la Seine.

La première avait été le fait d'une petite fille blonde à tresses ou à queue de cheval. Appuyés par son regard bleu plongé dans les yeux camel de la femme à l'état de petite fille, les propos de la petite fille blonde avaient été glaçants : alors tu n'existes pas. Si la femme à l'état de petite fille ne croyait pas en Dieu, alors elle n'existait pas. Une sorte d'axiome basé sur une causalité sans appel. Elle avait protesté avec virulence. L'autre petite fille était restée inflexible : nous n'existons pas si nous ne croyons pas. La femme à l'état de petite fille avait montré son corps, l'avait touché et malaxé d'un air de dire : et ça, alors, c'est quoi ? c'est de la gnognotte ? Elle était de la chair qui ne croit pas, elle avait pressenti que cela pouvait exister. Elle savait parfaitement monter à la corde à nœuds, et même à la corde lisse :  elle était peut-être une  sorte de petit singe. Sans âme.

La deuxième, sur ce boulevard parisien déserté pour cause d'été, mobilisait toute une équipe : le chef de l'équipe armé d'un mégaphone hurlait que l'esprit était arrivé, qu'il fallait y aller, qu'il allait nous sauver. Le son parvenait aux oreilles de la femme de plus en plus fortement au fur et à mesure qu'elle se dirigeait vers le Nord et le mégaphone vers le Sud. Ils allaient se croiser incessamment sous peu. Arrivés à sa hauteur, une fille s'était détachée de l'équipe pour se précipiter sur la femme et lui délivrer un flyer. La femme refusait tout en disant qu'elle était athée, qu'elle ne croyait pas en Dieu. Erreur fatale. La fille commençait de la poursuivre sans relâche jusqu'à, en une venimeuse apostrophe, menacer la femme d'aller en enfer, laquelle s'était alors souvenue de la profération, un demi-siècle plus tôt de la petite fille blonde, les associant dans son esprit jusqu'à confondre l'inexistence et le fait d'aller en enfer.

Et maintenant le garçon avec son Seigneur ≠ Dieu, comme si le réchauffement climatique avait accentué la survenue de la menace infernale, comme s'ils s'étaient tous donnés le mot pour proposer à la femme un lieu de villégiature climatiquement insupportable après sa mort ou affirmer son inexistence contre toute évidence…

Mais la femme existait, c'est pourquoi il fallait se rafraîchir dans les rivières, elle en maillot de bain dépareillé, les autres avec un peu plus de vêtements sur le corps. Les trois personnages tombaient implicitement d'accord sur ce point puisqu'ils étaient momentanément ensemble et qu'ils s'en trouvaient bien. Personne n'entraînait personne et la conversation roula encore un peu sur les lieux ; les enfants dirent encore à la femme qu'ils habitaient une maison, pas une caravane, non loin d'ici, qu'ils venaient se baigner dans la rivière de temps à autre, et que non, ils n'avaient pas encore déjeuné dans ce restaurant mais peut-être un jour, bien que ce projet ne semblât pas les tenter plus que cela.

Plus tard, alors qu'elle rassemblerait ses affaires pour repartir, la femme verrait le garçon, un peu loin derrière sa tante-cousine, revenir de l'autre rive en chantonnant joyeusement j'ai la quéquette qui flotte et les boules qui font des bonds.

 

 

Billet précédent | Tous les billets | Billet suivant |

Les billets récents

Auteurs