— Paul Otchakovsky-Laurens

vingt ans après, le Caire

09 juin 2022, 12h40 par Paul Fournel

Vingt ans après

L’aéroport a changé. Il est plus grand et il ressemble désormais aux aéroports qui ne ressemblent pas à leur pays. Qui ne ressemblent qu’à des aéroports. Je reconnais le terminal 1 avec son tuyau géant au-dessus de l’entrée. A l’intérieur il y a de la place. Presque perdue on dirait, car des espaces boutiques sont vides et on voit ici ou là des sortes de zones désertes poussiéreuses, abandonnées. Il y a de l’espoir. Dans cette vastitude qui est un peu le contraire du Caire, je reconnais en revanche le bordel cairote : des queues de passagers en zig-zag, des chariots abandonnés, des cris, des resquilles, des uniformes froissés. Une queue pour sortir, une queue pour le visa, une queue pour  le contrôle de police, une queue pour les valises, une queue pour les voitures. Nous sommes bien arrivés en Égypte.

 

Martine avance en poussant son bagage en direction de l’ultime contrôle à l’intérieur du terminal : le passage aux rayons X. Sa valise est tirée au sort et part donc sur le côté. Un douanier s’en occupe personnellement. Avant de l’ouvrir, il se penche vers Martine et lui  demande dans le creux de l’oreille si elle n’a pas un peu d’argent pour lui, auquel cas sa valise ne sera pas ouverte... Martine dit non et il juge que ce n’est pas une bonne cliente : « Passez ! » Nous sommes bien en Égypte.

Sur l’autoroute qui conduit au centre ville je constate que le parc automobile a été en partie renouvelé et que l’usage du klaxon n’est plus obligatoire. Je suis déçu mais on me rassure, ce qui est vrai sur cette portion vitale d’autoroute ne l’est plus lorsqu’on en sort.

De dehors, l’immeuble dans lequel nous allons demeurer, dans l’île de Zamalek a l’air délabré. Mais à l’intérieur, le très vaste appartement que nous avons loué est impeccablement neuf et entretenu. Le paradoxe entre espace public et espace privé n’a pas changé.

La nuit tombe tôt et on attend la fin du ramadan: ce soir? Demain? La ville va s’arrêter pendant quelques jours et on hésite. Reste à attendre la décision des sages.

Trois chiens comme des loups dans les rues de Zamalek, trois chiens identiques même stature même air effrayé et terrible, un noir, un blanc, un sable, également sales. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu des chiens dans la ville. Ils sont pourtant là chez eux et ils hurlent. Ils ressemblent aux chiens du désert qui se nourrissent des déchets des touristes autour des pyramides. Jusqu’ici la consigne était : débarrassez nous de ces chiens qui portent malheur! Auraient-ils gagné droit de cité? En tout cas ces trois là l’ont prise.

Je passe devant l’immeuble où nous vivions il y a vingt ans. Le bawab se précipite vers moi pour me dire qu’il n’y a rien à louer et rien à vendre. Je souris et lui demande des nouvelles de Habbas qui occupait son poste autrefois. Habbas est retourné à Assouan. Il est en retraite.

La nuit a été chaude et agitée. Il y a eu les aboiements des chiens, la sortie des restos puis celle des boîtes de nuit (nous sommes à deux pas de la corniche), il y a eu les moustiques et encore les chiens. Les heures noires se sont étirées et puis le soleil s’est levé et les oiseaux se sont mis à chanter. Devant l’ambassade du Vietnam, le militaire en faction a quitté sa guérite, il s’étire dans une flaque de soleil et bâille un bon coup. Le petit balayeur commence son quotidien de Sysiphe avec son long balai, sa petite pelle en plastique rose et son chariot-poubelle.

Les égyptiens de la rue ont changé. Des petites excroissances blanches leur coulent des oreilles. Ils sont maintenant connectés en permanence. Ca va chanter!

Où sont passés les chats qui régnaient ici en maîtres? J’en vois un noir et blanc solitaire, queue cassée, et puis plus d’autre. Quelle maladie, quelle politique ont ainsi ouvert la porte aux chiens qui hurlent? Où sont-ils les Bastet du Caire? Que s’est-il passé?

La première urgence est de s’asseoir à la terrasse au bord du Nil pour boire un limoun. Le jus de ces tout petits citrons ni verts ni jaunes qu’on passe à la centrifugeuse avec la peau et qui font un jus doux amer qui est pour moi le goût de l’Egypte.

Il est tard, nous sommes dans un taxi qui nous monte vers la vieille ville. Je suis à l’avant, ma fenêtre est baissée, il fait doux, la voiture me secoue et ce sont mille souvenirs qui remontent. Nous passons au-dessus de Attaba éclairé a giorno. Là-bas, je reconnais les lumières de la Gare Centrale. La circulation est toujours aussi folle, toujours aussi virtuose et péremptoire.

La voiture fait un bond sur la jointure d’un de ces autoponts qui traversent la ville en surplomb des quartiers. Nous poussons un petit cri. Le chauffeur s’amuse. « C’est l’Egypte! Commente-t-il en riant » Il est vrai qu’en vingt ans les routes ne se sont pas améliorées et les rustines de goudron posées ici ou là ne changent pas grand chose. En flânant dans Zamalek je retrouve les mêmes menaces sur les trottoirs, ferrailles dressées, tubes pointés, trous dissimulés, On ne peut marcher les yeux en l’air.

Je reconnais le Khan, le souk. Je reconnais la drouille chinoise partout vendue comme de l’artisanat local. Je ne vois plus les souffleurs de verre et les repousseurs de cuivre. Ils doivent s’établir plus loin, à l’écart des touristes.

La chatte est étendue sur le marbre à l ‘entrée de la boutique du souk. Elle est très belle, très fine, partie blanche, partie grise, les yeux vert pâle, très orientale d’allure. Elle se repose. Son ventre fait une petite boule et ses tétons sont saillants. Sans doute va-t-elle accoucher bientôt ? suggèrent les enfants. Non, nous précise le marchand, c ‘est déjà fait depuis cinq jours. Et où sont les petits? Je ne sais pas. Il y en a combien? Je l’ignore, elle les a cachés et je ne les ai pas encore vus.

Mandarine-Kouéder, la divine pâtisserie de Zamalek a été dévastée en prévision de l’aïd. Elle n’a pas bougé depuis tout ce temps et les gâteaux sont identiques. Ils faisaient mon régal et celui de Roubaud. Les garçons se ruent sur les glaces chocolat-mangue.

C’est ce soir la fin du Ramadan. La fin d’un mois de jeûne et de dîners tardifs. Les égyptiens se regroupent autour de la Mosquée Hussein, en face d’Al Azar. Ils envahissent les trottoirs, y posent leurs provisions en guettant l’heure. Ils sont quelques centaines et bientôt des milliers à se serrer; à se presser les uns contre les autres. Les riches sont aux terrasses des cafés, les pauvres par terre. Les marchands à la sauvette vendent de l’eau dans des poches de plastique en criant « Aqua Nil » à destination des étrangers, ils vendent des colliers, ils vendent des chapelets pour prier le Prophète. Les fanous colorés brillent maintenant dans le presqu’obscur. On s’interpelle, on hurle des commandes par dessus la tête des convives. Tout est suspendu à la lumière du jour qui descend. Les yeux sont tournés vers le ciel et les oreilles tendues vers le muezzin. Le « Allah Akbar » sonne enfin dans les haut-parleurs et c’est la ruée sur la nourriture. Les plus organisés ont apporté leur soupière de chorba, les autres poussent de la main droite dans leur bouche tout ce que contient leur sac en plastique, dattes, poulet rôti, riz, pain baladi, pâtisseries. La hâte est dans chacun de leurs gestes. Épaule contre épaule, mandibule contre mandibule, ils forment une humanité grassouillette, ventres ronds et fesses dodues, aux lèvres grasses, à l’air bonhomme et bientôt satisfait.

Correctement ajusté, le foulard islamique maintient parfaitement le téléphone contre l’oreille, il se transforme ainsi en un bien commode kit mains-libres.

Je rentre dans le restaurant et je repère immédiatement la table à laquelle j’étais assis il y a vingt ans. Rien n’a bougé à La Charmerie. Le décor est identique les costumes des serveurs aussi, les photos du Caire et des belles cairotes en cheveux d’autrefois, au temps de Nasser, sur les murs. Je lis le menu et c’est bien la même moloreya au lapin que l’on sert. Peut-être a-t-on ajouté à la carte un cochary un peu chic dont je n’ai pas le souvenir? Je le goûte pour l’occasion : des pâtes, du riz, des lentilles et des pois chiches. De quoi affronter des montagnes! Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est délicieux. Peut-être à cause de la sauce rouge qui pique ou des petits oignons frits jetés dessus...

Les bawabs sont toujours là, occupés à chauffer leur chaise en plastique au pied de l’immeuble dont ils ont la garde. Ce sont toujours des hommes du sud à la peau brune qui portent la robe longue et parfois le turban. La seule nouveauté est qu’ils ont aujourd’hui un téléphone dans leur giron qui leur permet de jouer au solitaire ou de parier en ligne sur le prochain but de leur idole Mo Salah, leur Prince footballeur parti vendre ses talents en Angleterre. « Idole » à son propos n’est pas un vain mot puisqu’il a obtenu un nombre considérables de voix aux dernières élections présidentielles sans jamais y avoir été candidat. Les chauffeurs de taxi le placent numéro un, juste avant M’Bappé, dans leur hiérarchie !

Martine est malade d’une mauvaise grippe. Heureusement pour elle, les médecins sont souvent coptes et ne célèbrent donc pas l’Aïd. Celui que nous appelons au secours passera dans une heure ou une heure et demie ou deux heures, promis. Trois heures plus tard il n’est pas là mais un coup de fil arrive qui dit que le docteur ne viendra pas parce qu’il n’y a pas de docteur et qu’il viendra la semaine prochaine après les vacances. Heureusement qu’on peut toujours s’arranger avec le pharmacien du coin qui a la haute main sur les antibiotiques...

Au lever du jour, lorsque le muezzin lance son premier appel à la prière, les chiens donnent de la voix en chœur. Ils hurlent contre les hauts parleurs. Vous aviez ouvert un oeil, maintenant vous ouvrez les deux.

Sur les guérites devant l’ambassade d’Ukraine on a peint les étoiles jaunes de l’Europe.

Jamais je n’ai vu le centre ville du Caire (Dountoun toujours) aussi désert que ce matin de l’aïd. Personne dans les rues, les boutiques fermées, les rideaux tirés, pas de voiture à l’horizon. Le taxi traverse la zone sans rencontrer le moindre obstacle. Je n’en crois pas mes yeux et mes oreilles. Ce sont les vacances, explique-t-il et j’en déduis qu’au fil des ans les cairotes se sont donné les moyens de quitter leur ville pour prendre quelques jours de congés. C’est certainement vrai pour certains, mais pour les autres, nous découvrons vite où ils se trouvent : par milliers ils s’entassent dans le Parc Al Azhar, mélange de verdure, de fleurs, d’arbres et de petites attractions foraines. Tous les échantillons de l’humanité égyptienne (et autres) sont là : toutes les couleurs de peau, toutes les couleurs de robes et de chemisettes, tous les choix de vêtement depuis la galabeya noire avec masque complet, jusqu’au jean le plus collant, toutes les nuances de voile, toute les gammes de blanc des dishdash. On entend toutes les gammes de rires aussi. C’est jour de fête, nous sommes la fête et nous l’inventons en la faisant semblent-ils dire en riant. Ils sont jeunes, mais pour moi leur sourire a vingt ans.

Nous sommes montés haut sur la Citadelle pour voir loin. Je voudrais donner aux garçons une idée de l’immensité de la ville et leur montrer, au loin, les pyramides où nous irons demain. Manque de chance, c’est un jour de vent de sable et le monde est beige et opaque. Les maisons des quartiers voisins disparaissent déjà dans le brouillard de quartz et de pollution. Faute de voir, nous toussons.

Une flotte de Tuk-tuk circule désormais entre les mosquées du Vieux Caire, comme en Inde ou au Sri Lanka. C’est une nouveauté qui fait fureur et hausser les épaules des taxis.

Rien n’a changé, la joie d’entreprendre est toujours inépuisable. On a un bout de terrain, on a une bonne idée, on a un bel espoir et on y va. Ensuite, l’argent manque et le désir s’éteint : Les maisons restent à demi construites, les boutiques à moitié ouvertes, plus rien ne va vers sa fin. Des quartiers entiers attendent d’être terminés. Dans l’espoir, on y vit dans le noir et dans le courant d’air. Malesh ! La prochaine sera la bonne.

La dernière mode capillaire pour les hommes est de se faire raser les côtés du crâne et de se faire dresser les cheveux en tambourin sur le crâne. Ce n’est pas toujours gracieux.

Nous longeons le canal dans lequel Lokenath Bhattacharya, le poète indien en visite, s’est noyé. Ce fut le jour le plus noir de mon séjour ancien. Nous arrivons à la palmeraie qui n’a pas changé, les palmes vert de gris portent toujours leurs ombres sur les citronniers et les manguiers.

A Saqqarah on a construit des guérites et on fait payer ceux qui veulent entrer sur le site. Le système de billetterie est d’une rare complexité; chaque élément du site a son propre billet qu’il faut soigneusement garder. Le Sérapéum est ouvert à la visite. Il ne l’était pas il y a vingt ans. La tombe de Ti est toujours accessible et toujours ma chérie pour la précision quotidienne de ses bas reliefs colorés. Il y a moins de peinture sur le bas que jadis mais toujours la description par le menu de la vie au bord du Nil, de la pêche, de la culture, de l’élevage, des jeux et des batailles. C’est comme de la BD constatent les garçons. Moi, j’y dormirais les yeux ouverts.

Les écoles sont fermées et les ados sont dans la rue, le plus souvent au milieu, en bandes. Les voitures klaxonnent et ils s’en fichent. C’est leur jour. Ils sont en nombre car l’Egypte a de nombreux enfants. Ils portent des chemises blanches impeccables. Les filles ont sorti leurs robes longues à fleurs. Lorsqu’elles courent derrière les garçons, elles doivent retenir leur voile de crainte qu’il ne s’envole.

 Entre eux ces ados des écoles parlent anglais. C’est plus moderne. Ils réservent l’arabe à la famille.

Plus je parcours la ville et plus je me dis qu’elle n’a pas vraiment changé. On ajoute des autoponts mais le même désordre fluide règne sur le trafic, le même niveau sonore infernal.

Martine, notre logeuse d’origine lyonnaise mais depuis longtemps cairote, nous invite chez elle. Son intérieur est tout de rouge vêtu, chaleureux. Un salon entier est consacré à la danse. Un grand miroir habille le mur du fond, une barre, un parquet nickel. Des jeunes compagnies viennent là répéter, danse moderne ou danse orientale. Quelques soutien-gorge à paillettes suspendus ne trompent pas. Elle nous convie à un repas égyptien concocté par son chef en uniforme, un délice de raffinement et d’abondance. Elle me raconte que quand elle tenait un restaurant en ville, elle avait un jour mis tout son personnel à la porte tellement elle ne parvenait pas à les faire travailler. Cela me rappelle confusément certaines choses !

Je retrouve Peter, Alic et Latifa. Ils ont changé de quartier, Peter et Alic sont dans la verdure de Maadi, Peter qui s’occupait des relations avec le presse et la télé est à la retraite, Latifa qui s’occupait de la programmation égyptienne, est devenue actrice dans les feuilletons télévisés, on lui confie des rôles de mère et elle s’occupe elle-même de son texte... Elle a gardé le verbe haut et le sourire irrésistible qui jadis avaient fait sa gloire au club Med local. Nous bavardons et ce sont les souvenirs des moments difficiles qui nous reviennent en premier.

Elles sont toujours au même endroit et elles n’ont pas bougé, les pyramides. On les a sagement parquées pour que la ville ne cède plus à la tentation d’y appuyer ses murs. On les approche à prix d’argent et si on veut en profaner l’intérieur, on doit payer encore. En ce jour de fête, c’est une noria de cars et de voitures qui s’entremêlent aux chevaux, dromadaires et calèches qu’on vous propose pour un tour. On vous propose aussi le keffieh, le turban, le chapeau. Vous dites « non » une fois et le vendeur revient trois fois. Vous avez dit « non » les trois fois et c’est le suivant qui arrive. Vous êtes aux pyramides et il est de bon ton d’emporter un souvenir. Mon souvenir du jour sera celui de mes trois petits-fils devant Kéops et celui d’une foule de touristes égyptiens endimanchés. Les étrangers ne sont pas encore de retour.

Je revois Le Clézio, plié en deux dans le couloir obscur de la pyramide, grimpant vers la chambre du pharaon.

Le gaillard porte un uniforme sombre et un sifflet. Son travail consiste à siffler pour faire descendre les intrépides qui tentent l’escalade de la grande pyramide. Il n’a plus de souffle et les grimpeurs sont de plus en plus nombreux. Il siffle un dernier coup, en fait descendre un. Dans son dos cinquante se ruent dans l’ascension. Mollement, il s’éloigne, les épaules basses. Combien y a-t-il en Egypte de ces métiers sans espoir? Qu’ils les usent leurs pyramides !

Au magnifique nouveau restaurant panoramique d’où on voit les trois pyramides de dos, Monsieur Pipi, me tient la porte, me tend un papier pour m’essuyer les mains. Je n’ai pas de monnaie locale et je lui donne un euro. Il le regarde dans sa paume puis me regarde moi, l’air inquiet. Je lui dis : « C’est un euro. » il ferme sa main.

A voir ces hordes d’ados riant et criant, on se demande comment faire pour les nourrir et les instruire, comment ensuite leur donner du travail? On dit qu’il y aujourd’hui 106 000 000 d’égyptiens, en majorité des jeunes puisqu’ils n’étaient que 70 000 000 il y a vingt ans, et que sans trop forcer on arrivera assez vite au double. Les vieux habitants de Zamalek se plaignent même de ces insupportables bandes de jeunes qui viennent chaque soir pour « faire du bruit ». Ils risquent fort, en effet, d’avoir à faire du bruit pour de bon.

Une chose que je ne reconnais plus du tout après vingt ans, ce sont les prix. Tout a été multiplié par deux, par dix, par cent. Certaines choses sont devenues très chères. Comment les égyptiens modestes et pauvres font-ils pour survivre?

Sur la route, on nous arrête à plusieurs reprises pour savoir qui nous sommes et où nous allons. A chaque fois un policier note notre immatriculation et notre téléphone et notre destination dans un épais registre qu’il pose sur son bras gauche. Combien de millions de ces énormes carnets cornés sont-ils stockés? A quelle fin? Sont-ils parfois seulement rouverts? Où sont ceux qui, il y a vingt ans, signalaient mon passage ?

On a rasé tout un quartier central du côté de Fustat pour y construire le musée de la civilisation égyptienne, pour y creuser un lac et des espaces verts. Tout cela dans un désir de faire respirer la ville et de créer des lieux de loisir. Un vaste projet immobilier complètera l’ensemble. Qu’a-t-on fait des habitants? Dans quelle ville nouvelle ont-ils été expédiés ? Dans quel désert ?

Le musée, un rien pompeux vu du dehors, est très bien à l’intérieur parce qu’il y a de l’espace et que l’idée habituelle d’entasser des milliers de pièces dans le minimum de place a été abandonnée. On peut voir les momies stars qui ont troqué leur sarcophage traditionnel contre un en plastique transparent. Elles sont bien là avec leurs petits visages noirs et leurs bandelettes d’où dépassent de charmants doigts de pied. Un cartouche dresse la liste de leurs exploits. Au rez-de-chaussée, un parcours trace l’histoire de l’Égypte à grands traits d’objet en objet, bien choisis, tous exemplaires. On peut circuler librement. Ce matin, ce sont surtout les égyptiens qui sont là.

Au fil des déplacements dans la ville, je revois les endroits où j’ai travaillé, le théâtre, l’Opera où nous avons tant fait, l’Université, la bibliothèque, le cirque, le musée, l’autre théâtre, le cinéma, la boîte de jazz, la salle de danse et les jardins en contrebas du pont Kasr El Nil où nous avons fini de haute lutte par fêter la musique le 21 juin de 2003.

Latifa nous a invités dans un restaurant où elle est connue. C’est une salle à manger sous une bâche blanche, très confortablement aménagée. Un piano bar joue dans un coin, l’air circule comme les garçons entre les tables. Au fil de la soirée on apporte des plats que nous partageons : foie de volaille, harengs, Baba ganouch, Falafels, feuilles de vigne, fromage blanc épicé, on renouvelle les boissons. Tout cela dans un vrai confort et un silence relatif qui permettent à Peter de raconter les pérégrinations de sa famille lorsqu’elle a fui l’Arménie. Au hasard des bateaux qui partaient, il aurait aussi bien pu devenir italien, canadien ou français qu’égyptien. Il est devenu égyptien, mais français aussi… Latifa me glisse à l’oreille qu’elle aimerait bien trouver un agent à Paris parce qu’elle rêve de jouer la comédie en français. A un moment avancé de la soirée, elle nous invite à nous lever et nous entraîne vers une porte latérale qui ressemble à la porte des toilettes. Nous franchissons un petit sas et nous plongeons brusquement dans le tumulte d’une boîte de nuit. La salle est bourrée, l ‘ambiance est chaude d’alcool et de fumée. Une petite formation joue de la musique occidentalo-égyptienne. Yalla ! Latifa m’explique que la clientèle est majoritairement composée de jeunes professionnels égyptiens qui gagnent de l’argent. Cet endroit caché est leur repaire.

Revenir ici me fait remonter le souvenir de mes manquements. Il y a vingt ans, je n’ai pas eu (ou pris?) le temps d’apprendre l’égyptien et je le regrette même si tous les gens avec qui je travaillais parlaient anglais. Je n’ai pas su non plus intégrer l’élasticité du temps qui est ici la règle, cette souplesse qui fait qu’on ne se formalise pas de venir à un rendez-vous le lendemain, d’arriver en retard, de tout faire à l’ultime minute. Je me suis plus d’une fois raidi parce que cela heurtait mes habitudes et me mettait en porte à faux avec les exigences du poste et de Paris. Je n’ai pas pu m’habituer non plus à ce que les  égyptiens avec qui je travaillais ne cessent de me demander de l’argent avec un aplomb et une avidité sans mesure. J’avais l’impression qu’ils me voyaient comme une machine à cash. M’en auraient-ils moins demandé que je leur en aurais sans doute donné davantage tant leur attitude me pesait.

Je suis là, entre le rire et les larmes avec mes amis égyptiens. On en  a parfois tellement bavé pour réussir ce qu’on voulait entreprendre, il y a eu tellement d’obstacles à effacer, tellement de coups fourrés à déjouer que je ne sais plus si mes souvenirs sont de douceur ou de rage à peine amollie par le temps.

Bien sûr, tout cela est passé - c’était il y a vingt ans - et on peut donc en rire puisque tout s’est bien terminé. On peut en rire ensemble et ceux qui rient le plus fort sont même prêts à tout recommencer pareil qu’avant.

         Mes petits-fils sont déjà chez eux. Ils savent le chemin de la piscine, ils trouvent sans coup férir la pâtisserie, ils hèlent les taxis, ils commandent leur limoun avec l’assurance de clients endurcis. Ils débusquent les chats qui croient se cacher et ils attendent l’heure du soir où ils pourront tirer leur chapeau.

         Panique à l’aéroport, mon petit fils Solal, âgé de six ans, tombe entre les griffes de la police. Trois gendarmes l’entourent. Un objet suspect a été décelé dans son petit sac à dos. Il est sommé de l’ouvrir et il en tire un serpent en plastique dont il ne se sépare jamais. Les policiers ont un mouvement de recul. « Impossible de laisser passer une chose pareille. » Mon fils s’interpose, « ce sont des jouets » plaide-t-il. « Oui mais cela fait peur ! » rétorque le gendarme. Au pays des cobras royaux partout dressés et menaçants, on craint la couleuvre en plastique. Mais puisqu’on l’a laissée entrer, on la laissera finalement sortir à condition qu’elle voyage dans la soute ! Cet incident nous a empêché d’acheter des sandwiches et il n’y aura plus rien à manger dans le vol Transavia qui a prévu un peu juste…

Billet précédent | Tous les billets | Billet suivant |

Les billets récents

Auteurs