— Paul Otchakovsky-Laurens

Jean-Louis Schefer Le roman fantôme

14 juin 2022, 20h20 par Jean Frémon

Jean Louis Schefer est mort le 7 Juin 2022. Je songe à cet homme que j’aimais. J’aimais son élégance. Elégance d’écriture, élégance de pensée, élégance d’élocution. Qui me mettait à l’épreuve, à l’oral comme à l’écrit. Il parlait bas et maniait l’euphémisme et la litote. Dans les restaurants, toujours trop bruyants, où nous aimions nous retrouver pour déjeuner, je devais tendre l’oreille pour parvenir à l’entendre et me concentrer pour être sûr de l’avoir bien compris. Même la frivolité  pouvait revêtir chez lui une forme élaborée.

D’une certaine manière il en allait de même dans ses livres. Combien de fois, bercé par le charme d’une phrase, j’ai dû la relire : d’abord pour le plaisir de l’entendre à nouveau mais aussi taraudé par l’inquiétude de ne l’avoir pas entièrement comprise. Chaque fois l’issue était la même : Elle ne veut rien dire d’autre, cette phrase, que ce qu’elle dit, très précisément et à la virgule près. Définition même de toute poésie. Relire, ne pas chercher à traduire.

Etant à l’isolement chez moi pour cause de Covid 19 et englouti dans la lecture de la Recherche du temps perdu, je n’ai qu’à tendre la main pour atteindre les livres de Schefer. Ils sont tous là, occupant à eux seuls une case de la bibliothèque. Je les en extrait et les manipule, cela fait une fameuse pile sur mon bureau. Le roman de votre vie, cher Jean-Louis. Chacun de vos livres est un chapitre. J’aime leurs titres : Choses écrites, Figures peintes, Images mobiles, littérature, peinture, cinéma. Puis toutes les Main courante, car le roman n’est que le cours des jours, La Cause des portraits, où c’est le cours des jours anciens qui est revisité, jusqu’à ce dernier, Le Ciel peut attendre, sous le faux titre duquel il avait écrit à mon attention : un peu…

 

Jean

Le ciel peut attendre

Un peu…

Amitié

Jean-Louis

 

Or voilà que ce peu a pris fin.

 

Dans les livres de mes amis, j’ai pour habitude de glisser leurs lettres. Quand je reprends les livres, je relis les lettres. Celles de Jean-Louis ne se livrent pas d’emblée. Leur sens est masqué par une graphie fine, vive, régulière, au stylo-plume toujours, mais difficile à déchiffrer. Je l’ai dit, à l’oral comme à l’écrit, imprimé ou manuscrit, c’était une épreuve, mais d’un professeur qui ne professait pas. Un professeur qui rêvait.

 

Jean Louis Schefer a fait irruption dans ma vie en 1969, avec la publication, pour moi fracassante, de Scénographie d’un tableau dans la collection Tel Quel de Philippe Sollers aux éditions du Seuil. Ce livre est une analyse sémiologique, selon les purs canons structuralistes de l’époque, du tableau de Paris-Bordone « Une partie d’échecs ». Le double portrait de deux jeunes hommes autour d’un échiquier, avec colonnade et scène champêtre à l’arière-plan.

A l’été 1969, ayant terminé mes études de droit menées de concert, depuis 1964, avec Paul Otchakovsky-Laurens, rencontré là dès le premier jour d’amphithéâtre, j’étais stagiaire aux Editions du Seuil qui devaient publier mon premier livre à la rentrée. Paul et moi étions devenus inséparables et échangions tout de nos lectures. Avons-nous parlé de Scénographie d’un tableau ? Je ne m’en souviens pas, mais il ne peut en avoir été autrement tant ce livre m’avait marqué. Et POL devait reprendre, mais presque trente ans plus tard, en 1998, avec cette audace qui n’appartenait qu’à lui seul, l’ensemble des textes de Schefer, précédemment parus en revues ou chez divers éditeurs, en les regroupant sous cette belle couverture bleu nuit qui, dans la maison, le distingue de tous les autres, et publier dès lors tous les nouveaux livres de Schefer, y compris, en 2014, ces Joueurs d’échecs où l’auteur reprend l’analyse du tableau de Paris Bordone en déplaçant les grilles formelles de ce qu’il appelle un travail de jeunesse qui avait donné lieu, dit-il,  à un malentendu nommé sémiologie des arts visuels. Sur la page de titre de ce livre, la dédicace dit : le vieillard corrige le jeune homme.

Les Editions du Seuil, dont les bureaux occupaient un petit hôtel particulier de la rue Jacob, hôtel dont un croquis fut longtemps le logo qui identifiait la couverture des livres de la maison, étaient alors le siège d’une vie intellectuelle intense. (L’autre pôle était notoirement les Editions de Minuit, autour de Samuel Beckett et du Nouveau Roman.) Une nouvelle forme romanesque, c’est aussi ce qui cherchait à émerger aux Editions du Seuil où les impétrants, pour trouver leur voie, devaient presque inévitablement choisir de se placer soit sous la houlette de Jean Cayrol, secrète et malicieuse, soit sous celle de Philippe Sollers et de la revue Tel Quel d’où émanait, en toute bonne humeur, une sorte de nouvelle terreur dans les lettres qui ne manquait pas d’impressionner le tout jeune homme que j’étais.

Jean-Louis Schefer, élève de Roland Barthes, se trouva tout naturellement et spontanément aux côtés de son mentor dans cette collection qui venait de publier Critique et Vérité. J’étais pour ma part, avec Daniel Oster et quelques autres, dans le petit cercle de ceux qui grimpaient régulièrement, par un escalier raide, au petit bureau sur cour où recevait Jean Cayrol. Cayrol représentait pour nous (POL et moi) une sorte d’idéal en matière d’édition mais les saillies permanentes et l’entrain contagieux de Sollers nous excitaient quand même considérablement. Et comme nous passions aussi une grande partie de notre temps dans les musées et galeries d’art, le livre de Jean Louis Schefer fut une sorte de révélation : des phrases vivantes et libres pouvaient émaner de l’image muette d’un tableau accroché au musée. Et le roman, ce pourrait aussi être cela.

Ecoutons Schefer, (La main dont il s’agit est celle du personnage de droite du tableau de Paris Bordone, qui s’apprête à déplacer sur l’échiquier la pièce qu’il tient entre deux doigts.)

« La main (figure suspensive s’ouvrant à l’envers comme une fleur digitale, comme un oiseau immobile, figure de la palpitation où le monde est entièrement surpris dans le moment qu’on le désigne (designare : qu’on le dessine.) » Et il faut attendre la fin du livre et ce malicieux supplément pour apprendre, et constater en effet, puisque les images sont là, que cette main, cette fleur, cet oiseau, cette figure de la palpitation surprend à nouveau le monde dans ce fameux tableau anonyme de l’Ecole de Fontainebleau où Gabrielle d’Estrées, partageant son bain avec sa sœur, la Duchesse de Villars, nous regarde ingénument en pinçant entre son pouce et son index le téton de sa sœur.

Voilà exactement le genre de roman vaguement borgésien auquel Jean Louis Schefer n’a cessé, depuis, de se livrer : l’histoire d’une main qui est un oiseau ou une fleur et volète ou s’épanouit en même temps à Venise et à Fontainebleau.

« Je désespère du roman parce que je n’aime que l’occasion qui alimente le discours, dit-il. Et je me rappelle qu’il me racontait, au cours de l’un de nos déjeuners, l’insistance que mettait, dans les années 70, Philippe Sollers, à le convaincre d’écrire « un vrai roman ».

Le roman, pour Schefer, est un fantôme après lequel (comme Roland Barthes, comme le narrateur de la Recherche) il n’a cessé de courir en prenant soin de ne pas le rattraper. « Des idées cherchent le corps où elles pourraient vivre. » La voilà la définition du roman introuvable. (Pas si introuvable que çà, au demeurant, puisque très exactement trouvé, ou retrouvé, par Marcel Proust précisément. Proust, une figure dont on a pu voir dans son dernier livre, La Chambre claire, à quel point elle hantait Roland Barthes. Je crois qu’elle n’en a pas moins cessé de hanter Jean Louis Schefer qui retrouve, par exemple, chaque fois qu’il évoque la figure de sa mère, un ton proustien. Ainsi, dans Le Ciel peut attendre, page 158 : « Remarque autrefois de Maman : « Mon grand, je ne te vois pas très souvent. – Maman, c’est que je suis le produit de deux théories contradictoires du sacrement : un jour je suis là, un autre jour il faut m’imaginer. » Il faisait allusion là, il faut le préciser, à sa double ascendance : luthérienne et calviniste du côté de son père (décédé quand l’écrivain n’avait que quatre ans) et catholique du côté de sa mère. Une alliance (ou mésalliance, comme on voudra) qui nous rapprochait lui et moi et faisait sans doute que nous n’avions pas besoin de parler pour nous sentir frères.

Ce roman fantôme qu’adolescents nous cherchions tous, c’est bien dans les figures peintes sur les murs des musées que nous l’avons trouvé : la forme humaine emportée par ses imaginaires.

Au cours de ma relecture de Proust, pendant ces jours de maladie, j’ai entrepris de relever toutes les occurrences qui concernent des peintres. Elles sont innombrables, tant de la part de Charles Swann que du narrateur. L’un et l’autre partagent en effet, entre autres manies comme la jalousie, cette disposition particulière à rechercher des analogies entre les êtres vivant et les portraits des musées. Bloch ressemblant au Mohamed II de Bellini ou Madame Blatin à celui de Savonarole par Fra Bartolomeo, la fille de cuisine à la Charité de Giotto, Odette de Crecy à la Vénus de Botticelli et les nattes de Gilberte effleurant la joue du narrateur, dont l’image eût été combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci.

Voilà bien de quoi se nourrit aussi le roman de Schefer : une variation de motifs, de thèmes ou d’idées qui sont le fait de circonstances, un réseau d’appropriations, un plaisir d’intelligence égal au jeu des préliminaires d’amour.

Il est là le roman, et c’est bien un roman d’amour avec ses figures, comme la Vierge au jardinet du Musée de Strasbourg : « La plus ancienne image que j’ai aimée, à l’âge de onze ans (elle devait remplacer et me faire oublier le visage de l’amie qui me l’avait donnée en souvenir d’elle, m’imposant à cet âge de rêverie mon tout premier deuil d’affection et celui-ci mystérieux, tout personnel) ; c’est sur cette image, c’est à dire sur la vivacité même de la vie, d’un attachement tendre et violent, d’un véritable amour à cœur perdu, que toute ma vie a commencé »(…) Polyxène et la Vierge à la robe rouge .

Tout est là : onze ans, la petite image retrouvée dans un livre, comme la dernière lettre de Gilberte, « nous ne nous verrons plus », la tasse de chocolat près du Jardin du Luxembourg, avatar des Champs-Elysées du narrateur, ses si beaux yeux, les mots sur ses lèvres et le travail de toute une vie qui a dû commencer à cet instant même.

Le roman, vous dis-je, on croit entendre ici Aragon, dont Schefer relit La Semaine sainte pour y retrouver les émois de Géricault. « Je n’ai jamais su ce qu’était une figure de peinture, j’ai toujours cru qu’elle pouvait parler, qu’elle cachait quelque chose d’autre : un événement devenu sans figure. »

Le vrai roman, qu’espérait Sollers, Schefer aura peut-être fini par l’écrire. Ce serait alors La Cause des portraits, le seul récit continu purement autobiographique. Quelle est l’origine de la peinture en nous-même ? Demande-t-il. Significativement, il est le seul de ses livres qui abandonne la livrée bleue des essais pour adopter la robe blanche qui chez POL signe la fiction. Même quand elle est vraie.

D’un livre au suivant, le roman continue. Diversité des sensibles et des intelligibles. Il passe de main en main. De là où vous êtes désormais, Jean Louis, Intercédez ! C’est ce que votre mère demandait à votre père défunt. Intercéder, entre la peinture et nous, c’est ce que vous avez toujours fait,  mieux que quiconque.

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