— Paul Otchakovsky-Laurens

Folie, norme et perte de l'expérience

26 août 2012, 08h17 par Leslie Kaplan


texte écrit pour le débat organisé à l’Institut français le 15 septembre 2012 à l’occasion de la mise en scène de Louise, elle est folle à Varsovie

Je vais vous parler à partir de mon expérience d’écrivain. Heitor de Macedo, psychanalyste, n’a pas pu venir. Mais j’ai accompagné, et je continue d’accompagner, la lutte des « 39 contre la Nuit sécuritaire », pour l’abrogation de la loi du 1er juillet 2011 sur l’obligation des soins sans consentement.

J’ai écrit Louise, elle est folle parce que la réflexion sur « la folie » est pour moi une façon de questionner la société comme elle est, conformiste, consensuelle, normative et publicitaire, sans manque … et très folle.
La « folie » « renverse » nos certitudes, et questionne la société et le monde à partir de la mise en cause de ce qui est, soi-disant, normal. Pour un écrivain ce questionnement concerne en premier lieu_ mais bien sûr pas seulement_ le langage, qui sous des apparences anodines, peut à tout moment suivre une pente autoritaire, et se figer en clichés qui sont non seulement des « idées reçues » vides, mais des « formules matraques », comme l’assimilation du soi disant fou au « schizophrène dangereux » épinglé par l’ex Président de la République.
C’est cette « civilisation du cliché » comme je l’ai appelée que Louise, elle est folle veut présenter, rendre sensible, mettre en scène, pour ouvrir la réflexion à ce que pourrait être une éthique de la parole, du langage et du rapport à l’autre.
Voir les textes « La folie concerne tout le monde », « Dieu n’est pas marié »…

Pour continuer cette réflexion je voudrais parler de deux séries de travaux qui relèvent de champs différents : la réflexion menée par Pierre Dardot et Christian Laval sur le néolibéralisme et sa « nouvelle raison du monde » d’une part, et d’autre part ce qui a pu être développé par Serge Daney, ce « cinéfils » comme il se désignait lui-même, qui a pensé le monde d’aujourd’hui à partir de son amour pour le cinéma.
Ces auteurs analysent l’évolution de la société d’aujourd’hui, chacun à leur façon et à partir de leur objet d’étude ils en dévoilent la folie, et ils mettent l’accent sur la normativité, la contrainte implicite mais réelle, sur les comportements et les façons de pensée imposés. Dans les deux cas cela continue pour moi la réflexion sur l’éthique du langage et la « civilisation du cliché».
La nouvelle raison du monde, publié en 2009, décrit comment, dans un monde où le seul et unique horizon est le marché, « le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine ».
Je tire du dernier chapitre quelques descriptions qui concernent le « sujet néolibéral », celui qui suit la nouvelle norme, la nouvelle rationalité, qui est façonné par elle, descriptions frappantes et qui montrent bien à mon avis comment le « normal » et la « folie » se renversent l’un dans l’autre :
- la société est devenue une « entreprise constituée d’entreprises »
d’où une « norme subjective nouvelle »
qui est celle de « l’homme hypermoderne », incertain, flexible, précaire, fluide, sans gravité
l’homme compétitif, intégralement immergé dans la compétition mondiale
- c’est un nouveau sujet, unitaire
- alors que dans le capitalisme industriel, il y avait des contradictions entre le citoyen et l’homme économique, et entre ces deux aspects et les reliquats religieux et traditionnels
- maintenant il s’agit faire que l’individu travaille pour l’entreprise comme si c’était pour lui même
- donc il faut supprimer toute distance entre lui même et l’entreprise
« entreprise » est devenu le nom du « gouvernement de soi »
cf Thatcher : « Economics are the method. The object is to change the soul », l’économie est la méthode, l’objectif est de changer l’âme (1988)
- d’où la nécessité d’une implication subjective, la société requiert impérativement de nouvelles qualités
« self help », énergie, initiative, ambition, calcul, responsabilité personnelle
ainsi chacun devient une petite entreprise
d’où l’importance des « techniques de développement» tout au long de la vie
c’est l’« empire des coachs »
il faut mieux connaître son « moi », son « scénario de vie », les « règles du jeu social »
être ouvert, synchrone, positif, empathique, coopératif
je choisis ma propre vie, mes comportements, mes pensées, mes sentiments, mes sensations, mes souvenirs, mes faiblesses, mes maladies, mon corps, tout, ou alors, je choisis de ne pas savoir que j’ai le choix
je suis complètement autonome
Laurence Parisot, en 2005 : « la vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait–il à cette loi »
- d’où des conséquences nouvelles pour le sujet :
il est toujours responsable de tout ce qui lui arrive (accountability )
- il vit un nouveau dispositif performance/ jouissance
la performance sportive est le modèle dans monde professionnel comme dans la sexualité
c’est le « toujours plus »
« We are the champions », nous sommes les champions
« No time for losers », pas le temps pour les perdants
- le corps n’est plus une limite, les « techniques psy » sont à l’ordre du jour, se connaître, se prendre en main, avoir une bonne stratégie de vie
- la réussite se voit, elle est un spectacle, un show.
Dardot et Laval soulignent aussi que les exigences requises engendrent des états de malaise et de maladie psychiques et ils font la clinique du néosujet
souffrances au travail, dépressions, « fatigue d’être soi » vont de pair avec les illusions de toute puissance.
Ils notent que Lacan avait déjà analysé le « discours capitaliste » comme le rejet de la castration
Pour eux on peut parler de désymbolisation et de psychotisation de masse, on prend les mots pour les choses, il n’y a pas de limite, la réalité s’efface
pas seulement parce qu’on perd les valeurs anciennes, comme le veut le discours conservateur
mais parce que si la seule valeur est la compétitivité, on promeut activement la rupture ou l’abandon des liens dans l’entreprise, dans la famille.
C’est le règne du déni, de l’illusion, du mensonge, de ce qu’ils appellent les perversions ordinaires.
Tout ceci va avec un épuisement de la démocratie libérale
puisque l’espace public est progressivement réduit et que l’Etat a pour seule fonction d’assurer la concurrence et la compétitivité, de façon ouverte et coercitive.

Ce qui est sûr c’est que cette description est terrifiante, et recoupe à sa façon - le contexte est autre - ce que Hannah Arendt décrivait en parlant du totalitarisme, quand elle disait dans Les origines du totalitarisme que les nazis sont « une bande d’hommes déclassés qui cherchent à faire perdre aux autres hommes leur sens de la réalité ».

La perte de la réalité est une des façons de désigner l’aliénation, et c’est aussi une question qui a préoccupé Serge Daney.

Un article prémonitoire de Daney, intitulé « Marché de l’individu et disparition de l’expérience » publié en janvier 1992 dans le journal Libération, a été republié récemment dans la revue Trafic, à l’occasion des 20 ans de cette revue fondée par Daney juste avant sa mort.
Daney commence par souligner que « le succès des « reality shows » marque peut-être un double phénomène d’appropriation de la télévision par la société et de formatage de l’individu conforme. Le prix à payer est néanmoins considérable : rien moins que l’effacement de l’idée d’expérience humaine. »
Il est intéressant que Daney cite à ce propos un écrivain, Virginia Woolf, « les expériences de la vie sont incommunicables, et c’est ce qui cause toute la solitude ». Incommunicables, peut-être pas nécessairement, mais en tout cas un défi, et l’objet même de la recherche d’un artiste.
Daney analyse la perte de l’expérience : « toute expérience qui se réduit facilement au « show » de sa réalité n’est pas une expérience. Ou plutôt ce n’est pas celle du sujet qui dit qu’il l’a vécue, mais celle du groupe… »
La société promeut « le grand marché de l’individu à base de héros jetables et de scénarios comme il faut… »
« l’idée de vérité subjective saute…(on en vient à un) catéchisme…»
qui est pour Daney fondé sur l’idée du Bien, à savoir « la pub ».
C’est « l’expérience lacunaire et l’indicible de ce qui fut» sont remplacé « par le show lisse de ce qui aura été ».
On est dans le « futur antérieur (temps propre de l’audio visuel) : rectification du réel et visualisation du réel rectifié », et Daney ajoute :
« à quoi il faudrait qu’ils (ces héros) aient ressemblé : il faut qu’ils ressemblent à de la mauvaise télé, à du mauvais cinéma, à du mauvais théâtre »
« pour être du côté du Bien collectif il faut qu’ils soient très mauvais (mais terriblement humbles) »
Ce catéchisme, dit Daney, qui n’est pas une grande messe, pas une religion, « veut seulement que, clone prévendus déguisés en individus uniques, nous renoncions à jamais au souvenir d’avoir vécu quoi que ce soit que Pascale Breugnot (la présentatrice qui a inventé « psy-show ») ne pourrait pas nous faire revivre en nous tenant un peu la main »
et Daney note « comment… en France aussi, le village exige son dû ».
En somme Daney nous montre les contradictions entre mondialisation et village, et entre le gonflement narcissique, la toute puissance… et le degré quasi zéro de l’être…

On peut mettre cette question de la perte de l’expérience en rapport avec ce que Daney développe durant la première guerre de l’Irak sur le visuel en l’opposant à l’image, en particulier dans le texte « La guerre, le visuel, l’image », propos aux « mardis de la Femis », janvier 1991, dans le tome 3 de La maison cinéma et le monde (POL, 2012).
Le visuel, qui n’est pas le voir, est du côté du simulacre, du narcissisme
c’est la vérification technique, avec une information nulle.
Par exemple, « à vous Ryad » et ce qu’on voit, c’est le studio des journalistes (ils travaillent, c’est la seule info).
Une image au contraire se définit comme une image de l’autre, le monde extérieur existe, jusqu’à l’altérité maximale, la mort.
Le montage au cinéma c’est se mesurer à cette idée d’altérité, le off, le contre champ, l’autre, l’ennemi.
Et chercher la bonne image manquante, voilà la position du cinéphile, pas du téléphile.
Le téléphile n’est pas habitué à ce qui manque, au off, à l’autre, il voit tout en plein, en direct, en lisse, il est au bord de la schizophrénie…
« La cible, dit Daney, vue du point de vue de l’appareil qui va la détruire, c’est le visuel pur, et c’est ce à quoi s’entraînent les gamins depuis des années quand ils jouent avec la vidéo : ils apprennent à ne voir que ce qu’ils détruisent en imagination… Comme dit Jean-Luc Godard, « toujours deux pour une image », le talent, le sens politique de l’image, ce sera de trouver la bonne image manquante. Est ce que le montage parallèle d’un Scud et d’un Patriot est un bon montage ? et s’il ne s’agissait que de la vérification de deux types d’armes vendues par des superpuissances ? … Quand le montage est devenu impossible, c’est du visuel, c’est-à-dire du tautologique, du solipsiste ».

Donc d’une part, description précise et terrifiante du monde fou actuel, et du sujet néolibéral qui est censé l’habiter, d’autre part une réflexion sur la représentation de ce monde par le cinéma et la télévision.
Les nouveaux impératifs seraient :
Pas de manque, que du plein
Pas de désir, que de la saturation
Pas d’inconscient, que de la maitrise
Pas d’autre, pas de je, que du moi…

Pour ne pas conclure :
Dardot et Laval parlent de développer des « contre conduites ». Et soulignent que éthique et politique sont inséparables.
En tant qu’écrivain, je vois un parallèle entre l’éthique de l’image qui s’oppose au visuel,
et l’éthique de la parole et du langage qui maintient un questionnement, la place pour le questionnement, l’échange, la rencontre, l’ouvert,
qui porte une recherche, une exploration, du jeu,
qui refuse le dernier mot, le discours, l’argument d’autorité, le moi moi moi, la facilité et l’agressivité du cliché.


 

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