— Paul Otchakovsky-Laurens

BAMAKO (mars 2016)

31 mars 2016, 12h23 par Paul Fournel

 

 

Mon séjour à Bamako commence à Bagnolet. Je suis au Consulat du Mali pour prendre mes visas. Il y a là une foule mêlée d'hommes, de femmes et d'enfants, de boubous colorés, de djellabas, d'uniformes et de costumes-cravates. La première queue est une grappe humaine précipitée contre un comptoir pour obtenir un ticket. La force pure et l'intimidation sont les règles. Une amitié ancienne avec le gars derrière le comptoir semble également faire l'affaire. Tout comme un nourrisson brandit à bout de bras.

Mon ticket obtenu, me voici digne de participer à la deuxième queue, la queue officielle. Je peux m'asseoir en attendant que mon numéro s'affiche sur le petit panneau électronique au-dessus de la porte. Il suffit de trouver une chaise libre.

Les numéros défilent en couleurs différentes selon la nature des demandes. Ils défilent sans doute assez lentement puisque j'ai fini la lecture de mon journal et la grille de mots croisés. Mais tout arrive et je suis autorisé à franchir la porte.

Je la franchis donc et un uniforme m'intime l'ordre de bien vouloir faire la queue devant le guichet 2. Ce que je fais sans humeur.

Lorsque vient mon tour, je glisse mes deux passeports par la petite fente et le monsieur derrière la vitre me regarde de l'air peu amène de celui qui tient les tampons. Il remplit un document en trois exemplaires, le glisse dans les passeports et me demande de repasser la semaine prochaine. Je me permets alors de lui faire remarquer qu'on m'a assuré qu'il existait une procédure plus rapide et qui m'éviterait de retraverser Paris.

Ah, me dit-il, vous voulez la formule express. Elle est un peu plus chère.

Allons-y! L’encouragé-je.

Il griffonne un petit mot et un gros chiffre sur un minuscule bout de papier et m'intime l'ordre de faire la queue pour aller payer.

La queue devant la vitre du comptable est anarchique et nerveuse. Il est midi et demie et les enfants ont faim. Les mamans s'énervent, les voitures miniatures commencent à voler dans l'espace. On distribue quelques taloches et quelques barres chocolatées. Le comptable compte et recompte puis note sur un formulaire en trois exemplaires avec carbone les sommes perçues. Il travaille avec une application et une lenteur qui sont un défi à toutes celles et ceux qui attendent.

Un jeune homme fait remarquer qu'on a inventé l'informatique depuis quelques années déjà. Une maman décide d'attacher son garçon dans son dos pour le faire tenir tranquille. Il peste et balance ses chaussures. Les hommes dansent d'un pied sur l'autre. La queue est désormais si longue que le chef dépêche une deuxième comptable.

C'est à cet instant que le monsieur du guichet 2 sort de sa boîte et appelle mon nom à très haute voix.

Passez devant! m'ordonne-t-il.

Comme je suis le seul blanc dans la file, je me sens aussitôt très embarrassé par cette faveur. Je prends les gens à témoin qui sont devant moi et leur présente mes excuses. Une dame éclate de rire et me tape sur l'épaule.

Vous en faites pas, c'est toujours comme ça!

Et tout le monde rit avec elle en s'écartant pour me laisser passer.

Je paie donc, visa et express, et le comptable me demande d'attendre au dehors, dans la salle d'entrée.

Les heures passent. Peu à peu les gens disparaissent et nous ne sommes plus qu'une poignée à devoir patienter. Je m'en inquiète auprès d'un planton qui me dit que c'est normal puisque j'ai choisi la formule express.

Un homme passe avec des passeports (les nôtres) dans une boîte et disparaît dans les étages.

Un voisin, connaisseur, me précise que, si le Consul est là, il ne tardera sans doute pas à les signer.

Une demi-heure plus tard, en effet, l'homme redescend et là, c'est la ruée. La quatrième queue ressemble à la première. C'est la loi du plus fort. Je me range parmi les faibles et les patients. Mes passeports me sont donnés en dernier dûment tamponnés.

Dehors, il fait froid et je viens de passer mes quatre premières heures au Mali.

 

 

Comme la navette de l'hôtel à oublié de venir nous chercher à l'aéroport, nous avons eu tout le temps de prendre la mesure des petits métiers. Des dizaines de gaillards rôdaient là pour nous proposer des cartes de téléphone, de l'eau fraîche, des francs CFA, un coup de main pour les valises et, surtout, des taxis, des taxis, des taxis. Le premier m'a amusé, le trentième m'a clairement cassé les pieds. Impossible de s'en défaire. Chacun d'eux avait un avis sur notre situation, chacun savait parfaitement où se trouvait la fameuse navette. Nous avons fait faire quelques allers-retours à nos valises, puis nous nous sommes plantés là en attendant. Peu à peu notre immobilité les a convaincus de nous laisser tranquilles. Mauvais gibier.

 

 

Jean-Paul Hirsch m'avait confié avant mon départ la mission de photographier le pont jadis construit par son père, cadeau de la France, sur le fleuve Niger. Je demande donc à mon chauffeur de m'indiquer le pont Hirsch afin de m'acquitter de ma mission. Le chauffeur me regarde d'un air inquiet. Il a peur de mal faire. Il me montre le pont offert par les Chinois, il me montre le pont offert par les Saoudiens mais que les Chinois ont construit aussi... Et puis il m'assure qu'il n'en connaît pas d'autre. Vu la largeur du fleuve, s'il y en avait un troisième, on ne pourrait pas le rater. Je le remercie et le rassure.

Déterminé, je consulte quelques anciens. Ils gratouillent un peu dans leurs souvenirs et l'un d'entre eux me dit que c'est sans doute le vieux pont par-dessus lequel les Chinois ont construit le leur.

Je sens qu'au retour, mon rapport à Jean-Paul Hirsch va être délicat.

 

 

Au petit déjeuner, à l'hôtel, des hommes en armes viennent s'asseoir. Ils mangent leurs céréales pistolet au côté, comme des cow-boys. Ils portent l'écusson bleu étoilé sur l'épaule et le nom de leur pays d'origine sur la poitrine. Ceux-là sont belges. Ils participent donc de la force européenne qui vient instruire l'armée malienne.

Dehors, sur le parking, moteurs ronronnant, les énormes 4x4 blancs marqués UN de la Minusma. Les soldats s'activent. Comment peuvent-ils supporter leurs gilets pare-balles et leurs énormes chaussures montantes de cuir noir? Ce matin, il fait 42 degrés.

 

 

Regarde-le, me dit Ousmane en me montrant notre jeune chauffeur, c'est un bambara, comme moi et on a changé son prénom traditionnel en Mohammed pour que, soi-disant, il aille au Paradis! Et moi qui suis devenu Ousmane! Nos anciens n'auraient jamais laissé faire ça. Ils luttaient, eux.

 

 

Mon goût ancien pour les marionnettes populaires m'ouvre partout des portes mystérieuses : les portes cloutées de Lyon, les portes de la nuit Indonésienne et là, la porte basse du grand Yaya Coulibali. Il ne l'ouvre pas vraiment puisqu'elle est déjà ouverte et que le marionnettiste est assis devant chez lui et se prépare à boire le thé. Ses assistants et ses enfants tournent autour de lui. Il est grand, magnifique, vêtu d'une longue robe verte et appartient à une des plus longue lignée de marionnettistes de l'histoire. Il est bien plus que le gardien des marionnettes, il est le gardien du grand secret de sa race et de son peuple, il est le gardien des récits et des forces magiques de l'univers. Il nous invite à le suivre à l'intérieur. Il nous présente sa femme au passage, ses enfants et surtout le petit Mohammed, six ans, turbulent et sale avec des yeux de feu, qu'il a choisi pour être un jour celui qui saura tous ses secrets et qui poursuivra l'ordre éternel et secret du monde.

Commence alors un voyage incroyable dans le dédale des étages et des chambres où s'entassent, abandonnées à la poussière et aux turpitudes du temps, des milliers de marionnettes, de costumes, de bras, de jambes, d'animaux fantastiques, de monstres de toutes tailles et de toutes couleurs.

Certaines sont ici depuis le XVIe siècle, nous dit-il. Je ne sais pas où les mettre alors elles sont là. Dans toutes les pièces, les marionnettes sont posées au sol, enchevêtrées, abîmées. Ici un grand totem à manipuler debout, là des masques de crocodile, un char tiré par des bœufs, un oisillon délicat, un homme au fin visage blanc, deux lézards, des princes. Yaya s'arrête devant une tête d'antilope immense. Au sommet des cornes, un homme et une femme minuscules sont perchés. Ils observent le monde de haut.

Et Yaya nous conte l'histoire du temps où les hommes et les bêtes vivaient en bonne entente. Ils avaient choisi pour Roi le Lion et le lion avait élu pour Reine, contre toute attente populaire, une brebis. Cette brebis lui donna pour enfant une chauve-souris qui alla se percher aussitôt, tête en bas, dans le baobab. Les hommes prenaient ce qu'il y avait de bon à droite, ce qu'il y avait de bon à gauche et elle, elle les regardait faire de haut.

Parvenus sur le toit nous jetâmes un regard circulaire sur le quartier, nous redescendîmes pour traverser la rue de terre battue afin de nous rendre à l'atelier. Là parmi les poules, les chèvres et le chiot, les marionnettes étaient prêtes au travail. L'assistant nous montra le cheval, le taureau et la grande femme dans lesquels il se glissait tout entier, puis Yaya saisit la marionnette de Mohammed, une marionnette à fils d'une soixantaine de centimètres et nous donna un échantillon du répertoire de ce petit garçon espiègle. Un régal de malice, comme cela, à main levée, en plein soleil. Il me fit voir sa croix et m'expliqua son ensecrètement. Il nous donna, sur un modèle en construction, un cours édifiant d'anatomie marionnétique avec les points précis d'ancrage des fils, soulignant les rôles de ceux qui portent et de ceux qui animent. En prime, il se saisit d'un outil tranchant à lame courbe qui ressemblait à s'y méprendre à l'outil de mon défunt cousin tonnelier, et il nous tailla en quelques coups bien placés une jambe avec son pied et l'articulation de son genou...

Quel musée au monde aura la dignité élémentaire de présenter le trésor de Yaya? Il en serait ravi.

 

 

Les autorités éducatives du pays ont eu le sentiment que quelque chose clochait. Elles ont donc donné l'ordre aux professeurs de français de prendre des cours de français à l'Institut. Elles avaient conçu de sérieux doutes sur la nature de la langue mystérieuse enseignée dans les classes. Pendant la durée de cette formation, l'enseignement du français continue.

 

 

Ousmane Diarra qui nous sert de guide est terrifié : son dernier roman (La route des clameurs, chez Gallimard) lui vaut des menaces de mort. Il reçoit des coups de fil anonymes. On l'encourage à quitter le Mali. On le menace de foudres divines et autres gentillesses. On pourrait même en faire profiter sa famille... Sa détermination et ses convictions anti-islamistes sont sans faille, mais il en tremble. Sur son visage on lit le noir de la rage et le blanc de la terreur.

 

 

Les indonésiens roulent par centaines de milliers sur des petites motos 125cc de marque japonaise Honda.

Les maliens roulent en nombre à peine plus réduit sur des petites motos d'origine autrichienne, des KTM, toutes semblables. Malgré cette notable différence d'origine, les maliens, en hommage à l'abondance indonésienne, ont baptisé leurs engins des Djakartas.

Les conducteurs de ces engins étant très habiles et très pressés, le chemin le plus court leur est toujours le bon. Aussi entend-on sans cesse l'appel "Prend garde au Djakarta!" : les trottoirs, les bas-côtés, les caniveaux, tout leur est bon. Il vaut mieux savoir pratiquer l'esquive, l'effacement de l'épaule ou le lever de jambe; Prends garde aussi au chargement du Djakarta car si le Djakarta passe, son lourd chargement ne passe pas toujours et tel qui croyait avoir esquivé, se fait saisir par un ballot ou simplement par un bambin monté sur le porte bagages et qui ouvre largement les bras.

 

 

On appelle cela le "riz au gras". Le nom ne sonne pas très appétissant aux oreilles de France. Le gras n'est pas, chez nous, une valeur en hausse. Et pourtant ce plat est bon qui associe le riz (un peu huileux, il est vrai) avec le Capitaine juste tiré du Niger. Capitaine en brochette ou Capitaine en filets, quelques légumes, un petit limoun pressé et l'affaire est faite. La sauce qui pique est servie à côté - ouf.

Dans la rue, les enfants pauvres passent devant les gargotes avec une boîte de conserve ouverte. Le patron y met une cuiller de riz, quelques gouttes de sauce, un morceau de poisson ou de viande si c'est Byzance. Et ils retentent leur chance un peu plus loin.

En famille, on pose le plat au centre et chacun y puise avec les doigts selon sa faim : une boule de riz confectionnée à la main, un petit coup trempée dans la sauce et un morceau d'autre chose collé avec, s'il y en a.

 

 

Les femmes maliennes sont la beauté de la rue, elles sont sa couleur, son parterre de fleurs, son rythme. Elles sont d'une élégance irréprochable, toujours impeccables dans un monde qui ne l'est jamais, leurs vêtements colorés, leurs petites écharpes nouées sur le sommet du crâne, leur entrain, leur façon d'attacher leurs bébés dans leur dos, sont des atouts décisifs de Bamako. Elles sont la Tour Eiffel de la ville.

Partout dans les rues, les tailleurs pullulent, débordent sur la chaussée, emplissent les marchés. On m'assure que les femmes dépensent les fortunes qu'elles n'ont pas dans leur mise. Elles font varier les mélanges de couleurs au fil des jours et des occasions et il n'est de vraie robe qu'impeccablement ajustée et strictement repassée.

Sur leurs motos, elles sont particulièrement délicieuses : gonflées d'un peu du vent de la course, leur bébé endormi dans le dos que le passage sur les gendarmes couchés berce.

 

 

Les pompes à essence sont rares en ville, mais on peut acheter du carburant au litre à chaque coin de rue. Présentée dans de vieilles bouteilles de verre ou de plastique mal fermées, l’essence attend le chaland sous la haute surveillance d'une paire de gaillards qui fument calmement.

 

 

Lorsque nous traversons la ville, on nous désigne chaque bâtiment suivi du nom de son donateur. Voici l'immense cité administrative où sont logés les ministères, cadeau de Khadafi. Ici le lycée français, là la mosquée des saoudiens et le pont chinois. Dans un pays où les frais de fonctionnement sont assumés  à hauteur de 35% par la communauté internationale, le budget d'investissement est un fantôme.

 

 

Les quinze étudiantes et étudiants de Lettres que j'ai en stage d'écriture à l'Ecole Normale Supérieure, sont brillants. Ils savent sortir de la récitation qui semble être la règle de l'éducation,  et se montrer créatifs. Très vite, ils jouent et glissent ça ou là dans leurs textes des choses qui leur tiennent à cœur : la famille, la paix, l'amour, le pays, mais jamais la religion. C'est comme si ce problème massif était trop gros pour qu'on en parle (en encore moins qu'on en écrive).

Visitant les locaux de l’école, je me demande où ils puisent leurs trésors d'énergie et de désir; L'état des lieux est pathétique : saleté, délabrement, abandon. La bibliothèque est étique. Je n'ose pas imaginer ce que cela doit être du côté des scientifiques qui ont besoin de matériel.

 

 

A la fac, les étudiants sont moins brillants et s'ils sont tous en troisième année, leurs niveaux sont très différents. Leurs capacités créatrices également. Ils sont pleins de bonne volonté, mais au bout d'un moment, n'y tenant plus, ils me demandent de quelle façon et pour quelle cause je suis engagé. Il ne peut pas y avoir le littérature digne de ce nom sans engagement entendu à la façon de Camus ou de Césaire (surtout Césaire). Je leur dis que je suis engagé dans la forme et que cela n'empêche nullement d'être engagé ailleurs et autrement. Aïe.

 

 

Le patron d'un bistrot à la mode et bien placé louait un local attenant dont il était propriétaire, à un marchand de pizza. Un jour que mécontent, il a décidé de s'en séparer et n'a pas renouvelé le bail. Furieux, le pizzaiolo a entrepris de détruire méthodiquement les locaux pendant la nuit. Il a effondré le toit, ravagé les murs arraché les cadres des portes et fenêtres, laissant un champ de ruines.

Le propriétaire accablé a dit sobrement au matin : "c'est Beyrouth". C'était Beyrouth, en effet, et ça l'est resté. Le Beyrouth est désormais une annexe chiquissime du restaurant chic.

Quelques lampions colorés font la transition avec le ciel étoilé, les murs sont griffés et l'air tiède du soir circule librement entre les trous béants de la façade. A l’intérieur on mange du Capitaine en buvant du punch.

 

 

Pour ouvrir boutique en ville, il vaut mieux trouver l'ombre d'un arbre et planter là son commerce et sa marchandise à même la terre : seaux en plastique, chaises, essence au litre, fruits et légumes, tapis de prière, sacs de riz. Ensuite, il convient de s'asseoir, de regrouper autour de soi ses enfants et d'attendre le client avec une patience d'ange qui sert de marketing, de publicité et de force de vente.

Pour le commerce de gros : canapés, fauteuils, lits XXL, il vaut mieux jouer les bas-côtés des routes à la sortie de la ville. L'ombre n'y est pas plus fraîche mais l'espace y est moins mesuré.

 

 

Je constate que le voile islamique bien ajusté est parfait pour caler le téléphone contre l'oreille et libérer les mains. Les étudiantes en font bon usage.

 

 

Le fleuve est immense, très encombré de végétation que les pirogues évitent. Les pêcheurs sont habiles à se faufiler dans les endroits les plus profonds. Les longues pirogues surchargées transportent également des voyageurs qui remontent le fleuve jusqu'aux villes aujourd'hui interdites aux touristes. La navigation est lente mais le temps est lent lui aussi sur le grand fleuve.

 

 

La chaleur est déjà énorme. Elle sera pire le mois prochain. Il fait pourtant plus de quarante. Le vrai soulagement ne viendra que dans deux mois avec les premières pluies.

 

 

À chaque carrefour, lorsque le feu passe au rouge, les marchands à la sauvette se précipitent pour vous vendre leur bric à brac : cartes de téléphone, serviettes éponge (avec la chaleur ambiante cela peut effectivement servir), eau glacée dans un petit sac en plastique, jouets, cigarettes... Mais pourquoi celui-là s'acharne-t-il à vouloir me vendre une étagère qui n'entrerait pas dans la voiture?

 

 

Dans un souci louable de simplification des relations humaines, tout le monde se nomme Coulibali - sauf les Traoré. Mohammed, de préférence.

 

 

La jeune et jolie chanteuse qui monte sur la scène du restaurant porte la même robe que celle, très ancienne, que nous avons vue au musée; une robe de grosse toile brune brodée de petits coquillages blancs.

La chanteuse est fluette mais de son petit corps sort une voix considérable. Elle chante en bambara des airs qui sentent le blues avec un rythme de djembé en cadeau africain. Je demande à mon voisin ce qu'elle chante avec une si belle ardeur. Il m'assure qu'il ne faut pas se fier aux apparences et qu'elle ne chante que des choses très sages et très convenues. A un moment, elle invite le public à entonner avec elle une ode à l'eau minérale gazeuse - ce que le public accepte très volontiers. Il est vrai qu'il fait encore très chaud.

Pour l'accompagner, elle a cinq musiciens et une danseuse, grande, fine, belle et extravertie qui danse de tous ses charmes. Elles forment un couple mal assorti mais curieusement complémentaire. En vérité, elles ont le même élan du cou pour faire danser leurs cheveux.

 

 

Au lycée Wa Missoko, j'avais demandé un groupe de 15 élèves de terminale pour faire un atelier d'écriture. Pas de problème, m'a-t-on assuré. Ils étaient donc 68, assis trois par table dans une position qui rendait l'écriture malcommode. Soit. Ils ont écrit quand même, ils ont lu leurs textes à haute voix et moi, j'ai tendu l'oreille et les yeux pour les comprendre en les écoutant mais aussi et surtout en lisant sur leurs lèvres.

La faille dans mon système de décryptage était que je n'avais pas prévu qu'il y aurait une jeune fille en voile intégral et que je ne pourrai donc pas la lire. Elle répéta volontiers, mais je dus tout de même demander à son professeur de faire le truchement.

 

 

Martine m'a tout de suite fait remarquer que l'architecture du lycée était celle d'une prison : cour centrale rectangulaire et coursives surplombantes dans les étages. Les élèves portent un uniforme, plutôt gai, sur lequel sont inscrit des slogans et devises de bonne volonté, de persévérance et de travail.

 

 

Lorsque je suis entré dans la salle de classe, j'ai constaté que le tableau était couvert d'un long texte en bambara écrit en alphabet phonétique international. Cela m'a fait un choc de voir cette vieille langue qui court les rues et les campagnes d’ici, qu'on tète avec le lait de sa mère et qu'on parle comme on respire, figée dans cet alphabet plus savant que l'écriture, plus savant que la science et si loin de la musique dont il prétend rendre compte.

 

 

Au moment où je vais sortir du lycée, une élève de terminale vient vers moi et me dit en confidence qu'elle est une artiste et qu'elle veut aller en France pour étudier.

C'est bien, lui dis-je. C'est une bonne idée, mais dans quel domaine êtes-vous artiste?

Je suis artiste en tout : je chante, je danse et je fais rire mes copines.

 

 

Tout le monde guette les manguiers. Les mangues sont presque mûres. Bientôt il y aura du délice et du sucre pour tout le monde, il suffira de lever la main.

 

 

A les voir sur le dos et les fesses des maliens, il m'a semblé que ces petits costumes chemise-pantalon en coton léger, colorés et accueillant aux vents-coulis, feraient de bons uniformes pour écrire à la belle saison. Quelque chose d'intermédiaire entre le bleu de travail et le pyjama. J'ai commis la faute de le dire à haute voix à l'amie qui nous guidait à l'entrée du marché. Erreur fatale. J'ai été entendu et, dès lors, mon tour de marché, par l'effet du téléphone malien, s'est transformé en une procession de marchands, d'assistants marchands, d'intermédiaires de tous poils, de facilitateurs, tous armés de cent costumes et me pressant comme un limoun. De guerre lasse, j'en marchande un bleu en toute hâte dans le souci d'avoir la paix en plus d'un costume. Ainsi j'ai pu commencer ma visite du marché. Martine, notre guide, était venue avec sa propre guide locale afin de trouver la sortie du dédale car s'il est facile d'entrer dans le marché il peut être bien difficile d'en sortir.

Des siècles de crasse et des tonnes de marchandises sont accumulés dans ce monde torride et obscur où la ferraille voisine avec les épices, les tissus avec les légumes. Les hommes sont vautrés dans leur estancot, des enfants se traînent par terre, des passants bataillent pour se frayer un chemin entre les obstacles et les flaques noires. Les souvenirs d'odeurs qui me reviennent m'obligent à constater que le souk du Caire est un modèle d'ordre et de clarté en comparaison. Nous nous donnons la main pour traverser les zones confuses et les rues. Prends garde aux Djakartas! Les charrettes des porteurs foncent, visant aux mollets. Les cefas s'échangent. Il semblerait pourtant bien qu'on fasse du vrai commerce dans cet endroit si peu fait pour en faire. Nous sommes les seuls blancs dans le marché et tout le monde nous attend au tournant et comme il y a mille tournants... Heureusement, les marchands sont insistants mais gentils; ils savent lâcher la proie. A vue de nez, le marché aux poissons doit être par là.

 

 

Il est tarte à la crème de dire qu'une grande ville ne dort jamais, aussi puis-je me singulariser en disant que Bamako dort la nuit. Les rues sont obscures et calmes. Parfois, un Djakarta y saute dans les trous, parfois une poule. Sur les grands axes goudronnés et éclairés, les 4x4 blancs patrouillent et Bamako dort.

 

 

Les enfants sont partout. Il est vrai qu'ils ne peuvent guère être ailleurs. Il n'y a pas de crèche et l'école ne commence qu'à 7 ans. Les familles sont très nombreuses et les petits suivent le mouvement général des mamans. Ils sont partout chez eux, ils jouent et ils attendent, ce qui en ces lieux est un sûr apprentissage de la vie.

 

 

Au bout de la nuit, un coup de téléphone de ma sœur depuis Saint-Etienne, m'apprend la mort de notre père et mon voyage s'interrompt là.

 

 

 

 

 

                                                        Paul Fournel

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