Je voudrais d’abord te dire, Jean-Luc, que je pense aujourd’hui à lui, à notre ami Paul Otchakovsky-Laurens qui nous a quittés il y a déjà cinq ans. C’est grâce à lui que nous nous sommes connus, c’est à lui que nous devons cette maison d’édition à laquelle nous sommes fidèles et qui poursuit, je l’espère, son chemin aujourd’hui.
Mais quelle vie, Jean-Luc, que toute une vie de lecture.
Avec la patience et l’amour que requièrent les mots et les phrases des autres.
Sans cette patience et cet amour attentionné, les tiens, il n’y aurait pas eu tous ces livres.
Tu auras corrigé presque tous les manuscrits de cette maison d’édition, la tienne, depuis plus de 30 ans.
Tu arrives aux éditions P.O.L en 1990 par l’intermédiaire de Thierry Fourreau, jeune stagiaire qui vient d’être embauché par Paul Otchakovsky-Laurens. C’est Villa d’Alésia, un rez-de-chaussée dans le 14e arrondissement. Tu deviens alors le correcteur des éditions P.O.L. Plus de 1500 livres passeront sous tes yeux ! Tu lis les livres que tu corriges. Ce n’est pas rien. Et c’est aux éditions P.O.L que tu rencontres Philippe Peyle, qui fait un stage lui aussi, et devient ton compagnon puis ton mari.
Tu as une relation singulière avec tous ces textes et leurs auteurs, et quasi quotidienne avec Thierry Fourreau qui met en pages les livres jusqu’à sa mort en 2015, et que nous n’oublions pas, puis avec Antonie Delebecque. Tu prends les épreuves, et les rapportes corrigées. En 1993 tu deviens aussi le secrétaire de rédaction de la revue Trafic, c’est le numéro 8. Trafic que tu accompagnes jusqu’au numéro 120, puis de l’Almanach Trafic paru il y a moins d’un mois. Secrétaire de rédaction c’est faire beaucoup de photocopies, disais-tu, mais c’est aussi être « gardien du temple » de Trafic.
J’ai dit que tu « corrigeais » les textes, mais ce n’est pas le mot qui convient ici, Jean-Luc. Et c’est à mon tour de te suggérer autre chose.
Tu veillais sur les textes que l’on te confiait, tu les découvrais, tu les interrogeais, tu les accompagnais.
Chacun des livres publiés par chacun des auteurs porte ainsi la trace de ton regard et de ta lecture.
Tu as entendu silencieusement tout ce qui s’est écrit.
Tu as été le lecteur des épreuves comme l’on dit, et je ne peux pas m’empêcher d’entendre cela comme une forme d’ordalie respectueuse que tu faisais passer à chaque livre.
Et quand tu venais remettre ton travail, nous savions que le livre avait traversé cette épreuve du feu grâce à toi. Parce qu’un livre c’est aussi cette traversée des obstacles, des questions, des dangers, des découvertes, de contraintes et de formes à énoncer sans lesquelles il n’y a pas de littérature.
Il y avait le rouge qui signalait d’indispensables révisions et le noir du crayon de papier pour les suggestions, qui proposaient que chacun s’interroge sur ce qu’il avait voulu écrire ou signifier.
Il y avait ton zèle inflexible pour la ponctuation des textes, ah la ponctuation ! Parfois nous en riions entre nous, à la fois stupéfaits de ton obstination et ton attention, mais sachant que ce zèle (dont tu usais, je pense, avec une affectueuse ironie) témoignait de ton amour du rythme, du souffle, de la voix d’une écriture. Je peux avouer personnellement avoir ainsi en plus de 30 ans appris à entendre ce que tu me faisais entendre de mes propres textes.
Moi j’aimais quand tu venais me dire, ces dernières années, que tu avais apprécié tel ou tel livre parce que tu en parlais toujours avec enthousiasme et modestie, parce que tu savais parfaitement ce qu’un livre représentait pour son auteur de travail, d’inquiétude, d’audace, de folie, de courage.
Et tu savais aussi reconnaître qu’un livre pouvait déjouer toutes tes attentes et guider son lecteur sur d’autres chemins qu’il n’imaginait pas.
C’était ton travail, Jean-Luc, et c’est devenu au fil des ans, livre après livre, le travail d’une folle amitié, des plus fidèles et des plus exigeantes.
Et je ne te l’ai jamais dit, pardon, mais tu étais aussi ce merveilleux traducteur de Je n’avais nulle part où aller de Jonas Mekas, de Closer, de Dennis Cooper traduit avec Thierry Fourreau, et de bien d’autres textes parus dans Trafic, et tu sais combien j’aime traduire et j’aime les traducteurs.
Toute fin novembre, passant apporter des épreuves corrigées pour en reprendre de nouvelles, tu dis t’occuper de Philippe, qui est convalescent, mais toi tu sembles aller plutôt bien. Quelques jours plus tard – début décembre — tu corriges toujours des épreuves depuis une chambre d’hôpital dont tu te réjouis de sortir rapidement. Mais tu n’es jamais revenu nous voir.
Alors merci, Jean-Luc, merci du fond du cœur. Promis, nous ne t’oublierons pas, et tous ces livres que tu as accompagnés ne t’oublieront pas.