Une heure durant, dans un collège de Saint-Denis, en banlieue parisienne, vingt-quatre élèves de sixième planchent sur l’Odyssée.
Ce texte tente de restituer la myriade d’événements intellectuels, physiques, oniriques, affectifs qui constituent la vie de ce moment dans cet espace.
Il n’y a pas de ponctuation, mais une respiration. Les phrases ou segments de phrases sont séparés par des blancs. Ils énoncent ce que font, voient, pensent ou ressentent tour à tour chacun des élèves, et leur professeur.
Une heure, c’est cours. En temps réel, la myriade de micro-événements de la vie d’une classe.
C’est une heure de cours de français, en classe de sixième, on devine en Seine Saint-Denis – les élèves se prénomment Hicham, Ozlem, Bintou, Djamal, Christelle et l’auteur, Blandine Keller, y enseigne – mais ça pourrait aussi bien être ailleurs. Une heure de contrôle sur l’Odyssée. Cyclope, Phéaciens, Achéens, Ménélas, Troie… Avant, il y a eu d’autres heures ; après, il y en aura d’autres.
Cette heure-là dure 55 minutes et 85 pages. En une vie, un professeur en effectue environ 24 000, des heures comme celle-ci, sans compter celles qu’il a passées comme élève puis comme étudiant, ni celles qu’il passe à préparer, corriger, penser. En une journée, des heures comme celles-ci, des centaines de milliers d’enseignants en vivent, et des millions d’élèves. L’école, c’est le produit de toutes ces heures et des milliards de pages. Y penser en lisant Classe, car c’est entre autres ce qui donne son prix au texte, ce qui l’inscrit dans une histoire politique autant que littéraire ; mais l’oublier aussi.
De quoi est-elle faite, cette heure de Classe ? D’une parole : phrases courtes, pas de ponctuation ni de capitales pour marquer le début des phrases, mais des blancs entre chaque élément, le temps de la respiration, de l’hésitation, à chacun d’y mettre ses intentions. Aussi : des livres qui sortent des sacs, des Bic qui courent sur la feuille, des rayons de soleil qui réchauffent et éblouissent. Et surtout : des myriades de microdécisions à prendre à chaque instant, des décisions de rien, des autorisations pour aller aux toilettes, des triches trop apparentes à sanctionner ou pas, des coups de pouce à offrir ou à refuser, c’est selon, c’est toujours selon ; et chacune de ces décisions est guettée, pesée, scrutée, provoquée, par les élèves, qui attendent que l’adulte aille à la faute, commette l’impardonnable : l’injustice.
Blandine Keller parle de « la prof » à la troisième personne mais livre ses pensées, ce qu’elle se refuse pour les élèves, laissant le lecteur dans la même incertitude essentielle qu’elle. Aucun discours en revanche sur l’« éducation » : pour la deuxième fois en un an, P.O.L prouve qu’on peut aller à l’essence de l’école sans passer par la case pamphlet ou lamento (il y a un an, c’était De Marivaux et du Loft, de Catherine Henri). Une vraie piste se trace ici pour dire l’école, celle du récit qui tient pour acquis le fait qu’un enseignant entre dans une classe pour transmettre un patrimoine, que la société est d’accord pour cela, et que la parole de l’élève n’est audible que dans le respect a priori de ce contrat qui dépasse ses acteurs : « ll n’y a pas besoin de preuve ici c’est une classe c’est pour apprendre c’est pas pour jouer au juge et à l’accusé ni pour s’entraîner au tir des boulettes. »
Emmanuel Davidenkoff, Libération
On se retrouve bien loin de tous les clichés qui courent sur l’Education nationale. À la place, on fait face à cette simple vérité éternelle : l’immense épopée humaine que représente le fait de garder une vingtaine d’enfants et un éducateur dans une pièce close pendant cinquante-cinq minutes. Blandine Keller, « qui vit et travaille à Saint-Denis », aurait-elle voulu réhabiliter le métier de pédagogue qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. On comprend mieux le titre : « Classe » renvoie autant au lieu qu’à l’exclamation admirative chère aux ados. Comme si l’auteur émettait un jugement mi-ironique, mi-provocateur sur son propre ouvrage : oui, elle a réussi un livre classe sur un sujet qui ne l’est guère.
Patrick Williams, Elle, 29 mars 2004