— Paul Otchakovsky-Laurens

« Nous nous aimons »

ou comment vivre avec le langage, l’autre sexe et le soir qui tombe

Frédéric Boyer

C’est la voix d’une femme d’aujourd’hui et parce que nous sommes tous faits des voix des autres, amies ou ennemies, anonymes ou célèbres, ce sont aussi les voix qui peuplent son existence. L’existence humaine n’est elle pas cette conversation infinie qui mêle ce que nous pensons être des vérités et des hypothèses ?

Elle s’appelle Louise. Elle découvre qu’il n’y a pas d’amour sans langage ni sans esprit. Qu’il n’y a rien de vraisemblable qui ne soit pas, d’une certaine façon, absurde.

Toute vie humaine se passe en conjectures. Une vie c’est autant ce qui aurait pu être que ce qui a été. Tout ce qui nous...

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La presse

Louise, une parisienne entre quarante et cinquante ans, a-t-elle pris un amant ou se met-elle à dérailler pour de vrai ? Autour d’elle, des voix amies qu’elle reçoit à dîner, voix plus ou moins consistantes et remontrantes s’interrogent, l’interrogent, la conseillent ou la taquinent. Elle répond parfois, évoque son père et… non pas SON mais LE Mari : l’usage constant du pronom défini pour désigner celui-ci nous arrache à la trame désinvolte du romanesque pour nous conduire vers les abstractions du monde de l’Amant avec sa mystique, sa symbolique compliquée et ses variantes (le Prince Charmant) comme rêve d’une vie meilleure.

Ce livre tire prétexte des situations les plus triviales, les plus ordinaires pour traiter de l’attachement et de sa durée, de l’amour et de la morale, du sexe et de la mort, des illusions du savoir et de la vie civilisée, de l’exténuation et de l’impossibilité du dire. Des philosophes sont convoqués, d’Aristote à Kierkegaard en passant par Kant et St Thomas d’Aquin : ils sont parfois cités dans des notes en marge, toujours titrées en gras qui constituent des propositions (dont une dite lasse) ou des relances pas toujours très honnêtes (dont une recette) mais qui suscitent pauses et méditations.

Frédéric Boyer est un auteur majeur de l’écurie P.O.L. Il a obtenu le Prix du Livre Inter en 1993 avec Des choses idiotes et douces, un vrai roman. Et il fut le maître d’œuvre (assez critiqué) de la nouvelle Bible (dite des poètes) chez Bayard. Ses titres sont toujours excellents et le sous-titre de celui-ci, qui détourne les titres des best-sellers à l’américaine, est un meilleur indicateur que la déclaration entre guillemets : c’est bien un traité de savoir-vivre qui nous est proposé, un guide hybride plein de trous, de fautes et de doutes. Peut-être pas toujours volontaires, ainsi la présence d’un espace trouant un mot pas anodin de la phrase suivante :

…l’absence, la vraie, celle peuplée de messagers silencieux (sic), d’escortes vides, d’amis partis. (p 97)

Ou l’absence du mot PAS devenu lui aussi fantomatique et silencieux dans la phrase :

…répond le fantôme en esquissant deux ou trois (sic) de danse sur une musique silencieuse (p 146)

Ce livre dérange, inquiète, trouble, taquine, irrite, exalte et stimule le lecteur ; à l’image de ceux qui nous entourent, que nous aimerions comprendre et dont nous voudrions qu’ils nous comprennent mais qui « ressemblent certains soirs à d’étranges pyramides noires symétriques, et impénétrables. » Quelques passages lumineux en sont d’autant plus inoubliables :

« Celui qui part est bizarrement condamné au bonheur par les êtres qu’il abandonne. Il a perdu le droit au malheur, au chagrin. C’est sa malédiction. »


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Est-ce de savoir qu’il a été le maître d’œuvre de la Bible de Bayard, éditions catholiques dont il est le directeur littéraire, qui fait qu’on lit les romans, essais ou poèmes de Frédéric Boyer à travers le filtre mystique ? Il y a pourtant peu d’œuvres aussi peu bégueules et aussi peu bigotes, aussi peu moralisatrices et aussi peu édifiantes. On n’est certes pas dans la tradition d’une certaine littérature humaniste ou culpabilisée, encore que la faute n’en soit jamais absente. Le seul écrivain marqué par la religion dont il pourrait se réclamer est Bernanos. Le grand Bernanos, celui de Nouvelle histoire de Mouchette. Oui, même désespoir, même tonalité cinglante et froide, même lyrisme inattendu, même profonde intériorité dans la description des événements les plus sordides ou les plus élevés.

Les deux livres qui paraissent simultanément donnent de Frédéric Boyer une image dure, noble et cohérente.

[…] Dans le récit, dont le titre, comme certains de Nathalie Sarraute, est mis entre guillemets, « Nous nous aimons » – il s’agit donc d’une réplique rapportée suivie d’un sous-titre impliquant une part réflexive importante et apparentant le texte à un véritable essai –, un personnage, Louise, jeune femme mariée, avoue une liaison adultérine qu’elle vit comme une fatalité et comme une visitation. La situation passe ainsi du registre du vaudeville à la rencontre mystique. Et l’on pense, bien entendu, au plus célèbre adultère de l’histoire des religions. Le plus surprenant est que le lecteur accepte très naturellement ce point de vue.

On quitte progressivement la scène romanesque pour s’orienter vers une zone intérieure de la littérature. Le texte se présente alors typographiquement comme certains livres de Roland Barthes, de Jacques Derrida ou d’Hélène Cixous, avec des inserts, des notules latérales, des commentaires qui adoptent un niveau d’analyse souvent philosophique. Parce que la jeune femme est nommée, Louise donc, et que la scène où l’adultère apparaît de façon évidente à des amis réunis, par un coup de téléphone inopportun, est décrite, le lecteur croit lire un roman auquel il est arraché et ramené par à-coups. C’est ce mouvement constant et fragile de va-et-vient qui rend la lecture si belle, si libre, si vivante. Sans pesanteur, malgré la solidité des approfondissements et des références théoriques.


René de Ceccatty, Le Monde, 3 septembre 2004

Et aussi

Vendredi 13 novembre 2015, mémorial par Frédéric Boyer

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Frédéric Boyer dans La Croix

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