— Paul Otchakovsky-Laurens

Happy End

Julie Wolkenstein

Le temps de ce livre se situe dans quelques années, lorsque les désordres climatiques s’aggraveront, lorsque le niveau des océans se fera menaçant.
La mer monte, grignote lentement certaine partie de la côte normande, engloutira bientôt les quelques villas perchées sur la falaise. Ce jour-là, la seule survivante des trois familles de vacanciers qui y ont partagé tous leurs étés veut voir la dernière vague. Revenue sur cette plage clandestinement, elle s’accroche à sa maison, à ses souvenirs. A ceux qui sont morts, elle prête sa voix, fait revivre les derniers instants de chacun. Leurs destins se croisent, rencontrent le sien, sa propre histoire affleure au fil des...

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La presse

Faux polar, vraie réussite


Auteur d’un essai sur Henry James, la Française Julie Wolkenstein écrit sous les auspices de dinosaures anglais sans que leur talent n’écrase le sien, qui s’affirme depuis son premier roman, Juliette ou la paresseuse (1999). À l’instar de L’Heure anglaise (2000), l’esprit de Virginia Woolf plane sur son quatrième et nouveau roman dont la citation d’ouverture appartient à La Promenade au phare. Happy End a un titre trompeur. Cette fiction ne finit pas dans la joie et n’y commence guère plus, puisqu’une femme enceinte meurt au premier chapitre après un repas dans un restaurant parisien, où sans cesse reviennent les pensées de la narratrice. Celle-ci est le dernier témoin de ce dîner qui réunissait les habitants de quatre villas jadis perchées sur une falaise de la côte normande. Avant que les images du passé ne soient elles aussi englouties, la survivante fait de ses souvenirs une digue, un barrage contre l’oubli.


Avec une conscience non pas altérée mais plutôt aiguisée sous les effets conjugués de la maladie et de l’alcool, la narratrice prête sa voix aux disparus et se présente devant le tribunal de sa propre mémoire. car cette moribonde se sent coupable dans ce faux polar (mais vraie réussite romanesque), un récit intime avec incursions dans la comédie sociale où la romancière ne laisse aucune chance aux bons sentiments.


Élisabeth Vust, 24 heures, janvier 2005



Vagues d’oubli


C’est le futur, un futur peut-être pas si lointain, mais déjà le passé s’efface. Faits et gestes, visages, destins, tout cela englouti lentement par l’oubli. Que reste-t-il des êtres quand disparaissent ceux qui les ont côtoyés, connus, aimés ? Des photos posées, des scènes ordinaires de vacances, sur lesquelles s’alignent des silhouettes imprécises auxquelles les nouvelles générations ne savent plus donner de noms – à moins qu’elles n’en aient simplement plus envie. Autant dire qu’il ne reste rien.


Cet effacement est au cœur de Happy End, le nouveau, le très beau roman de Julie Wolkenstein. Le décor lui-même, paysage familier, longtemps synonyme de jours heureux, d’insouciance, est en train de se dissoudre : en cet avenir proche, où les dérèglements climatiques ont gonflé le niveau des océans, la côte de Normandie a changé de visage. La mer a recouvert la plage, grignoté la falaise, et en dépit de leurs propriétaires, envahi les jardins et les terrasses des villas. Tout incite à penser que bientôt, les maisons elles-mêmes paieront leur tribut aux flots conquérants.
Du moins, est-ce ainsi qu’elle voit l’avenir, Éliane, seule survivante de la petite communauté humaine qui, durant trois ou quatre générations, disons le XXe siècle, les premières décennies du suivant, a occupé ces lieux : un bord de mer, quelques maisons de villégiature – Bellevue, Les Mouettes… – quelques familles bourgeoises dont les membres s’en sont allés peu à peu.


C’est par la voix d’Eliane, la survivante, que le passé prend forme peu à peu. Éliane malade, en sursis, de retour à la villa Bellevue pour attendre la mort, attendre aussi, qui sait, l’irruption de la mer au rez-de-chaussée de la maison. Sa mémoire assemble les morceaux du temps enfui, les agence comme on met en ordre les pièces désordonnées d’un puzzle : resurgissent alors Ben, Mélanie, Marie-Hélène, Michel, Jean-Jacques… Fantômes déjà que la mort prochaine d’Éliane renverra au néant.


C’est en s’attachant aux détails les plus ténus, aux gestes imperceptibles des corps et des esprits, que Julie Wolkenstein assemble entre eux ces fragments du passé. Précise, grave, sensible, profonde, elle livre ici un roman formidablement maîtrisé et attachant, impeccable.


Nathalie Crom, La Croix, 6 janvier 2005



Sur la plage abandonnée


Année après année, la mer a grignoté les rochers puis les escaliers jusqu’aux terrasses des villas normandes : de grandes maisons de vacances construites trop près de la plage pour des familles qui ont partagé là leurs étés, leurs amours d’enfance et leurs histoires de couple, avant l’érosion définitive. Aujourd’hui, Éliane revient seule dans ce lieu de villégiature où les morts ont la part belle.


Tandis que les vagues s’apprêtent à lécher les pièces du rez-de-chaussée, elle se souvient. Les repas de fête et les maladies d’Alzheimer, les promenades sur la grève et les suicides programmés, les baisers salés et les cancers qui rongent.
Julie Wolkenstein feuillette un album de photos où le noir écrase le blanc. Son roman pourtant n’est pas cafardeux : elle y saupoudre une douce nostalgie, une envie de prolonger la vie et la jeunesse trop vite effacée.

Elle aime la rouille qui s’est installée sur les volets, le sable qui crissera longtemps encore au fond des sandales et dans les serviettes humides. En parlant de ces morts qui viennent la hanter, elle raconte la vie en fuite et grappille pour nous quelques anecdotes, tel un Petit Poucet qui n’aurait que des mots pour retrouver le chemin de l’enfance et nous l’offrir en cadeau.


Christine Ferniot, Télérama, 12 janvier 2005



La vie contre la mort


Puisque leur fin est programmée, le huit personnages de Julie Wolkenstein sont en quête d’auteur. La vieille femme de Happy end raconte ce qu’elle ne sait pas.
Les crises de larmes des nouveau-nés ont-elles une signification particulière ? Elle surviennent chez les nourrissons de 2 à 4 semaines, le plus souvent fin d’après-midi, puis disparaissent vers l’âge de 3 mois. Les pédiatres avancent de multiples explications. Mais aucune n’a vraiment leur faveur. Et si ces pleurs sans douleur apparente surgissaient d’un éclair de lucidité trop brûlant pour pouvoir s’éterniser en nous ? La mort soudainement entraperçue au bout de la vie. Et puis vite, très vite, la ronde sociale, pour oublier ça.
Happy end est un roman sur l’irrémédiable et l’irracontable. La seule chose dont on soit sûr : le temps nous est compté. Julie Wolkenstein y parle de la mémoire trouée de toutes parts comme un vieux chandail ; des lieux aussi vivants que les êtres, si ce n’est plus ; de la force infinie des petits plaisirs de rien du tout, des confidences semblables à des coquillages découverts à marée basse. Elle raconte, comme elle le fait dans chacun de ses romans, tout et rien. Les anicroches et les trouvailles formant la matière même d’une vie. L’auteur de L’Heure anglaise (P.O.L, 2000) mêle une multitude de tons entre eux au point de les rendre indiscernables les uns des autres. On ne saurait dire si Happy end est une comédie ou une tragédie.


Tout se déroule autour de quelques maisons secondaires situées sur la côte normande. On y vit durant l’été de manière joyeuse et insouciante. Les changements de température, les bains de mer revigorants, les serviettes colorées. On se rend visite les uns aux autres ; on mange des crevettes grises accompagnées de vin blanc ; on épie les nouveaux venus ; on regarde les enfants faire des bêtises ; on plonge dans l’eau froide quand le désir s’en fait sentir. On essaie en fait d’oublier que l’eau monte et que la mort arrive. Que tout ça n’aura qu’un temps. Que tout ça n’a eu qu’un temps.
Car aujourd’hui une vieille femme, seule survivante de trois familles de vacanciers, s’acharne à faire revivre êtres et choses. Les amours, les drames, les combats, les bonheurs. Il y a ce qu’elle sait (et c’est bien sûr le moins important, des gestes et des discours à foison) et il y a ce qu’elle ne sait pas ( et c’est bien sûr les plus important, des motivations et des émotions aux eaux troubles). Mais, en fait, peu importe. Elle raconte, invente, creuse, ment. Fait œuvre d’écrivain.
Elle donne sa version des morts et des vies. On est bien obligé de la croire. Il n’y a plus qu’elle.


La construction de Happy end est complexe. Jeux ardus sur les temps, mort programmée des huit personnages, restitution d’une atmosphère gris-bleu, plongée dans l’intériorité des êtres. Qu’est-ce que l’autre ressens ? Qu’est-ce que l’autre pense ? On est dans l’insaisissable. On est dans le volatile. Julie Wolkenstein excelle à raconter à mi-voix les éclat de vie. Elle possède une écriture au compte-gouttes. Chaque mot semble mesuré. Son style tombe juste. C’est à la fois nerveux et nuageux. Elle aime mettre en scène des rencontres des mystères, des maladies, des revirements, des générations. La vie concrète La vie secrète. Bulle bourgeoise piquetée de tous côtés par l’ironie. On ne sait pas bien quelle dose d’humour ou de sérieux se cache derrière le titre. Mais peut-être est-ce après tout une fin heureuse que de mourir dans le combat, toujours attachée aux êtres et aux choses ? Car la vieille femme malade de Happy end veut finir ses jours dans sa maison. Souvenirs vivaces, plaisirs rituels, mer proche, silence apaisant, silhouettes familières. Elle tient bon. Il suffit de la regarder. Elle réussit à allumer une cigarette dans le vent.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 23 janvier 2005



L’atmosphère anglaise qui convient si bien à ses romans, Julie Wolkenstein la transpose cette fois sur la côte normande : la petite communauté constituée par trois familles propriétaires de villas secondaires menacées par la montée du niveau des mers décide de faire appel à un géologue de renommée internationale pour tenter d’éviter la catastrophe. Un repas les réunit à Paris, au bord de la Seine, et une des jeunes femmes, enceinte, est décapitée par une voiture en sortant dans la neige et sur le verglas. Elle est la première à disparaître : ce récit égrène la longue litanie des morts et retrouve la tradition des conteurs pour lesquels l’évocation d’un mort est l’occasion de faire son portrait et de célébrer sa vie.


La voix qui présente ici tour à tour, Mélanie, Ben, Marcel Trezinski, Yvette, Jean-Jacques, Michel, Marie-Hélène, avec émotion mais sans jamais transformer le drame en tragédie, est celle de la dernière survivante : elle attend la mort mais aussi la vague qui emportera les maisons et balaiera les dernières traces de leur vie estivale où l’on circulait librement entre les maisons en se démarquant des habitants du pays qui, eux, devaient sonner à la porte avant d’entrer. Un univers où l’on partageait apéritifs, sorties à la voile, fondues de poireau mais aussi l’angoisse des maladies et des suicides, les joies et les peurs des maternités, les secrets des ruptures et de certaines origines. L’existence des ces bourgeois privilégiés renaît au présent d’une écriture dont la fluidité classique épouse l’ampleur des vagues rythmant cet univers avant de l’engloutir. La citation de La Promenade au phare de Virginia Woolf placée en exergue insiste sur le pouvoir de la plume de l’écrivain comme dernier rempart avant l’effondrement « dans des abîmes d’obscurité » et la disparition dans « les sables de l’oubli : « la fête est finie » conclut le livre, mais c’est une happy end assure son titre !


Aliette Armel Le Magazine Littéraire, février 2005



Au péril du temps et de la mer


Il ne faut jamais sauter la citation placée par un romancier en tête de son histoire. Elle est toujours un signe, elle marque une intention, nous guide. Julie Wolkenstein (que je suis tenté d’appeler « Julie W. ») inscrit vingt lignes de l’autre Miss W., la grande et pathétique Virginia Woolf. Vingt lignes ! C’est presque un programme, en tout cas une référence et une révérence. L’œuvre de Miss Woolf, on le sait, fut écrite sous le signe de l’eau. Les Vagues, La Promenade au phare. En 1941, quand elle jugea son heure venue, elle s’allongea dans une rivière presque asséchée et attendit le bon vouloir de la mort. Cette vie douloureuse, vibrante, orgueilleuse et modeste à la fois, a laissé un sillage lumineux. Julie Wolkenstein a choisi pour introductrice cette lumière dans la pénombre.


Quelque part dans la baie de Granville et du Mont-Saint-Michel, trois grandes villas ont été construites au péril de la mer. Au péril du vide aussi, car les vagues grignotent peu à peu la falaise. Elles sont condamnées à l’écroulement inéluctable. Pendant très longtemps, trois familles ont passé ici toutes leurs vacances : estivants, Parisiens, vacanciers chics en tenue de bourgeois maritimes. Bermuda, shetland, prénoms à la mode. Sur les terrasses, on s’invitait « à la bonne franquette » à boire du sancerre en croquant des « petites grises ». Voilà, je tiens là une des très jolies réussites de ce roman : on y reconnaît le goût du vin, on y sent le sable omniprésent sous les rafales de vent. Les années vont passer, elles ont passé, et la mort. Un peu de la vie indestructible sera détruite. Un jour, il ne restera du bonheur qu’un petit tas de pierres : « Une maison, ici ? Tu rêves !»


Volontairement j’ai laissé de côté un détail : l’action du roman se passe « dans quelques années » : le niveau des océans a monté et une énorme vague va en finir avec la falaise, les villas, la mémoire. Oui, c’est à n’y pas croire : le 26 décembre dernier, on venait tout juste de « rouler » la première édition de Happy End – quand la vague… les coïncidences font partie du miracle romanesque. Comment mettre la machine en marche ? Voici Éliane, à la fois dernier témoin et narratrice capable de jouer tous les rôles des disparus. Ainsi tenu par une « carcasse » savante, le roman peut prendre forme et force. Traitant un sujet fragile, vite et à jamais marqué par la moindre lourdeur, Happy Endpouvait tourner mal ou bien, il suffisait d’un rien. Ce rien a joué en faveur de Julie W. Elle a réussi l’été, la lumière capricieuse, les maillots humides encore pour le bain de minuit, les mayonnaises qui tournent. Tout le roman compose un seul minutieux paysage. On entend une seule voix, celle d’Eliane imitant les autres, animant ce théâtre d’ombres. On devine un arrière-pays vaguement fantastique à cette histoire ordinaire, mais le fantastique est dû peut-être à la grande vague surgie aux antipodes alors que cette histoire était déjà inventée, racontée, imprimée. Reste le trésor commun à tous les romans de la mémoire, du Temps, de la récréation du monde. Quel trésor ? Cette qualité inusable de nostalgie. De vieilles villes qui s’enfoncent et s’effritent : ce n’est pas tout à fait un roman. Des couples qui se font et se défont, non plus. Pour qu’il y ait roman il faut que passe le flux du Temps, comme dans les récits de Miss Woolf ; il faut que la prose glisse, secrète comme un poisson dans l’eau, et que les mots fassent entre eux ces jeux, palpitent, murmurent. On en est sûr : Mrs Dalloway est partie marcher quelques pas en direction du phare ; on espère qu’elle n’aura pas de pluie.


François Nourissier de l’académie Goncourt,Le Figaro Magazine, 5 février 2005



Sous le sable mouvant


Julie Wolkenstein possède l’art de mener son lecteur en bateau, d’ailleurs, Happy End, comme Colloque sentimental, est une histoire d’eaux menaçantes. La romancière a également le talent, comme la marée qui rend les paysages réversibles, d’alterner le chaud et le froid, d’oser les changements de tons, de mêler l’infime et l’infini. De raconter, par exemple, le plaisir de déguster des crevettes grises dans une maison du bord de mer, mais aussi la certitude fulgurante qu’on va tous mourir un jour ? Ajoutez à cela le don des titres subtils et… retors, comme cet intriguant Happy End d’un roman pas si happy que ça, tout dépend de quel point de vue on se place, et il y en a toujours à foison chez Julie Wolkenstein. Qu’on ne se méprenne pas : élevée dans la littérature anglaise, spécialiste de Henry James, cette lumineuse normalienne est une des rares romancières à tordre le cou à la narration, sans jamais sacrifier l’intrigue à ses subtilités. Le premier chapitre est un modèle, de ceux qui, en même temps qu’ils saisissent à la gorge, posent les nœuds de l’histoire pour mieux emberlificoter le lecteur. On est dans un restaurant parisien, à un dîner raconté par Mélanie. La jeune femme a un bras en écharpe, une prétendue foulure qui cache, en fait, une expérience : « J’attends un bébé handicapé et je teste sa vie pour savoir si elle vaut la coup. » Mélanie, qui vient d’apprendre que l’enfant qu’elle attend n’a qu’un bras, est dotée, par cette terrible nouvelle, de la distance nécessaire pour commenter la soirée avec le regard d’une extralucide. Autour d’elle, est réunie, une assemblée hétéroclite de gens soudés par leurs propriétés de la côte normande et leurs étés partagés. Leurs maisons sont en danger, menacées par la vague de trop. Comment lutter ? Mélanie flotte un peu quand l’« envahit soudain cette conscience, cette évidence de leur mort tous […] quelles injustices se préparent (« Il n’avait pas soixante-dix ! »), quelle préséance sera respectée par hasard, le contraire d’un générique, imprévisible : et voici par ordre de disparition. » Julie Wolkenstein fauche alors un à un les participants, nous faisant vivre leurs dernières heures, avant, par une nouvelle pirouette, de les mettre en scène, bien vivants dans les souvenirs d’Eliane, seule survivante du groupe. Après avoir commencé par la fin, Wolkenstein raconte, avec le regard de fine entomologiste qu’on lui connaît, le début : les étés dans ces maisons de vacances, les grains de sable incrustés dans les cuisses, les liens qui se tissent entre les familles, les régates et les bains de minuit. Que restera-t-il de ces moments-là quand les maisons auront été englouties ? Une chose est sûre, rien ne dure, et la grande force de Happy End est de nous dire, au travers de nos existences familières, comme nos vies nous sont comptées. Futé et affûté, moins anglais et peut-être plus personnel, plus Virginia Woolf que Henry James, Happy End donne du vague à l’âme.


Olivia de Lamberterie, Elle, 14 février 2005



Sable émouvant


Happy End est un roman réversible, à l’image du sablier qu’on retourne : les personnages y sont vus tantôt dans leur vécu, leurs pensées, leurs amours, tantôt dans la postérité incertaine qu’ils abandonnent au souvenir des autres, de ceux qui restent. On pourrait même dire qu’ils nous apparaissent de façon simultanée ou indifférente dans les deux compartiments de sablier humain, la vie et la mort, l’anthume et le posthume, dans un va-et-vient que rien ne traduira jamais mieux que « la mer, la mer toujours recommencée » de Paul Valéry.
Julie Wolkenstein a un talent très particulier pour installer ses romans (celui-ci est le quatrième) dans l’atmosphère mélancolique des villégiatures balnéaires. Après le très réussi Colloque Sentimental, huis clos d’universitaires en congrès dans une petite ville de la côte atlantique, Happy End est un exercice de style aussi éblouissant que riche en émotions violentes sur l’inexorable fuite du temps, observée depuis les villas assiégées par les flots de la côte normande.


Cette menace d’engloutissement, qui fait la trame d’angoisse de Happy End, on l’exprime dans la région d’une formule. On ne parle pas de la mer. On ne parle que du sable., et pour dire qu’il « remonte ». La scène se passe dans quelques années, quand le niveau des océans aura monté et déversé ses tonnes d’oubli. Ses dunes abrasives dans les jardins de famille, effacé out ou presque autour d’Eliane, revenue seule sur les lieux d’un paradis aux relents d’épaves et d’amertume, théâtre vide où passent les fantômes d’une communauté éteinte, l’enfant handicapé, le climatologue louche, la femme fauchée à la fleur de l’âge Ils s’appellent Jean-Jacques ou Marie-Hélène, c’était la génération des traits d’union, comme si l’on pressentait de la rupture en eux, une harmonie défaite, des liens à réparer.
Le sable omniprésent pique la phrase au vif comme il crisse au fond des sandales, des serviettes humides, dans les gonds des volets, sur les vitres encrassées de sel, comme il s’insinue dans les préjugés et s’invite aux repas d’amis, il est chez lui partout. Le sable c’est la termite des résidences secondaires, des années qui tournent, des étés perdus c’est l’escarbille volée au temps qui passe. Le lecteur a souvent les yeux rougis, sûrement pour ça.


Jean-Louis Ézine, Le Nouvel Observateur, 17 février 2005



Tout doit disparaître !


Accidents, inondations, suicides : dans Happy End, Julie Wolkenstein brode avec brio et légèreté sur le thème de la fin.


Attention, danger d’effondrement. C’est ainsi que l’on pourrait résumer le quatrième livre de Julie

Wolkenstein : un long processus de destruction, de vies fracassées, de terrains qui s’affaissent, de maisons qui s’écroulent… Le roman de la chute, en somme. Avec ce titre en forme d’antiphrase ou de clin d’œil espiègle, Happy End.
Le lecteur n’est pas dupe. Il sait bien qu’à la fin, comme en période de soldes, « tout doit disparaître ». Il le pressent dès le premier chapitre. Ce qu’il ignore, c’est la façon implacable dont Julie Wolkenstein va méthodiquement éliminer ses personnages les uns après les autres. Un peu comme si elle s’amusait à transposer les Dix petits nègres sur la cote normande.


Un polar ? Pas exactement. « Pour l’instant, je me contente d’utiliser les techniques du roman policier, note cette universitaire de 37 ans, qui enseigne la littérature comparée à l’université de Caen. À l’étranger, on a qualifié mes livres de thrillers littéraires. C’est une étiquette qui me convient assez bien. »


Destins improbables


Thriller psychologique, Happy End est aussi, selon son auteur, un « roman d’anticipation consacré au passé. » Expliquons-nous : l’intrigue se situe dans quelques années, lorsque le réchauffement de la planète et la fonte des calottes polaires auront fait monter le niveau des océans de façon telle que la mer menace d’engloutir les villas perchées sur la falaise qui forment le décor de ce livre. Ce jour-là, la dernière survivante des trois familles qui ont passé là tous leurs étés décide de venir « voir la dernière vague ». Elle mourra dans sa maison submergée par les eaux, non sans avoir raconté auparavant les destins improbables, les histoires croisées et les secrets de tous ceux qui l’y ont entourée.


Accidents, décapitation, suicide, maladies foudroyantes ou dégénératives, Julie Wolkenstein brode avec brio – et une forme assez visible de jubilation – sur le thème de la fin. Le sable qui remonte, les maisons promises à l’engloutissement, la planète qui s’abîme : la vie est une lutte contre « la promiscuité marine ». Et tout ce qui pourrait symboliser la vitalité, l’insouciance, la joie est condamné d’avance : même sur le lieu de vacances, ces familles bourgeoises parisiennes sont confites dans l’aigreur et la mesquinerie, le refus de l’étranger, la xénophobie. Les femmes enceintes attendent des bébés probablement handicapés. Les nourrissons eux-mêmes sont traversés par l’angoisse de la mort. Voyez les pleurs du crépuscule, que les scientifiques ont tant de mal à expliquer : « Moi, j’ai ma petite idée, confie l’un des personnages. J’ai toujours attribué ces dernières à une maturité éphémère, une conscience anticipée, puis oubliée vers l’âge de trois mois, de leur mortalité, à cette lucidité qu’ont les nouveau-nés, avant que nous ne les conformions à nos illusions de sécurité, d’optimisme, d’éternité. »


Le plus étonnant, c’est que le lecteur, lui, ne tire de ces pages aucun sentiment d’oppression. Au contraire, il y a chez Julie Wolkenstein une manière d’effleurer sans peser, d’écrire par petites touches, comme en se jouant. Après Juliette ou la paresseuse, L’Heure anglaise et Colloque sentimental (POL, 1999, 2000 et 2001), Happy End est le dernier roman dans lequel, dit-elle, elle s’est « sentie le plus libre », « J’écrivais comme si j’entendais des voix et je les restituais telles quelles, de la façon la moins académique. »


Julie Wolkenstein – qui a publié il y a quelques années une thèse sur Henry James (éd. Honoré champion) et considère Virginia Woolf comme un « modèle absolu » – se dit très influencée, aujourd’hui, par la littérature contemporaine de langue anglaise : par David Lodge ou Alison Lurie (dont la marque était visible dans Colloque sentimental), mais aussi par Anita Brookner, John Irving, Ruth Rendell ou P.D. James. « Prenez Anita Brookner, par exemple. J’admire la façon dont elle réussit à faire naître une émotion avec des choses très tenues, des personnages à qui il n’arrive rien. A faire de l’attente de l’événement ou du non-événement quelque chose de dramatique et d’intense. A faire du ratage même in élément romanesque… »

Anglo-saxonne aussi, sa manière de procéder par allusions – un faisceau d’indices qui finissent par se recouper très tard dans le livre. A se recouper, du moins en théorie. Car, « On ne sait pas tout à la fin », remarque-t-elle en souriant. « D’ailleurs, moi-même, en tant que lectrice, je ne suis pas sûre d’avoir envie qu’on me donne toujours et absolument toutes les clés… »


Florence Noiville, Le Monde, vendredi 18 février 2005


Et aussi

Julie Wolkenstein Prix des Deux Magots

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